Le choix d'une politique économique
Le Figaro
28 novembre 1958
Réunis à Paris au début du mois, les
représentants des instituts européens de conjoncture ont porté sur
la situation présente un jugement unanime. En aucun pays, ils n'ont
aperçu des signes de reprise. En Grande-Bretagne et en France, la
production industrielle est en déclin. Une légère reprise s'est
annoncée aux Pays-Bas et, à un moindre degré, en Italie. Il est
vrai que nulle part on n'observe un ralentissement qui mériterait
le nom de crise. La stagnation ou le ralentissement n'excluent pas
un niveau élevé d'emploi. Aux États-Unis, la crainte que la
récession se transmette en une véritable dépression s'est dissipée.
Cependant, les conjoncturistes européens concluent sur les mots
suivants: "Le gisement des économies européennes sur une pente
déclinante, même si la vitesse en reste modérée, apparaît comme une
perspective économiquement - et même socialement et politiquement -
difficile à admettre."
Alors que les experts privés recommandent
des mesures en vue d'une relance de l'économie, beaucoup des
experts plus officiels insistent sur les exigences de la lutte
contre l'inflation. Prenons le cas de la France. Dans la brochure
récemment publiée par l'O.E.C.E., les économistes du château de la
Muette terminent sur des conseils de prudence. La stabilité des
prix, écrivent-ils, reste précaire. "Il existe un danger réel que
de fortes pressions s'exercent pour atténuer les restrictions de
crédit au profit des branches de l'activité touchées par une
diminution de la demande… Le risque d'une reprise de l'inflation
n'est pas écarté et le premier impératif de la politique économique
reste d'empêcher une augmentation de la demande intérieure."
Mercredi dernier, notre confrère
Le Monde
, M. Chalandon, membre du comité central de l'U.N.R., prenait avec
éclat position en faveur de la thèse contraire. Et il terminait sur
une formule plus éloquente qu'éclairante: "Les charges qu'impose à
la France sa volonté de rester une puissance mondiale l'obligent à
escompter sans cesse l'avenir."Pour voir clair, il convient, me
semble-t-il, de faire la discrimination entre la politique suivie
par les États-Unis, celle adoptée par les autres pays d'Europe et,
enfin, celle de la France au cours de ces dernières années. Je
continue à ne pas être convaincu que les mesures restrictives
prises par les autorités monétaires outre-Atlantique aient été
judicieuses. Sous prétexte de juguler l'inflation, on a brisé le
boom. Au bout de quelques mois, afin de combattre la récession, on
a consenti à un énorme déficit budgétaire et on a pallié les
défaillances de l'investissement privé par des investissements
publics. On peut se demander si l'expansion américaine
d'aujourd'hui n'est pas, à bien des égards, plus malsaine et plus
chargée de périls inflationnistes que celle que l'on a
volontairement freinée en 1956-1957.
Le cas de la France est doublement
différent. D'abord, l'économie française n'est pas "dirigeante" et,
à moins de s'isoler, elle doit s'adapter à la conjoncture mondiale.
Ensuite, nul expert, qu'il soit public ou privé, "inflationniste"
ou "déflationniste", n'aura pu approuver la politique délirante des
années 1956-1957. La liquidation des réserves de devises pour
financer l'expansion, la stabilité des prix maintenue
artificiellement en dépit de l'excès de la demande intérieure,
cette conduite des affaires que nous avons si souvent déplorée ici
même devait se payer. La récession ou le ralentissement de
l'économie est le début de ce payement douloureux.
Est-il à craindre que la récession
s'aggrave et que le prix soit trop élevé pour la Ve République
commençante? Ces craintes ne sont pas sans fondement. Est-il
possible pour la France de rejeter les conseils des experts
européens et de se lancer seule dans une politique de relance? Je
n'en suis pas sûr, ou, du moins, des réponses devaient être données
d'abord à quelques questions.
La France entrera à la date convenue du 1er
janvier dans le Marché commun. Or elle a, jusqu'à présent, maintenu
la plupart des restrictions aux importations. Les partisans de la
relance devraient préciser si les mesures qu'ils envisagent seront
compatibles avec une libération des échanges ou s'ils recommandent
une expansion à tout prix protégée par des murailles de
contingents. Les derniers chiffres du commerce extérieur sont
favorables et révèlent un quasi-équilibre. Juge-t-on que cette
amélioration soit indépendante de la déflation et résisterait à un
renversement de la conjoncture? À supposer que l'on s'efforce de
maintenir l'activité de certaines industries (sidérurgie, chimie,
construction électrique, automobiles), comment assurer la
limitation de la demande privée? Enfin, si la relance creusait un
nouveau déficit des comptes extérieurs, sur quels prêteurs
étrangers peut-on compter?
Aucune de ces interrogations ne représente
une objection irréfutable. Toutes ensembles devraient au moins
poser une question fondamentale: si aucune reprise ne s'amorce dans
les autres pays d'Europe, la France, après avoir été plus loin dans
la voie de l'inflation que ses partenaires, peut-elle aussi prendre
l'initiative de la relance?