Qui gouverne la France?
Réalités
juillet-décembre 1947
Quatre groupes composent l’élite des sociétés
modernes: les dirigeants politiques, les administrateurs, les
meneurs de masse et les maîtres de l’économie. De la collaboration
confiante entre ces groupes dépend la bonne marche d’une
démocratie. Mais, en France, l’élite est divisée au point d’avoir
perdu conscience de sa vocation. Elle se montre moins soucieuse de
la gestion des affaires publiques que de la bataille politique
perpétuellement engagée.
Il y a peut-être des gouvernements
pour
le peuple, il n’y a pas de gouvernement
par
le peuple.Dans les groupements humains les plus
simples, comme ceux des enfants, se dégagent spontanément des
relations de commandement. Tel garçon donne des ordres et il est
obéi. On conçoit que l’égalité économique puisse régner quelque
jour au sein des sociétés, encore qu’il n’y en ait pas d’exemples
historiquement connus (en dehors des sociétés «en marge», comme
celles des jésuites du Paraguay). Même avec l’imagination la plus
riche et la plus naïve, on ne conçoit pas que l’égalité politique
effective puisse jamais s’établir: toujours certains détiendront la
puissance et d’autres la subiront, toujours le petit nombre
ordonnera et le plus grand nombre exécutera.
La distinction entre la minorité des
gouvernants et le grand nombre des autres ne disparaîtrait que dans
une démocratie intégrale, telle que l’ont rêvée certains
philosophes grecs. Les citoyens seraient effectivement égaux, les
titulaires des fonctions administratives ou gouvernementales ne
seraient ni nommés ni élus, mais tirés au sort et renouvelés à
intervalles courts et réguliers. À tout instant, certains
commanderaient et d’autres obéiraient, mais chacun serait tour à
tour parmi ceux-là et parmi ceux-ci, de telle sorte que la variété
des lâches n’entraînerait pas une cristallisation de groupes
séparés. Même la démocratie athénienne, aristocratie de citoyens,
fermée aux esclaves et aux «métèques», fut loin d’approcher un tel
idéal. Est-il besoin d’ajouter que la complexité de la civilisation
moderne rend inévitable et nécessaire l’existence d’hommes dont le
métier est d’administrer les affaires collectives, de légiférer ou
de gouverner?
Les sociologues modernes, depuis Georges
Sorel et Pareto, ont coutume d’appeler
élite
la minorité qui, à l’intérieur de chaque société, occupe
effectivement les postes de direction. Le terme d’élite est pris au
sens neutre, sans quelconque nuance de valeur. Une certaine
équivoque subsiste en ce qui concerne l’extension de l’élite.
Convient-il d’y inclure tous ceux qui, chacun dans leur profession,
ont réussi et atteint les échelons supérieurs ou bien ceux-là
seulement qui, de près ou de loin, appartiennent au personnel de
gouvernement? Pour éviter ces incertitudes, j’ai proposé, pour mon
compte, de déterminer dans l’élite des sociétés modernes quatre
groupes:
les dirigeants politiques, les meneurs de
masse, les administrateurs, les maîtres de l’économie
.Chacun de ces mots est clair de lui-même.
Députés et ministres, secrétaires de syndicats, hauts
fonctionnaires civils et militaires, directeurs et membres des
conseils d’administration des grandes entreprises, telles sont, me
semble-t-il, les quatre catégories sociales entre lesquelles se
décompose l’élite des sociétés européennes du XXe siècle. Bien
plus, il suffit d’une analyse rapide pour s’assurer que les
différents régimes de notre époque sont définis avec assez de
précision par les relations, propres à chacun, entre ces quatre
catégories(1).
Considérons d’abord le régime soviétique,
le plus cohérent de tous. Il saute aux yeux que, dans l’ordre
politique, l’essence de ce que l’on appelle totalitarisme, c’est
tout simplement l’
unification totale de l’élite
. Administrateurs et chefs d’entreprises sont interchangeables, ils
se recrutent selon les mêmes procédés, ils appartiennent au même
groupe social. On passe d’une fabrique à un trust ou à un
commissariat à l’industrie à mesure que l’on gravit les degrés de
la hiérarchie. Les meneurs de masses et les dirigeants politiques
ne se séparent pas réellement des administrateurs et des
entrepreneurs. Dans la première équipe de la Révolution, les mêmes
hommes passaient des ministères techniques à des ministères
politiques, du commissariat à l’Industrie lourde ou aux Transports
au commissariat à l’Intérieur. De même, les secrétaires de
syndicats, au moins aux échelons les plus élevés, appartiennent au
parti communiste et, comme les autres fonctionnaires, sont nommés
par les autorités supérieures. Autrement dit, l’élite tend à se
confondre avec un parti unique, qui sert de voie d’accès aux postes
directeurs, qui impose à tous une idéologie impérative, qui ne
laisse subsister entre les membres de l’élite que des
spécialisations, le plus souvent temporaires, de compétence ou de
fonctions. Tel est plutôt organisateur de la sidérurgie et tel
autre de la propagande, mais c’est le même type d’homme, le même
groupe qui s’affirme ingénieur des âmes et ingénieur des
usines.Dans le régime totalitaire du type
national-socialiste, l’unification n’est pas poussée aussi loin.
L’administration demeurait composée en majorité de fonctionnaires
légués par le Deuxième Reich ou la République de Weimar. Les chefs
de l’industrie – les Juifs et quelques personnalités célèbres mises
à part – n’avaient pas été touchés par l’opération. La nazification
de l’armée et de la bureaucratie ne progressa que lentement, sans
être achevée au moment même de l’écroulement. En revanche, Hitler
poussa à son terme la fusion des meneurs de masses et des
dirigeants politiques. La révolution hitlérienne fut, au sens
propre du terme, une révolution de démagogues. Arrivés au pouvoir,
ceux-ci se réservèrent le monopole de l’action sur le peuple et une
autorité inconditionnelle pour fixer les objectifs et prendre les
décisions graves; capitalistes, fonctionnaires et généraux
s’inclinèrent devant la volonté des agitateurs triomphants.
