Les Trusts. Légendes et Réalités
Réalités
août 1950
Trusts, cartels, ententes sont de nouveau à
l’ordre du jour: le parlement français est saisi d’un projet de loi
qui tend à réglementer les ententes; le pool charbon-acier proposé
par M. Schuman combattra le malthusianisme propre aux grandes
concentrations industrielles, disent ses partisans; il ressuscitera
les anciens cartels, disent ses adversaires. Aux États-Unis les
lois anti-trusts sont invoquées contre Dupont de Nemours. Le sujet
est si complexe, il éveille tant de résonances politiques, il pose
des problèmes qui touchent de si près à la structure même de
l’économie moderne qu’il est difficile au profane de se former une
opinion objective sur les dangers réels que la puissance
industrielle concentrée en quelques mains peut faire courir au
consommateur et au citoyen. Le terrain est ici déblayé pour la
première fois. Et l’étude que l’on va lire doit permettre d’aborder
la discussion avec des idées plus claires, mieux ordonnées, avec un
sens plus vif et pleinement objectif du réel.
Peu de mots du langage économique sont
aussi chargés de passion que celui de trust. D’origine étrangère,
de signification équivoque, il se prête admirablement au rôle que
les idéologies politiques lui réservent. Il désigne des puissances
redoutables et mystérieuses qui, à en croire les propagandes
intéressées ou les convictions naïves, régneraient sur le sort des
simples mortels, choisiraient les figurants chargés d’occuper le
devant de la scène et finalement décideraient de la paix et de la
guerre.
Les trusts sont entourés d’un halo de
légende, mais ils n’en sont pas moins une des réalités maîtresses
de notre époque. Les grandes entreprises issues de la fusion ou de
la liaison organique et financière d’entreprises naguère
indépendantes, dans un nombre croissant de branches industrielles,
tiennent une place considérable. Or, au sens précis et rigoureux,
le trust se caractérise simplement par les deux traits que nous
venons de relever: solidarité financière des compagnies
participantes, dimension de la compagnie résultante. Ajoutons-y un
troisième trait: l’unité de direction.
Dans l’usage vulgaire, le mot trust a fini
par couvrir non seulement n’importe quelle entreprise de grande
dimension mais aussi n’importe quelle pratique par laquelle les
producteurs parviennent à fausser ou à paralyser le mécanisme de la
concurrence. Il est absurde d’appeler Ford aux États-Unis ou
Michelin en France un trust; l’une et l’autre société sont nées des
efforts d’un entrepreneur, elles se sont développées grâce aux
succès de ce pionnier, maintenues et élargies sans sortir de la
famille du fondateur. La société mère crée des filiales mais
n’absorbe pas de concurrents.
L’assimilation, inadmissible en un langage
rigoureux, n’a pas moins une certaine justification. Les problèmes
que pose la
General Motors
, trust issu de la fusion de multiples sociétés, qui conserve le
contrôle financier d’autres compagnies, sont, pour une part,
semblables à ceux que pose la Ford Co.Plus erronée encore est la confusion entre
trust et cartel. L’entente entre les sidérurgistes français,
allemands, belges, luxembourgeois sur la répartition des marchés,
la fixation des prix laisse intacte l’indépendance des entreprises.
Le cartel est un traité d’alliance entre égaux. Les trusts naissent
le plus souvent de la victoire d’un fort sur des faibles. Ceux-ci
portent témoignage de la volonté de puissance qui anime certains
capitaines d’industrie. Celui-là témoigne de l’esprit
d’accommodement et de sécurité qui incline les producteurs à
préférer les compromis à la lutte, le partage des marchés à la
concurrence ouverte.
Cette opposition classique est, en partie,
valable mais elle aussi méconnaît certains aspects d’un monde
complexe. Entre les trusts et les cartels, il y a des formes
intermédiaires. Les Konzerne allemands, les consortiums ou les
groupes français n’aboutissent pas à la fusion totale, mais ils ne
maintiennent pas non plus l’autonomie entière des sociétés
participantes. Même si nous faisons abstraction de ces formations
intermédiaires, on constate en fait que souvent les branches
dominées par un petit nombre de grandes entreprises sont celles où
la production et surtout la distribution sont plus ou moins
réglementées par des ententes.
Le trust devient ainsi le symbole d’une
phase nouvelle du capitalisme, celle que l’on appelle capitalisme
des monopoles. Et, du même coup, surgit l’interrogation que les
sociétés d’Occident formulent à l’adresse de leur propre histoire.
Le mouvement vers les formes gigantesques ou collectives de
l’organisation économique est-il irrésistible? Quels sont les
ressorts de ce mouvement? Quelles sont les possibilités de la
résistance à ce destin réel ou supposé?
