Conformément aux prévisions
Le Figaro
12 juillet 1957
Le prélèvement de cent milliards de francs
or sur le stock de la Banque de France, l'élévation du plafond des
avances de la Banque à l'État n'ont surpris aucun observateur et,
fort heureusement, n'ont pas inquiété le public. Depuis un an, on
pouvait calculer, avec une faible marge d'approximation, le moment
où les réserves du Fonds de stabilisation seraient épuisées. La
réduction de la liquidité du système bancaire, imputable à la perte
de devises et au déficit budgétaire, permettait de prévoir que,
avant l'été, l'État serait obligé de recourir aux avances de la
Banque, c'est-à-dire à un financement clairement
inflationniste.
Aucun de ces deux événements n'est, en
lui-même, catastrophique. Ni l'un ni l'autre n'auront de
conséquences graves. Il n'y a pas de différence de nature entre les
dollars du Fonds de stabilisation et l'or de la Banque. Le déficit
de l'État n'était pas toujours moins inflationniste quand il était
couvert par des procédés apparemment plus orthodoxes. Mais ces
épisodes prévus marquent un moment d'une crise que l'inconscience
des pouvoirs publics a laissé mûrir et qui, faute d'une action
vigoureuse, pourrait aboutir, dans un délai lui aussi prévisible, à
une véritable impasse.
Le budget économique et étatique de la
nation pour 1956 était fondé sur l'hypothèse d'un déficit des
finances extérieures de deux cents à trois cents milliards de
francs, ce déficit étant accepté comme indispensable au maintien
simultané de l'expansion et de la stabilité des prix, en dépit des
dépenses d'Algérie, des conséquences de l'hiver et des lois
sociales. La décision prise à la fin de 1955 était audacieuse, elle
n'était pas entièrement insensée. Mais, dès le milieu de 1956, il
était clair que les dépenses, dites exceptionnelles, allaient se
prolonger et que les réserves de devises auraient disparu au
printemps de 1957. En dépit de ces évidences, sous prétexte de
préserver l'expansion, le gouvernement de M. Guy Mollet ne prit
aucune mesure. Le programme de restrictions - économies et impôts -
dressé par M. Ramadier, d'abord repoussé par l'Assemblée nationale,
modifié par M. Gaillard et, finalement, approuvé, répond à peu près
à ce qui aurait dû intervenir au plus tard à l'automne de l'année
dernière. À l'heure présente, il suffira probablement à ralentir
l'allure de la perte de devises (d'autant plus que les récoltes de
l'année seront bonnes). Il n'offre aucune perspective de
rétablissement de l'équilibre.
Certains experts, les ministres même
continuent à se féliciter, invulnérables aux leçons de la théorie
et de l'expérience, que l'expansion continue, à peine moins rapide
qu'au cours des années précédentes. Ils imaginent, semble-t-il, que
la France est capable d'accomplir ce qu'aucun pays n'a pu faire: la
résorption du déficit extérieur sans ralentissement de l'expansion.
Bien que de telles propositions passent encore pour hérétiques,
répétons, une fois de plus, que l'excès de la demande intérieure
est la cause profonde de l'excès des importations, que la rapidité
de l'expansion est liée à un excès de la demande et que la
réduction de la demande, pour agir sur le déficit des finances
extérieures, devra freiner aussi l'expansion. Quand on constate que
l'indice de la production industrielle se situe à quelque 9%
au-dessus du niveau du mois correspondant de 1956, on en doit
conclure non que tout va bien, mais que le stock d'or va suivre le
chemin des réserves de change du Fonds de stabilisation.
Parant au plus pressé, le nouveau ministre
des Finances a suspendu la libération des échanges, mesure de
nouveau prévisible, parce qu'elle est facile et qu'elle répond à la
psychologie d'une partie de l'administration. Mais M. Gaillard sait
mieux que personne les limites de l'efficacité d'une telle
pratique. Quelle que soit la part que l'on attribue dans la crise
des finances extérieures au niveau des prix ou à l'excès de la
demande intérieure, le fait est que les prix français sont
maintenus artificiellement au-dessous de leur niveau normal par
décrets administratifs et que les producteurs trouvent à
l'intérieur des débouchés à la fois plus aisés et plus
rémunérateurs. La stabilité des prix est incompatible avec la
poussée de l'expansion à l'allure présente. Une certaine hausse des
prix est, en tout état de cause, inévitable. Encore faut-il garder
la maîtrise du mouvement des prix et opérer à froid les
rajustements monétaires, un jour ou l'autre indispensables.
Des mesures restrictives de crédit
(élévation du taux d'intérêt et, plus encore, du taux sur les
dépassements des plafonds de réescompte) suffiraient-elles à
freiner l'emballement? Au point où en sont les choses, on ne
saurait en être assuré. Mais on n'a pas le droit, pour autant, de
reculer devant les mesures les plus brutales. Si l'on refuse, à
l'heure présente, une crise de déflation, prix à payer pour le
retour à l'équilibre, on connaîtra, d'ici quelques mois, les
conséquences dramatiques du déficit extérieur. Le pays sera acculé
à l'alternative de rationner les importations, même de matières
premières, ou de mendier un secours extérieur. Encore ai-je tort de
parler d'alternative: nous risquons de subir à la fois les deux
humiliations.