Un régime démocratique, à notre époque, se
caractérise par la distinction, plus ou moins complète, de ces
quatre groupes. En théorie, l’administration est apolitique: chaque
parti exerce tour à tour le pouvoir, mais les fonctionnaires
survivent à ces changements d’équipes parce qu’ils incarnent l’État
dans sa permanence nationale. De même, en théorie, le syndicalisme
est apolitique, ou, du moins, non partisan, chargé de défendre les
intérêts professionnels, sans être asservi à aucun parti ni
prisonnier d’aucune idéologie. Chefs d’entreprises et
fonctionnaires, chargés d’organiser ou de diriger l’économie, ne
constituent pas une unité; chaque groupe garde ses conceptions,
chacun a une formation et un recrutement autres. Enfin, les hommes
politiques, entrés au Parlement par la voie de la concurrence
électorale, doivent, par des votes, désigner les gouvernants et
rédiger les lois. Le problème fondamental de la démocratie moderne
se formulerait en ces termes:
à quelles conditions ces quatre groupes de
l’élite sont-ils susceptibles, en maintenant leur distinction,
d’assurer un gouvernement efficace?
Couramment, on se borne à s’interroger sur
le caractère humain et social de l’élite, caractéristique de chaque
société. L’activité qui qualifiait pour les postes de direction
était jadis la capacité militaire. Le noble était, d’origine et de
vocation, celui qui faisait la guerre, celui qui avait, à l’aube du
moyen âge, garanti par l’épée la sécurité de ceux qui lui
obéissaient. À la fin de la monarchie, les nobles demeuraient des
guerriers, mais, une fois la paix intérieure garantie par l’État,
leur activité martiale ne justifiait plus leurs privilèges. Les
bourgeois, qui exerçaient déjà, en fait, la plupart des fonctions
administratives, arrachèrent, par révolution violente ou par
évolution, le premier rang dans l’État et dans la hiérarchie
sociale que retenaient les représentants du passé. La crise
actuelle n’est pas de même nature. Le directeur d’une entreprise ou
d’une branche économique fait le même genre de travail, en France,
en Angleterre ou en Russie. Les incertitudes portent
essentiellement sur deux points: quelles relations s’établissent
entre les quatre sous-groupes de l’élite? Dans quelles classes
sociales, par quelles méthodes se recrutent les membres de ces
groupes?
I. Le personnel politique
Trois ans se sont écoulés depuis la
libération de la France. L’insurrection nationale, l’épuration,
trois élections générales ont passé. Qui est président de la
République? M. Vincent Auriol, qui fut ministre des Finances de
Léon Blum en 1936, ministre de la Justice plus tard, un des membres
les plus influents de la fraction socialiste dans toutes les
législatures entre les deux guerres. Qui est président de
l’Assemblée nationale? M. Édouard Herriot, qui occupait déjà le
fauteuil en 1940. Qui était président du gouvernement en octobre
1947? M. Paul Ramadier, honnête député, membre intermittent du
parti socialiste, qui appartenait au ministère Daladier en 1939 et
fit parler de lui quelques jours, lorsqu’il donna sa démission à la
suite du discours où le chef du gouvernement avait lancé la
formule: remettre la France au travail. En bref, les anciens de la
IIIe République ont repris possession de la IVe République. Pour le
choix des hommes, du moins, on a préféré le raisonnable au
neuf.
Le slogan des hommes nouveaux est-il donc
resté sans écho et sans effet? Certainement pas. Aux premières
élections, celles du 21 octobre 1945, les anciens parlementaires,
députés et sénateurs, constituent une faible minorité (46 députés
et 8 sénateurs, plus 9 anciens ministres). Même si l’on ajoute à ce
chiffre les 75 membres de l’Assemblée consultative élus (qui, pour
la plupart, sortent de la résistance et n’appartenaient pas au
personnel politique d’avant guerre), la majorité reste, et de loin,
aux hommes qui n’ont encore jamais siégé dans une assemblée
nationale (370 sur 522). Bien plus, sur ces 370, 207 sont, d’après
les statistiques, sans antécédents politiques, cependant que 163
ont été déjà maires ou conseillers généraux. Autrement dit, en
1945, le personnel parlementaire a été renouvelé pour les quatre
cinquièmes, renouvellement qui s’explique par le gonflement massif
des effectifs de deux grands partis (le parti communiste, qui
double le nombre de ses députés, le M.R.P., qui n’existait pas
avant 1939), par l’effondrement des partis de droite et du parti
radical, par l’épuration rigoureuse à l’intérieur du parti
socialiste.
Il est donc vrai que, en 1945, place a été
faite à des hommes neufs. Que s’est-il passé ensuite? Deux
phénomènes également caractérisés. Le nouveau personnel s’est
installé dans la place et a montré, à travers les élections
successives, tenues, d’ailleurs, à intervalles rapprochés, une
grande stabilité. Sur 522 députés métropolitains, il n’y en a que
108, le 2 juin 1946, qui n’aient jamais appartenu à une assemblée
législative. Pour les quatre cinquièmes, la deuxième assemblée
constituante est la même que la première. Les changements tiennent
au progrès de certains partis, au déclin de certains autres. Mais
les partis présentent, en règle générale, les mêmes hommes aux
mêmes endroits. Le 10 novembre 1946, la stabilité est plus marquée
encore: 452 députés sortants sur 544.
La proportion des députés non sortants
était sensiblement plus forte avant guerre, puisqu’elle s’élevait à
59,1 en 1919, 44,5 en 1924, 50,1 en 1928, 34,1 en 1932, 45% en
1936. On objectera sans doute que naguère quatre ans s’écoulaient
entre deux élections, alors que les élections se sont succédé de
six mois en six mois. C’est là, en effet, une des explications de
la stabilité du personnel parlementaire. Mais il y en a une autre,
que je crois plus probante. Dans le cas du scrutin proportionnel,
l’élection est précédée d’une désignation. La tête de liste M.R.P.
à Brest ou à Strasbourg, la tête de liste communiste à Paris ou à
Marseille, la tête de liste socialiste à Toulouse ou à Limoges est
élue d’avance. Ce sont les états-majors des partis qui, par la
constance de leur choix, assurent la stabilité du personnel
politique.