Les États-Unis passent pour la patrie
d’élection des trusts. Ils sont, en tout cas, celle du «big
business».
En 1909, les deux cents plus grandes
sociétés possédaient un tiers de tous les actifs, elles en
possédaient 48% en 1929, 55% au cours des dix années suivantes. Les
sociétés qui réalisaient plus de 5 millions de dollars de bénéfice
net touchaient, en 1918, 34,2% du montant total des bénéfices nets
encaissés par les entreprises de production. Cette proportion monte
à 46,1 en 1929 et retombe au-dessous de 30% durant les années de
crise, mais dès 1934 elle dépasse 50%. En revanche, les petites
affaires qui faisaient moins de 250.000 dollars de bénéfice net
touchaient encore en 1918 23,4% du montant total des bénéfices
encaissés. Le pourcentage en 1942 n’est plus que de 11,1%.
De juin 1940 à septembre 1944, des contrats
totalisant 175 milliards de dollars furent passés avec 18.539
sociétés. Deux tiers de ce total furent attribués aux cent plus
importantes sociétés (30% aux dix premières sociétés, 12% aux dix
suivantes, 7% aux dix suivantes). En 1944, les affaires employant
plus de 500 employés représentaient 2% du nombre total des firmes
américaines; elles employaient 62% de la main-d’œuvre totale. La
concentration a augmenté dans les industries travaillant pour la
guerre, plutôt diminué dans les autres. En 1945, les 250 premières
sociétés détenaient un actif de moyens de production égal au total
des actifs de toutes les sociétés américaines. En 1939, elles
contrôlaient 97% des moyens de production dans la sidérurgie, 88,9%
dans les constructions navales, 78% dans l’aéronautique.
Rien n’est donc plus incontestable que le
mouvement de concentration dans l’économie américaine. Faut-il dire
que la loi de la concentration telle que l’avaient proclamée les
économistes de la première moitié du XIXe siècle s’est
effectivement appliquée et que les conclusions qu’en avaient tirées
les marxistes ont été ou seront confirmées? On ne saurait répondre
à une telle question par un oui ou par un non brutal. De multiples
études et distinctions s’imposent.
Il convient d’abord de distinguer
concentration
technique
et concentration
financière
, ou encore les dimensions des sociétés et les dimensions des
unités de production. À n’en point douter, il y a des branches
industrielles, sidérurgie, automobile, où l’unité optimum de
production, au point de vue technique, est très vaste. Mais il ne
s’agit pas là d’une loi générale; les statisticiens ont poursuivi
des études, dont nous n’avons pas l’équivalent en France, sur la
productivité du travail selon la dimension des entreprises. Il y a
sans doute, dans tous les secteurs, une diminution minimum
au-dessous de laquelle une perte de productivité est inévitable,
mais il y a aussi une dimension maximum au-dessus de laquelle les
frais généraux, les difficultés d’administration d’affaires qui ne
sont plus «à l’échelle humaine» dépassent les profits attendus de
la rationalisation. Ici, le gigantisme n’est ni la règle ni la
fatalité.Même aux États-Unis, le degré de
concentration varie selon les secteurs. 89% des ouvriers de
l’automobile travaillent dans des firmes de plus de 500 ouvriers;
la proportion tombe à 78,3%, dans les tabacs, 66,2% dans les
textiles, 58,8% dans les métaux non ferreux, 49% dans les
industries chimiques, 28,7% dans les imprimeries, 24,4% dans
l’ameublement, etc.
Ces proportions seraient sensiblement
réduites si l’on considérait les usines et non pas les firmes. De
même on montrerait aisément que la loi de concentration a joué de
manière inégale selon les pays.
