Sur le budget de 1955
Le Figaro
7 janvier 1955
Le budget de 1955 a été presque unanimement
tenu pour "décevant". On attendait des nouveautés, le projet ne
diffère pas fondamentalement de celui de l'année précédente: il
aurait pu être présenté par le ministre des Finances d'un
gouvernement d'hier.
J'ignore si M. Mendès-France aurait
introduit des innovations auxquelles M. Edgar Faure se serait
refusé. Je voudrais seulement rappeler les servitudes auxquelles
aucun homme d'État français ne saurait se soustraire.
Masse et répartition des dépenses
Tout le monde admettra un premier fait: la
masse de dépenses de l'État ne peut être grandement augmentée. Le
produit national brut est estimé, pour 1954, à 14.720 milliards,
les dépenses budgétaires à 3.327 (soit 22,4% du P.N.B.), les
opérations de trésorerie s'élevant à 265 milliards. L'écart entre
les dépenses totales et les recettes monte à 671 milliards en 1954
(d'après les indications données dans l'exposé des motifs de la loi
des finances). D'après les prévisions, le déficit serait réduit à
576 milliards en 1955, mais, l'an passé, le déficit a dépassé d'une
centaine de milliards les prévisions. Un dépassement analogue ne
serait pas surprenant en 1955: la discussion du budget, au
Parlement, a déjà entraîné un dépassement de cet ordre. On
reconnaîtra qu'un déficit budgétaire (qui serait placé au-dessus de
la ligne dans le budget anglais) de 300 milliards, un déficit
global de 700 (dont 400 au-dessous de la ligne), soit environ 4 à
5% du produit national brut, ne saurait être accru sans créer un
risque sérieux d'inflation.
On a raison de mettre l'accent sur le rôle
décisif que jouent certaines dépenses publiques dans l'expansion,
par exemple, les dépenses d'investissements et de construction. Nul
ne peut fixer avec précision la limite du déficit des finances
publiques compatible avec la stabilité. Mais tant qu'une bonne
partie de l'économie dépendra des décisions prises par des
entrepreneurs privés, l'État ne saurait absorber trop de capitaux
sans créer le péril soit de réduire exagérément les investissements
privés par suite de la hausse du taux d'intérêt, soit, si le
secteur privé est entraîné par une vague de confiance collective,
de déclencher le processus inflationniste.
Si la masse des dépenses publiques et
l'ampleur de déficit ne peuvent être accrues sans danger, les
innovations devraient se ramener à des transferts, réduction des
dépenses improductives et augmentation des dépenses productives.
Les transferts prévus dans le projet des lois de finances étaient
les suivants: 80 milliards de réduction des dépenses militaires,
46,5 milliards de diminution des dommages de guerre, 72 milliards
d'augmentation des dépenses civiles et 51 milliards d'augmentation
du budget de reconstruction et d'équipement. Comme on comptait sur
94 milliards de recettes supplémentaires grâce à l'expansion
économique, on aboutissait à un déficit des finances publiques
réduit d'une centaine de milliards.
Il y a donc, effectivement, transfert des
dépenses improductives (militaires) vers les dépenses productives
(budget de l'Éducation nationale, Agriculture, pour laquelle les
autorisations de programme passent de 37,4 à 60 milliards,
programme d'équipement, pour lequel les autorisations de programme
augmentent de 123 milliards, Afrique du Nord, dont les crédits
d'investissements monteront, cette année, à 70 milliards contre 56,
en 1954, etc.). Mais ces transferts sont d'une ampleur
limitée.
Les choix
Les transferts auraient-ils pu être plus
importants? On commencera par reconnaître que les dépenses
militaires, à moins que la France ne fasse connaître à l'O.T.A.N.
son intention de réviser fondamentalement sa contribution à la
défense commune, ne pouvaient, du jour au lendemain, être diminuées
beaucoup plus qu'elles ne l'ont été. Espérons que les événements
d'Afrique du Nord n'obligeront pas à des dépenses militaires
supérieures aux prévisions. Le budget de dépenses civiles est
reporté d'une année à l'autre, sans possibilité d'économie
substantielles, bien plutôt avec une augmentation régulière.
Les choix de l'année portaient donc sur le
montant du déficit et les programmes d'investissements publics et
privés. On aurait pu ne pas envisager une réduction du déficit,
mais cette réduction, nous l'avons vu, n'existera que sur le
papier. On aurait pu élever encore les programmes d'investissements
financés par l'État et ne pas miser sur des investissements privés
supplémentaires de 200 milliards. Tel est, en effet, le choix
majeur, qui a été fait par le ministre des Finances à l'intérieur
d'un cadre qui lui était imposé par les circonstances.
Mais on peut se demander s'il aurait été
possible de fonder l'espoir d'expansion exclusivement sur le
gonflement des investissements publics. Deux raisons au moins
militaient contre une pareille décision. Le deuxième plan de
modernisation concerne surtout les industries de transformation et
l'agriculture. L'État ne peut y agir aussi massivement que dans les
secteurs de base, nationalisés ou concentrés. À échéance, un
développement sain de l'économie supposé que les entreprises
privées puissent se procurer des capitaux à des conditions normales
et ne pas recourir en une trop forte mesure à l'autofinancement
(que la concurrence rend de plus en plus malaisé).
On accuse les ministres des Finances de
manquer d'imagination. Peut-être les réformes de structure
prêtent-elles à des exercices d'imagination. Quant aux budgets, ils
exigent moins de l'invention pour les établir que de la volonté
pour les faire respecter. Il existe une marge de choix, mais qui ne
s'élargit pas au gré des conjonctures politiques.