Or, c’est là un deuxième phénomène
incontestable; le personnel politique, qui a fait carrière par
l’intermédiaire des partis ou qui vient de la résistance, a laissé
peu à peu la majorité des postes supérieurs à des parlementaires
chevronnés: Vincent Auriol, Ramadier, Herriot. Même le président du
Conseil M.R.P. appartient aux assemblées d’avant guerre. Pour
certains ministres, ceux du M.R.P. en particulier, la promotion a
été exceptionnellement rapide. Bidault a fait ses premières armes
d’homme d’État au quai d’Orsay, d’autres M.R.P. ont reçu un
portefeuille sans avoir les quelques années d’ancienneté
parlementaire qui, dans la pratique antérieure, passaient pour
nécessaires. Mais cette accélération des carrières est beaucoup
moins accentuée ailleurs. Même dans des circonstances normales,
Ramadier arrivait à l’âge où notre république, toujours inclinée à
la gérontocratie, autorise les plus hautes ambitions. Depreux est
un jeune parlementaire, mais un vieux militant socialiste. Le
maroquin lui est échu probablement quelques années plus tôt qu’en
des temps moins troublés. Autrement dit, certains ont pu brûler les
étapes qui conduisent du fauteuil de député à celui d’Excellence,
mais peu à peu ces carrières-éclair se font plus rares. La vie
parlementaire reprend – pour combien de temps? – son rythme
accoutumé.
Pourquoi Vincent Auriol, Ramadier, Édouard
Herriot se sont-ils imposés, alors qu’en 1944 ils participaient du
discrédit répandu sur le régime qui s’était suicidé en 1940? On
dira que la conjoncture politique a réservé aux partis du centre,
socialiste et radical, vaincus aux élections, mais indispensables
au gouvernement, une position-charnière et que ces vieux partis ont
favorisé la revanche des hommes vieux. On ajoutera que la
solidarité des générations, des amitiés, celle aussi des
associations dites secrètes, ont joué. Léon Blum, Édouard Herriot
ont conseillé, dit-on, à Vincent Auriol, de faire appel à Ramadier.
Les maîtres de la troisième ont colonisé la quatrième. Mais il y a
autre chose. Les talents sont rares dans le personnel nouveau.
Comme orateurs, les anciens n’eurent pas grand mal à éclipser les
jeunes (à quelques exceptions près). Ils ont aussi plus
d’expérience des affaires, plus de subtilité tactique. Ils
manœuvrent mieux dans l’hémicycle et surtout dans les couloirs.
Quand on rêve d’un grand ministre des Finances, c’est la figure de
Paul Reynaud qui apparaît. Quand on a besoin d’un sauveur, c’est
Léon Blum que l’on invoque. Il serait injuste de dire que la
génération d’après guerre a fait faillite, elle a fourni quelques
ministres honorables, mais elle ne s’est pas imposée.
La politique est parfois une vocation, elle
est presque toujours un métier. Le député parvient difficilement à
vivre à Paris avec la seule indemnité parlementaire, du moins s’il
appartient à un milieu bourgeois. Ou bien, donc, il cumule la
profession parlementaire avec sa profession antérieure: c’est le
cas de la majorité des avocats ou journalistes qui, bien souvent,
doivent à leurs élections, directement ou indirectement, un
supplément de revenus professionnels. C’est le cas aussi des chefs
d’entreprises agricoles, industrielles ou commerciales. Ou bien ils
renoncent à leur ancien métier, mais trouvent dans le métier
parlementaire des revenus au moins équivalents à ceux dont ils
disposaient auparavant: c’est le cas des fonctionnaires et, en
particulier, des professeurs qui jouent un rôle croissant dans la
démocratie française du XXe siècle. Ou bien, enfin, ce sont des
ouvriers, militants syndicalistes ou communistes, qui, parfois, se
contentent de l’indemnité parlementaire, parfois ont des activités
complémentaires dans la presse ou dans d’autres organisations du
parti.
Les assemblées libérales de la fin du
siècle dernier, après l’élimination progressive des ducs et des
grands bourgeois, comprenaient une proportion importante d’avocats.
Les parlementaires réputés de la Troisième République ont été de
grands avocats: Ribot, Poincaré, Millerand, Paul-Boncour, etc.
Entre les deux guerres, déjà, on assiste au déclin des avocats. Les
chefs du cartel des gauches, Herriot, Painlevé, Daladier, sont des
professeurs. Léon Blum, bien qu’il ait un cabinet d’avocat, est
surtout un juriste du conseil d’État. Dans les statistiques de la
répartition des députés selon les catégories professionnelles, on
trouve la marque de cette évolution. Les membres des professions
judiciaires, dans les Chambres de 1936, où ils ont déjà
sensiblement perdu, sont encore au nombre de 131; ils ne sont plus
que 72 dans la Chambre du 10 novembre 1946. En revanche, les
fonctionnaires en activité, qui n’étaient que 96 en 1936, sont 125
en 1946. Il n’y avait que 13 députés catalogués «cadres de
l’industrie», il y en a 25; 7 ouvriers, il y en a 53.
Ces changements sont aisément explicables.
Dès avant la guerre, on devenait député socialiste ou communiste
quand on avait obtenu l’investiture du parti. Cette investiture
était donnée par la fédération socialiste ou sur la recommandation
de celle-ci, ou encore par le bureau politique du parti communiste.
La fédération socialiste était dirigée par des militants locaux, le
plus souvent fonctionnaires, en particulier professeurs: d’où le
nombre des fonctionnaires (32 sur 89 et 28 professeurs) dans le
groupe S.F.I.O. Les candidats communistes sont des militants du
parti, très souvent sortis de la classe ouvrière, et qui ont gravi
les échelons des syndicats et du parti. Dans les partis du centre
et de droite, les situations locales et la personnalité du candidat
jouaient encore un grand rôle. L’investiture de la rue de Valois,
de l’Alliance démocratique ou de l’U.R.D. ne pesait pas lourd sur
la décision des électeurs. Le M.R.P. a introduit au centre droit le
recrutement par l’intermédiaire du parti. Quelques personnalités
sorties de la démocratie chrétienne ou de la résistance tiennent
l’état-major et, par suite, contrôlent la désignation des
candidats. D’après la répartition professionnelle, le recrutement
paraît avoir été assez éclectique. Du groupe M.R.P., le 10 novembre
1946, les fonctionnaires représentent le sixième (25), les
professions libérales, près des deux sixièmes, l’industrie, à peu
près un sixième, partagé presque également entre direction et
cadres ou ouvriers, les chefs d’exploitations agricoles, 19. Cette
statistique parle d’elle-même. Le personnel comprend trois types
principaux: des notabilités locales que le parti a volontiers
acceptées, des militants de syndicats chrétiens, des intellectuels,
avocats et professeurs (Bidault, Teitgen). Ceux qui, en 1946, ont
été élus grâce à leur influence personnelle se situent à droite ou
surtout dans le R.G.R. Que de jeunes hommes, comme le général
Chaban-Delmas ou Bourgès-Maunoury, grands chefs de la résistance,
se soient inscrits provisoirement au parti radical est un signe des
temps. Les personnalités, rebelles à la discipline des partis
monolithiques, reviennent au radicalisme, qui passait pour mort et
auquel ils promettent peut-être une nouvelle jeunesse.