En une analyse superficielle, on aperçoit
au moins deux causes tout autres de la concentration, l’une est la
nécessité de rationalisation technique, l’autre est la volonté de
puissance des chefs d’entreprises. Il est incontestable qu’en
matière d’automobiles ou de pétrole, l’importance des capitaux ou
des équipements indispensables exige de grandes unités. Mais quand
on considère les huit groupes financiers qui à eux seuls contrôlent
cent six des deux cent cinquante plus importantes entreprises des
États-Unis on ne découvre pas la moindre nécessité technique. Le
groupe Morgan compte quarante et une des deux cent cinquante plus
importantes sociétés, douze affaires industrielles (dont la
United Steel Corporation
), des compagnies minières, douze entreprises de services publics;
manifestement de tels groupes pourraient être dissous sans menacer
la prospérité d’aucune affaire particulière. Mais l’objection la
plus grave à l’interprétation marxiste ne tient pas au fait que la
loi de concentration joue tout autrement selon les secteurs
(commerce, agriculture) et les pays. L’essentiel est que les
conséquences sociales qu’en attendait Marx ne se sont pas
produites. On imaginait une minorité de possédants et une masse
énorme de prolétaires uniformisés par la misère. La réalité se
trouve différente.Prolétarisation et paupérisation n’ont été
ni aux États-Unis ni en Europe occidentale le résultat du
développement capitaliste. Le salaire réel des ouvriers a augmenté,
le progrès technique a introduit à l’intérieur du prolétariat des
distinctions croissantes entre le manœuvre et l’ouvrier qualifié, à
la limite du petit ingénieur. Le nombre des employés, ingénieurs,
contremaîtres ou dessinateurs, membres des bureaux de recherche a
considérablement augmenté, de telle sorte que les vastes
entreprises représentent aujourd’hui une sorte de microcosme social
où l’on rencontre tous les intermédiaires entre le prolétaire et le
capitaliste. De même, à l’intérieur de la société, les activités
tertiaires, commerce, banques, professions intellectuelles,
absorbent une quantité croissante de la main-d’œuvre. Les
industries de transformation occupent en un pays comme les
États-Unis moins de la moitié de la main-d’œuvre totale, et cette
proportion va déclinant avec le progrès économique. Enfin, s’il est
vrai que les grandes entreprises dominent les systèmes de
production, elles suscitent autour d’elles, à titre de
sous-traitants ou de points de distribution, de multiples
entreprises minuscules et vivantes (que l’on songe aux colosses qui
fabriquent les automobiles et aux garages, ateliers de réparation,
pompistes, fabricants d’accessoires).
Probablement, les deux pays d’Occident où
la concentration a été le plus poussée sont les États-Unis et
l’Allemagne: l’un et l’autre comptaient des groupes intermédiaires
au moins aussi nombreux que le prolétariat industriel.
La loi sociale de différenciation réduit
singulièrement la portée politique et historique que l’on
attribuait à la loi économique de concentration
.Trusts ou encore grandes unités
constituent-ils un obstacle réel au fonctionnement du mécanisme du
marché? Au cours de ces dernières années on est passé de la
polémique ou de l’impressionnisme à l’étude scientifique. On a
multiplié les analyses; les unes, théoriques, s’attachent aux
diverses formes de la concurrence imparfaite, les autres,
empiriques, à l’organisation effective des marchés. Personne ne met
en doute que la concurrence telle que la représente la théorie
classique, la concurrence entre un nombre tel d’acheteurs et de
vendeurs qu’aucun ne soit en mesure à lui seul de modifier
sensiblement le prix, n’est qu’un cas limite, jamais réalisé. Les
marchés réels sont à des degrés divers des marchés
imparfaits.
Les trusts sont-ils plus qu’un facteur ou
un exemple de l’imperfection des marchés? Règnent-ils
souverainement? Les faits recueillis ne justifient guère un tel
jugement. Il est presque sans exemple qu’un trust à lui seul fasse
la loi. Il y a fréquemment entente implicite ou explicite entre les
grandes entreprises: il est aussi des cas de bataille au couteau.
La
United Steel Corporation
influe évidemment par ses décisions sur les prix de l’acier, mais
elle n’a même pas toujours utilisé son pouvoir dans le sens de la
hausse. À coup sûr, la concentration économique modifie l’économie
des marchés. Probablement le changement le plus grave est-il celui
qu’amènent les énormes immobilisations de capital. Un outillage
fait pour fabriquer une certaine quantité de produits cesse d’être
rentable si, faute de débouchés, on prétend ralentir la cadence,
mais il n’est même pas démontré que les grandes entreprises
s’adaptent plus difficilement que les petites aux alternances de la
conjoncture ni que les transferts de moyens de production soient
empêchés par le volume, physique ou financier, du capital
fixe.Que les entreprises détentrices d’un
monopole ou d’un quasi-monopole aient profité de leur position,
plus d’une fois, pour limiter la production afin de maintenir les
prix et de grossir les bénéfices, rien de plus certain. Que les
ententes aient, elles aussi, pratiqué une politique de prix peu
conforme aux intérêts des consommateurs, parfois même funeste à
l’économie tout entière, on en conviendra volontiers. Dans les
années de crise, entre 1929 et 1933, les prix cartellisés en
Allemagne étaient artificiellement soutenus, ce qui empêchait de
fonctionner les mécanismes normaux d’assainissement.
Mais on aurait tort de croire que les
ententes sont en général toutes puissantes. À l’intérieur des
unités nationales, il est rare qu’il ne se trouve pas quelques
dissidents. Les cartels internationaux ne couvrent presque jamais
l’ensemble des pays. La résistance des producteurs demeurés libres
met un frein aux tentatives d’exploitation. Enfin, les abus de prix
suscitent la recherche de produits de remplacement et la
concurrence de substitution a souvent puni l’avidité des
cartels.