Le recrutement par les partis n’est pas en
soi et nécessairement mauvais. Tel qu’il est pratiqué à la S.F.I.O,
il entretient la cooptation des médiocres, il décourage les esprits
indépendants et les caractères vigoureux. Il impose une progression
lente, presque à l’ancienneté, des sections aux fédérations et de
celles-ci au parlement. Sans doute, à la libération, à la faveur de
l’épuration, le rythme a été grandement accéléré et les promotions
ont été rapides, mais les hommes venus de l’extérieur ont été
repoussés (Alexandre Parodi) ou écartés (U.D.S.R.). À nouveau, le
vieil organisme est cristallisé. L’état-major est en place pour de
longues années, à moins qu’il ne soit emporté en même temps que la
Quatrième République elle-même.
Il subsiste plus de jeu dans le mécanisme
M.R.P., encore que la prise de possession par l’équipe dirigeante
soit solide. Mais les troupes sont encore trop instables pour que
l’état-major soit entièrement rebelle au renouvellement.
On voudrait suspendre son jugement et
laisser à l’avenir le soin de porter un jugement définitif sur le
personnel politique d’après guerre. Mais ce personnel a-t-il encore
du temps devant lui?
II. L’administration
L’administration française a été épurée.
Dans quelle mesure est-elle aujourd’hui autre qu’elle était avant
la guerre?
Au ministère des Finances, les cadres
supérieurs (inspection) n’ont presque pas été touchés par
l’épuration. Il y a eu des déplacements, mais pas de révocations.
Le redoutable et légendaire directeur du Budget, Didier Gregh, est
devenu «comptable national» dès Alger, où il arriva de Vichy à la
fin de 1942. Le directeur des finances extérieures, M. Guindey,
suivit le même itinéraire, à la même époque. Dès la quarantaine,
ils touchent au sommet de la hiérarchie. Mais bien d’autres
inspecteurs, entre les deux guerres, s’élevèrent aussi vite, aussi
haut. Peut-être la guerre leur a-t-elle fait gagner quelques
années, ce n’est même pas sûr. On en dirait autant de M. Monick,
gouverneur de la Banque de France, attaché financier à Londres en
1940, secrétaire général du Maroc en 1940-1941, révoqué sur l’ordre
des Allemands et, ensuite, actif dans la résistance. Lui aussi
était promis à ces honneurs, couronnement d’une carrière.
Aux Affaires étrangères, on a créé, après
la libération, un «cadre latéral» qui permit de recevoir quelques
dizaines de combattants et de résistants qui avaient bien mérité de
la patrie, mais n’avaient pas passé par le fameux concours. On ne
saurait dire que cette mesure ait sensiblement modifié le corps
diplomatique. Au quai d’Orsay, à l’administration centrale, trois
fonctionnaires seulement, dont un directeur, Étienne Dennery,
appartiennent au cadre latéral. Deux des chefs administratifs de
notre diplomatie, Hervé Alphand et Couve de Murville, viennent de
l’inspection des finances. Aux Relations culturelles, Louis Joxe et
Baillou sont des transfuges de l’Université. À quelques exceptions
près, le personnel du quai d’Orsay a été fourni par la méthode
traditionnelle de recrutement. Parmi les ambassadeurs, on compte,
il est vrai, quelques exceptions de marque, comme Henri Bonnet à
Washington. Mais, déjà, les gouvernements de la Troisième
République se réservaient le droit de désigner des hommes
politiques ou des personnalités à ces postes dont l’importance
dépasse le cadre bureaucratique sans exiger de formation
spécialisée.
Au ministère de l’Intérieur, les
modifications paraissent plus sensibles. Les titulaires des
principaux postes ont changé depuis 1939, mais, dans la majorité
des cas, les titulaires actuels faisaient partie de
l’administration. Pour certains, la promotion est due à des
services exceptionnels rendus pendant l’occupation. Pour d’autres,
plus nombreux, elle a été simplement accélérée en raison des vides
creusés par l’épuration. Très exceptionnellement, le haut
fonctionnaire vient du dehors et doit sa situation exclusivement à
son action de guerre (cas du directeur général de la Sûreté
générale, commissaire de la République à Limoges).
La liste des préfets suggère des
commentaires du même ordre. La majorité des préfets actuels sort de
la carrière préfectorale. Ils étaient, en 1940, sous-préfets ou
secrétaires généraux de préfecture. Cependant, une trentaine de
préfets de 1946 venaient de la Résistance, et, parmi eux, une
dizaine étaient d’anciens professeurs: Pierre Bertaux, préfet du
Rhône, après avoir été commissaire de la République à Toulouse,
Vivier, Lebas, Delaunay, professeurs d’histoire, résistants et
aujourd’hui préfets.
Le ministère de l’Intérieur (on ferait des
remarques analogues à propos du ministère de la Justice) marque la
forme extrême du bouleversement subi par notre administration: les
titulaires de la plupart des postes supérieurs ou même moyens (pour
les préfets) ont changé, encore que le recrutement ait, quatre fois
sur cinq, favorisé l’avancement à l’intérieur du corps lui-même.
Les changements sont moins nombreux, l’introduction d’éléments
étrangers, plus rare dans les ministères techniques, Finances et
Travaux publics. Dans ce dernier ministère, on aurait probablement
constaté autant de modifications de 1929 à 1939 que de 1939 à
1947.
Le problème se pose en termes moins simples
dans les ministères sans tradition et sans cadres, Production
industrielle et Économie nationale. Les cadres supérieurs du
premier furent évidemment bouleversés au moment de la libération,
mais le passage d’un ministre communiste n’y laissa pas autant de
traces qu’on le dit. M. Marcel Paul avait amené avec lui un cabinet
exceptionnellement nombreux. Chaque membre de celui-ci avait pour
mission de contrôler un secteur de l’administration, peut-être de
s’initier au métier, afin de remplacer un jour le directeur ou le
sous-directeur en place. Mais ce remplacement ne se produisit que
très rarement (il en fut tout autrement dans certaines entreprises
nationalisées, comme les houillères où les premiers directeurs
furent choisis en raison de leur appartenance politique).
Au ministère de l’Économie nationale, les
grands fonctionnaires, M. Rosenstock-Franck, directeur des prix, M.
Roger Nathan, directeur du Commerce extérieur, viennent du dehors.
Le premier est un ancien ingénieur des Tabacs, le second, un agrégé
de philosophie: l’un et l’autre sont des sociologues et des
économistes connus pour leurs livres et leurs articles. Leur
présence à ces postes illustre l’avantage éventuel du recrutement
libre, livré à la discrétion du ministre, quand celui-ci en profite
pour désigner non des clients, mais des hommes de compétence et de
caractère.
Que conclure de ces rapides indications?
Que, dans l’ensemble, notre administration ne diffère pas
essentiellement de ce qu’elle était en 1939. La réforme du
recrutement qu’entraîne la création de l’École d’administration ne
donnera de résultats que dans dix ans. Certains services, comme
ceux de la police, passent pour avoir été désorganisés et pour être
encore noyautés par les partis rivaux. À s’en tenir aux chefs de
service, on constate qu’en huit ans les hommes ont, dans les
ministères politiques, presque tous changé, mais que les
remplaçants appartiennent aux mêmes milieux sociaux, aux mêmes
corps professionnels, ont passé par les mêmes filières que leurs
devanciers. Quelques-uns ont brûlé les étapes, leurs titres de
guerre les ayant qualifiés plutôt que la compétence. Mais ces cas
sont moins fréquents qu’on ne le dit, très rares, en tout cas, aux
Affaires étrangères, aux Finances, aux Travaux publics.
Nous avons omis volontairement l’élite
militaire. Les grands chefs de l’armée se sont affirmés à la seule
épreuve valable, celle du combat. Certaines carrières, celles de
Koenig et de Leclerc, rappellent celles des généraux de la
Révolution. En ce sens, la qualité devrait être plus incontestable
après qu’avant la guerre. Mais osera-t-on en dire autant des chefs
de notre marine, de notre aviation? La discrimination n’a-t-elle
pas été faite autant par le hasard (présence en Afrique du Nord à
la fin de 1942) que selon les mérites? Et ceux qui sont restés
jusqu’au bout fidèles au maréchal étaient-ils nécessairement
inférieurs en valeur professionnelle à ceux qui ont «compris» à
temps?
III. Meneurs de masses
Quand on jette un coup d’œil sur le
personnel de la C.G.T. on ne peut manquer d’être frappé par le fait
que les mêmes hommes sont restés en place depuis l’avant-guerre.
Quelques-uns ont disparu: Belin, Dumoulin, la fraction syndicaliste
liée à Paul Faure et aux Munichois du parti socialiste, qui se sont
engagés peu ou prou dans le vichysme ou la collaboration. Ces
exclusions mises à part, les hommes qui, aujourd’hui, dirigent la
grande confédération ouvrière étaient à peu près tous déjà connus
avant la guerre (Louis Saillant est la seule «révélation» syndicale
de ces dernières années). Ils occupaient tous dans le parti
communiste ou la C.G.T. des positions importantes. Des deux
secrétaires généraux, l’un, Léon Jouhaux, remplissait ces fonctions
à l’ancienne C.G.T., l’autre, Benoît Frachon, à la C.G.T.U., avant
la fusion. Des secrétaires actuels, deux, Bothereau et Racamond,
l’étaient déjà en 1939, les autres, Marie Couette, G. Monmousseau,
A. Tollet, H. Raynaud, P. Le Brun, étaient des militants
communistes connus, les autres, Neumeyer, Bouzanquet et Delamare,
des militants syndicalistes connus (C.G.T. non communiste).
Il est probable que dans les fédérations et
les sections départementales on rencontrerait davantage de noms
nouveaux, encore que, là aussi, les notables de la politique et du
syndicalisme ne manquent pas: Hénaff (à l’Union des syndicats
parisiens), Arrachard (à la Fédération du bâtiment). Pour
l’instant, bornons-nous à marquer qu’en France, comme dans la
plupart des pays étrangers, l’élite syndicale est une élite stable.
L’ouvrier qui a gravi les échelons de la hiérarchie syndicale ne
les redescend presque jamais. La direction d’un syndicat est une
sorte de métier. Une fois qu’on l’a choisi, on le garde. Le
phénomène que l’on désignait en Allemagne par le terme, peut-être
injustement péjoratif, de «bonze» est universel.
Quelles qualités désignent pour les
fonctions syndicales? Quelles qualités permettent de faire carrière
dans la profession? Des analyses plus poussées seraient nécessaires
pour répondre à ces interrogations avec une suffisante précision. À
l’heure présente, il semble que la désignation aux postes
supérieurs soit surtout affaire politique. Dans les comités
d’entreprises, l’ouvrier connaît les candidats et les élit selon
ses préférences, à moins qu’il n’obéisse aux consignes de la
«cellule». En étudiant les caractères des élus on parviendrait à
déterminer les qualités humaines qui imposent aux ouvriers et
attirent leurs suffrages. Les élections aux niveaux supérieurs, aux
fédérations, aux unions départementales, aux confédérations, quand
elles ont lieu régulièrement, se font inévitablement à plusieurs
degrés. Les travailleurs n’ont guère le moyen de se décider en
faveur de ceux qui ont le mieux défendu leurs intérêts. De plus en
plus, là même où il subsiste des élections à peu près régulières,
on vote politiquement, pour le représentant de telle ou telle
tendance. L’art d’arriver au sommet dans une C.G.T. colonisée n’est
pas différent de l’art d’arriver à l’intérieur du parti communiste
lui-même.
Aussi, la différence la plus frappante
entre la C.G.T. d’avant guerre et celle d’après guerre est-elle
marquée par la promotion des militants communistes et la
supériorité de force qu’ils ont acquise au moment de la libération
sur les militants ex-confédérés. À la commission administrative,
aux fédérations et unions départementales ils détiennent, le plus
souvent, les leviers de commandes. Le noyautage était déjà en bonne
voie avant 1939, il était loin d’être aussi poussé qu’aujourd’hui.
Encore convient-il d’ajouter qu’un mouvement de réaction se
développe depuis plusieurs mois, que des fédérations dissidentes se
sont constituées chez les cheminots, dans la sidérurgie, les
postes, etc., et que la tendance ex-confédérés s’organise, soit en
vue d’une scission, soit en vue de la résistance à l’intérieur de
l’unique C.G.T.