Ces remarques dispersées n’autorisent pas
un verdict d’ensemble sur l’utilité ou la nocivité des ententes.
Celles-ci doivent toujours être contrôlées, parce qu’elles
comportent par essence un double péril: celui du malthusianisme,
celui des prix excessifs. Mais on n’a pas encore démontré que les
cartels privés aient eu dans le passé et doivent avoir demain une
influence qui justifie les vitupérations dont ils sont l’objet. En
fait, ils s’adaptent aux oscillations de la conjoncture bien plus
qu’ils ne la suscitent.
Ajoutons encore deux remarques. Les cartels
n’ont pas toujours été ni le résultat fatal du régime de la
concurrence ni l’expression de la seule volonté des capitalistes.
L’État a plus d’une fois favorisé sinon créé la cartellisation. En
Allemagne, les gouvernements ont rendu obligatoires certains
cartels privés. En Angleterre, la cartellisation de l’industrie
s’est brusquement répandue durant les années 1930, dans une large
mesure à l’instigation des gouvernements eux-mêmes.
Enfin, certains des méfaits économiques des
trusts et des cartels, des entreprises quasi-monopolistiques ou des
ententes sont aggravés et non pas corrigés par les
nationalisations. La politique de production et de prix des trusts
publics n’est pas nécessairement plus éclairée que celle des trusts
privés. Le changement de régime des propriétés laisse intacts les
problèmes sociaux et humains des grandes entreprises. Création d’un
esprit de communauté, discipline de travail et respect de la
personnalité des travailleurs, recrutement de cadres, promotion
ouvrière, choix des dirigeants, ces exigences caractérisent
l’entreprise moderne, qu’elle soit publique ou bien privée. Quelle
a été l’action des trusts sur la conduite des affaires publiques
dans les différents pays? Il me paraît personnellement que cette
action a été monstrueusement exagérée. Les compagnies pétrolières
américaines ont parfois obtenu que le gouvernement de Washington
appuie leurs revendications à l’égard de tel gouvernement étranger.
Mais les cas les plus éclatants de cet ordre sont antérieurs à la
guerre de 1914. Depuis lors le gouvernement mexicain a éliminé les
grandes compagnies et celles-ci ont dû s’incliner. Cecil Rhodes a
une part de responsabilité à l’origine de la guerre des Boers.
Certains trusts, Dupont de Nemours, la banque Morgan, qui avaient
armé et ravitaillé les Alliés de 1914 à 1917, ont financé une
campagne en faveur de l’intervention américaine. En Allemagne, la
grosse industrie a financé la ligue pangermaniste ou la campagne en
faveur de la construction d’une flotte de haute mer (avant 1914),
certains trusts ont financé Hitler.
Mais quand on aura fini d’énumérer de tels
exemples, on sera encore bien loin de la légende. Les grandes
entreprises de conquêtes coloniales, à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle, ne sortent pas de la conspiration des trusts.
Sidérurgistes français et allemands se sont entendus jusqu’en 1939
à l’intérieur du cartel de l’acier. Volonté de puissance des États,
passions populaires contribuent à précipiter les guerres bien plus
que l’action secrète des magnats de la banque ou de
l’industrie.
Un grand fonctionnaire de Washington disait
récemment que parmi les
pressure groups
, les syndicats ouvriers étaient désormais plus redoutés que les
syndicats d’industriels. En France, on a nationalisé les houillères
et l’électricité sans que les trusts esquissent même un geste de
résistance. Peut-être les trusts japonais et allemands, bien qu’en
principe dissous, survivront-ils à la défaite. On ne saurait dire
qu’ils continuent de régner. C’est dans le monde du «big business»
qu’on rencontre aux États-Unis des partisans d’un compromis avec
l’Union soviétique, susceptible, estiment-ils, de leur ouvrir
d’immenses marchés.Je sais bien qu’on me répondra que les
trusts sont tantôt favorables à l’apaisement (Munich), tantôt à la
résistance ou à l’armement. Mais que l’on pousse un peu la
recherche et l’on constatera que selon les pays, les milieux et les
circonstances, les hommes des trusts sont pacifiques ou belliqueux,
enclins à la conciliation ou à l’impérialisme. Ils reflètent
l’opinion publique, avec ses incertitudes et ses contradictions,
bien plutôt qu’ils ne la créent.
Les hommes des trusts possèdent la part de
puissance qui, partout et toujours, revient aux détenteurs des
moyens de production et de l’argent. Mais ni les directeurs de
trusts américains, ni ceux des trusts soviétiques ne sont les
maîtres. Même dans les sociétés démocratiques du XXe siècle, le
pouvoir suprême appartient finalement aux chefs politiques, à ceux
qui contrôlent les monstrueuses machines de coercition que
constituent les États modernes.