La confédération ouvrière représente la
plus puissante organisation de masses, mais toutes les classes ou
couches de la nation ont aujourd’hui leurs syndicats, leurs
fédérations, leurs confédérations. Les agriculteurs ont leur
C.G.A., sortie de la corporation agricole par voie de métamorphose
démocratique. Mais que peut être l’influence réelle de la C.G.A.
sur les masses agricoles? Dans quelle mesure les consignes venues
d’en haut sont-elles suivies par les adhérents? Le moins que l’on
doive dire, c’est que l’organisation en est encore à la phase de
mise en place et que son prestige dans les campagnes varie
singulièrement selon le crédit dont jouissent localement ceux qui
la représentent. Au fur et à mesure que l’on passe de la C.G.T. à
la C.G.A., à la Confédération des classes moyennes et à la
Confédération du patronat français, la nature même des
organisations change peu à peu. Pour reprendre notre vocabulaire,
on glisse des meneurs de masses aux maîtres de l’économie. Certes,
confédérations ouvrières et confédérations patronales défendent les
intérêts de leurs mandants, les uns contre les autres ou tous et
chacun contre l’État. Mais les dirigeants de la C.G.T. encadrent,
animent, soulèvent, apaisent des masses composées de ceux qui n’ont
d’autre richesse que leur travail, d’autre force que leur nombre.
Les masses agricoles sont singulièrement plus diverses: fermiers et
propriétaires, producteurs de blé et éleveurs de bétail ont au
moins autant de motifs de s’opposer que de s’unir. Sans doute,
l’unité de la classe ouvrière est-elle aussi, pour une part, un
mythe. Il y a une hiérarchie des salaires que les uns souhaitent
élargir et les autres réduire. À courte échéance, les syndicats des
industries mécaniques ont le même intérêt à obtenir un
accroissement des attributions de matières premières que les
patrons de la même industrie. Du moins, les divergences sont-elles
surmontées, dans la psychologie ouvrière, par l’idée de l’unité de
classe. Cette idée n’existe pas dans les classes moyennes, à peine
chez les chefs d’entreprises. Les confédérations patronales
remplissent des tâches intermédiaires entre celles des meneurs de
masses et celles des dirigeants de l’économie. Ils n’animent pas
des masses, ils défendent, par des méthodes parfois imitées de
celles des masses ouvrières (grève des commerçants), des intérêts
professionnels, ils négocient avec les syndicats ouvriers ou avec
les pouvoirs publics quand ceux-ci ont à prendre des décisions qui
affectent l’ensemble ou une fraction du patronat. Ils deviennent
politiques parce qu’à notre époque tout dépend de l’État et qu’il
n’y a pas de défense professionnelle sans action sur l’État.
Comment les chefs politiques des classes
moyennes ou du patronat sont-ils parvenus aux postes qu’ils
occupent? Dans le cadre du patronat, il s’agit d’une cooptation
authentique. M. Villiers a été désigné par ses pairs. Les
dirigeants de la Confédération des classes moyennes sont ceux mêmes
qui en ont pris l’initiative. Actifs dans une organisation
particulière, ils ont conçu et réalisé un groupement plus vaste,
dont l’importance politique reste encore inconnue.
IV. Maîtres de l’économie
L’élite de notre économie, dans tout le
secteur non nationalisé, n’a subi de modification sensible depuis
l’avant-guerre. Telle ou telle personnalité compromise a disparu.
Ici et là, des Joanovici ont surgi, à la faveur du marché noir, des
trafics de devises et des compromissions multiples de la
collaboration et de la libération, une classe de gangsters
embourgeoisés s’étale sur les pavés de la capitale. Mais, à ces
réserves près, le monde de ce que la propagande appelle les deux
cents familles a survécu aux catastrophes.
Rien de plus révélateur, à cet égard, que
de parcourir les annuaires. La plupart des membres des conseils
d’administration des grandes sociétés anonymes ont conservé leur
situation sans que les changements paraissent sensiblement plus
nombreux que ceux auxquels on se serait attendu après un intervalle
de dix années. Les grands noms des dynasties bourgeoises reviennent
avec une fréquence normale. Seule, la loi sur les sociétés anonymes
a limité le nombre des conseils dont fait partie une seule et même
personne. Il n’est pas sûr que cette limitation légale modifie les
entrecroisements d’intérêts.
En revanche, le secteur nationalisé a
favorisé la promotion d’une nouvelle élite économique. Dans toutes
les entreprises nationalisées, les conseils d’administration ont
été entièrement renouvelés. Les grands bourgeois administrateurs de
sociétés anonymes ont, en majorité, disparu, des administrateurs,
soit nommés par les ministères, soit désignés par des coalitions
privées, prennent leur place. En revanche, le personnel de
direction semble avoir été à peine atteint dans les banques,
davantage dans les assurances, plus encore dans les houillères et
dans le Gaz et l’Électricité de France, où, surtout dans les
houillères, la «politisation» semble avoir été poussée le plus
loin.
Les administrateurs généraux ou directeurs
généraux des banques nationalisées viennent du milieu même qui
fournissait les directeurs des anciennes banques. Ils remplissaient
déjà auparavant des fonctions de premier ordre: Pierre de Mouy, à
la Société Générale (vice-président du conseil d’administration en
1939), Édouard Escarra, administrateur général du Crédit Lyonnais,
administrateur de plusieurs autres sociétés (Société foncière
lyonnaise, Union pour le Crédit à l’Industrie nationale, Crédit
national). Le vice-président, directeur général du Comptoir
national d’Escompte, est Charles Farnier, qui, en 1939, était
administrateur directeur général de la même banque.
Les conseils d’administration, en revanche,
portent la marque de la «révolution» ou «réforme de structure»
intervenue. La loi prévoit que les conseils comprendront quatre
administrateurs désignés par le ministre de l’Économie nationale,
quatre désignés par les grandes organisations syndicales, quatre
désignés par le ministre des Finances, dont deux pour représenter
la Banque de France et deux parmi les personnalités ayant une
expérience bancaire. Ces lois ont eu, évidemment, pour résultat de
faire entrer dans les conseils d’administration des banques des
représentants des classes populaires comme Raynaud (Crédit
Lyonnais) et Bothereau (Société Générale).
Par suite, ce personnel d’administration
des sociétés nationalisées est devenu extrêmement hétérogène:
survivants des anciens conseils, choisis par les ministères en
fonction de leur compétence, militants des organismes syndicaux,
anciens fonctionnaires amis de ministres, ayant fait carrière dans
les zones intermédiaires entre la politique, les affaires privées
et l’administration publique. Ces divers types se retrouvent dans
les conseils d’administration des sociétés d’assurances
nationalisées, du Gaz et de l’Électricité de France, sans qu’il
soit aisé, après un temps aussi court, de juger les résultats
obtenus.
Tout ce que l’on est en droit de dire,
c’est que la méthode de recrutement paraît singulièrement
aléatoire. Des représentants syndicaux ne sont pas des hommes
choisis pour leur savoir, mais des «bonzes». Les fauteuils
d’administrateurs sont devenus des prébendes. Il en était parfois
ainsi dans le capitalisme privé. Le capitalisme d’État commet,
d’emblée, la même erreur. Les représentants de l’État sont désignés
par les ministres: ceux-ci ne manquent pas nécessairement de
jugement, mais ils ont des obligations à l’égard de leur clientèle.
Ceux qui, pour faire carrière, s’attachent à la fortune d’un
ministre sont rarement les meilleurs. Enfin, la conséquence la plus
claire de ce système est d’introduire la politique dans
l’administration des grandes affaires.
Le mal demeure limité aussi longtemps que,
seul, le conseil d’administration est atteint. C’est le cas,
semble-t-il, dans les banques. Ce n’est le cas ni des houillères,
ni du gaz, ni de l’électricité. La commission d’enquête belge sur
les houillères a signalé les ravages que cause l’intrusion de la
politique et des rivalités de partis dans une question qui devrait
être soumise aux seules considérations techniques. On n’a pas
oublié la controverse entre socialistes et communistes à propos des
directeurs des houillères, la démission récente de M. Duguet, le
changement du titulaire à la direction générale de l’électricité
quand un ministre socialiste prit la succession du ministre
communiste. Le secteur nationalisé a connu les méfaits du
tripartisme: il ne les a pas encore surmontés.
V. La relation des forces
Comment ont évolué, depuis l’avant-guerre,
les forces relatives des quatre groupes de l’élite? On constate
tout d’abord l’affaiblissement, absolu et relatif, des maîtres de
l’économie (appelons-les maintenant milieux capitalistes, puisque
nous englobons sous ce terme les chefs d’entreprises, les
financiers, les administrateurs de sociétés), le renforcement,
absolu et relatif, des meneurs de masses.
L’affaiblissement des premiers tient à de
multiples causes, au reste bien connues. Banques et entreprises
françaises ont perdu une grande partie de leur portefeuille
étranger. Les participations dans l’industrie d’Europe centrale et
orientale ont été liquidées par les Allemands, l’État français
s’est fait céder les valeurs mobilisables. Le capitalisme français
a perdu, en large mesure, sa position internationale (que même les
avoirs français clandestins en Suisse et aux États-Unis ne lui
rendraient pas). Il a perdu ensuite des positions intérieures. Gaz,
électricité, houillères, banques de dépôts, assurances échappent au
contrôle des chefs d’entreprises ou des financiers. Certains
hommes, issus des milieux d’affaires, ont conservé la haute main
sur telle banque ou telle société d’assurances. Les capitalistes ne
sont ni sans liens avec la direction du secteur nationalisé ni sans
action sur elle. Malgré tout, ils ne gardent cette influence qu’à
titre précaire. N’importe quelle équipe résolue, maîtresse de
l’État, imposerait aisément sa volonté. Enfin, les maîtres de
l’économie ont perdu une bonne part des positions qu’ils tenaient
dans les organismes de presse et de publicité. La radio est tout
entière «nationalisée» (au moins provisoirement). La presse, sortie
de la Résistance et de la Libération, est surtout une presse de
partis. Le nombre de journaux qui appartiennent à des capitalistes
privés est réduit. En dehors de l’anticommunisme, on ne voit pas
que les maîtres de l’économie aient, depuis trois ans, inspiré
aucun thème de propagande politique. Ils n’ont ni soutenu
énergiquement ni combattu violemment aucun gouvernement. Le seul
moment où leur collaboration avec les pouvoirs publics se nuança
d’ardeur fut celui du gouvernement Blum.
Le renforcement des meneurs de masses est
tout aussi évident et tient à des causes également visibles. Le
nombre des syndiqués a augmenté, ou plutôt avait augmenté, en
1944-1946. La C.G.T. se vantait de plus de 6 millions d’adhérents,
mais ce chiffre n’a jamais été incontesté, en raison de l’habitude
prise par les fédérations d’acheter les cartes et les timbres en
bloc, quitte à ne pas les revendre aux ouvriers. Au reste, depuis
un an, les effectifs ont fondu, de l’aveu même des dirigeants. La
centrale ouvrière n’en reste pas moins puissante parce qu’elle
groupe l’immense majorité des salariés (la C.F.T.C. n’en groupe
guère plus qu’un cinquième), et qu’elle obéit jusqu’à présent aux
consignes d’un parti. En une période comme celle que nous
traversons, les occasions de conflits sociaux surgissent à chaque
instant. La C.G.T. amplifie ou refoule les revendications des
masses, selon les intentions et les intérêts du parti communiste.
Cette solidarité entre organisme syndical et formation politique,
la présence de communistes, soumis à la même discipline, d’une
part, dans les conseils d’administration du secteur nationalisé ou
dans le groupe parlementaire le plus nombreux, d’autre part, dans
les conseils directeurs de la C.G.T., cette interpénétration du
syndicalisme et de la politique constitue (ou constituait) l’arme
décisive de la puissance communiste. Tel est précisément l’enjeu de
la bataille présente, aussi bien dans la C.G.T. qu’au parlement et
dans le pays: les communistes veulent garder cette arme, leurs
adversaires, la leur arracher.
L’affaiblissement des maîtres de
l’économie, le renforcement des meneurs de masses (syndicalistes et
politiques) se traduisent d’ailleurs moins à l’intérieur des
entreprises que dans la politique de l’économie. Les comités
d’entreprises ont donné aux délégués élus du personnel un droit de
regard sur la gestion. Il en est résulté, selon les cas, des
contestations stériles ou une participation psychologiquement,
sinon techniquement, féconde. Mais, pour l’essentiel, l’autorité
nécessaire des chefs d’entreprises a été maintenue ou peu à peu
restaurée (dans le cadre de règlements, d’ailleurs stricts, comme
ceux qui concernent l’embauchage et le débauchage du personnel).
C’est l’autorité politique des maîtres de l’économie dans la cité
qui a diminué, c’est l’autorité politique des meneurs de masses qui
a augmenté.
Comment ont évolué les relations entre les
forces sociales – ouvrières et patronales – et les pouvoirs publics
– gouvernement et administration? La réponse est sur ce point plus
difficile, car l’évolution est moins nette. Le gouvernement craint
davantage la pression directe des syndicats ouvriers que celle des
syndicats patronaux, mais il redoute aussi l’hostilité de ces
derniers qui, de multiples manières, sont en mesure de freiner ou
de paralyser l’action de l’État. Les pouvoirs publics, depuis le
début de la guerre, dirigent l’activité économique en fixant les
prix, les salaires, la répartition des matières premières et le
plan d’importations. Inévitablement, les décisions prises sont
favorables ou contraires à tel ou tel intérêt privé. L’industrie
automobile proteste contre l’insuffisance de l’allocation des
matières premières et obtient parfois une augmentation des
contingents. Contre la fixation des prix, les entrepreneurs ont la
ressource de protester publiquement, mais aussi de tourner le
décret. En fait de salaires, la réponse des administrés aux
administrateurs est double: les salaires effectifs, depuis un an et
demi, dépassent régulièrement les salaires légaux; d’autre part,
par la grève, on obtient la hausse des salaires légaux. En fait
d’économie, le gouvernement légal est inhibé, contrarié, nargué,
défié, paralysé par la fraude individuelle et collective et par la
révolte, ouverte ou secrète, des organismes professionnels.
Quant aux relations entre ministres,
fonctionnaires et députés, elles résistent moins encore à des
généralisations, tant la situation varie de ministère à ministère,
selon la personnalité des ministres et des fonctionnaires. En
simplifiant, on dira d’abord que l’influence des députés, toujours
sensible dans les questions particulières affectant des intérêts de
personnes, est de plus en plus faible sur les décisions qui
affectent le destin national. Les délibérations publiques sur les
Affaires étrangères ne sont que spectacles. On n’a jamais discuté
au parlement le plan Monnet, le plan d’importations. Le contrôle
s’exerce sur le budget, mais dans le détail plutôt que dans
l’ensemble. Les commissions et les assemblées corrigent les
écritures et les additions après le directeur du budget. Ce
travail, humble, n’est pas nécessairement stérile, mais il devrait
être complété par des études portant sur l’essentiel.
De cette carence, le parlement n’est pas
toujours responsable. La discussion qu’on lui demande n’aurait de
sens que si le gouvernement lui soumettait une doctrine. Or, les
congrès des partis improvisent volontiers des programmes destinés à
demeurer lettre morte. On ne saurait dire que les gouvernements
aient eu une conception d’ensemble du régime économique qu’ils
souhaitaient ou des buts et moyens de notre occupation en
Allemagne. Or, quand les ministres n’ont pas d’idées, ce sont les
fonctionnaires qui en ont pour eux ou qui agissent comme s’ils en
avaient. On peut noter la tendance des fonctionnaires à imposer
leur ascendant à la plupart des ministres.
Sans doute est-il difficile de démontrer
une telle affirmation sans mettre en cause des personnes ou
utiliser des confidences. En outre, il n’y a plus, en cette
matière, de vérité générale. M. Ramadier voulait tout voir et tout
décider, et il connaissait souvent les dossiers mieux que ses
ministres. Mais il connaissait mieux le dossier du lait que celui
de la France. Il avait une politique pour plusieurs prix plutôt
qu’une politique des prix. En revanche, le ministre des Affaires
étrangères connaît mal les dossiers, sans que cette liberté
d’esprit semble utilisée pour de vastes projets. L’administration
des Finances n’a cessé de conduire ses conducteurs. Un peu partout,
les fonctionnaires de qualité ne craignent pas de prendre des
initiatives qui relèvent, en théorie, de leurs ministres. Ils
savent qu’ils n’ont pas grand’chose à craindre, tant que ces
initiatives demeurent sans répercussion sur les partis et les
personnes.
Beaucoup imaginent, pour ne pas s’arrêter à
cette désagrégation des pouvoirs, que des coalitions clandestines
orientent le destin du pays derrière les façades officielles. À
n’en pas douter, les francs-maçonneries ne manquent pas, depuis
celles d’hier, survivantes de la Troisième République, jusqu’à
celles de demain, celles du parti communiste ou du R.P.F. Les liens
qui se sont tissés pendant l’occupation entre les trafiquants et la
police, entre des groupes de résistants, entre des gangsters
internationaux, n’ont pas été rompus. Nous vivons en une époque de
sociétés secrètes autant que de masses. Il faut beaucoup de
confiance dans le mystère pour prêter à ces bandes une autorité qui
manque aux pouvoirs officiels.
VI. Perspectives
Pour juger objectivement de la qualité
d’une élite, on doit répondre à des questions valables pour tous
les pays.
Jusqu’à quel point l’élite est-elle ouverte
ou fermée? Jusqu’à quel point les promotions sont-elles fréquentes?
La caractéristique de la présente élite ne me paraît pas être la
facilité d’accès qu’elle offre aux neuves ambitions, mais la
multiplicité des chemins. Un jeune ingénieur ou un jeune industriel
peut faire carrière en passant par l’administration publique, par
les affaires privées, par les partis. Il préfère l’une ou l’autre
voie, selon ses convictions ou son caractère. Un jeune écrivain a
le choix entre le talent et l’adhésion à un parti. Mais, sur
chacune de ces voies, la progression n’est pas, en général, plus
rapide ou plus aisée, au contraire. Les partis et les syndicats ont
leurs «bonzes», les affaires privées tendent à la cristallisation,
le parlement, par lui-même, n’offre guère d’occasions de «percer»,
la presse est solidement tenue, les maîtres de la littérature sont
encore jeunes. Il y a plusieurs chemins, aucun ne mène rapidement
au sommet.
Jusqu’à quel point l’élite abuse-t-elle de
sa position pour exploiter le pays et s’enrichir elle-même? Toutes
les élites consomment une part du revenu national que les
moralistes jugent excessive. En France, l’élite administrative est
pauvre, l’élite politique, modérée dans ses exigences. Les anciens
maîtres de l’économie accaparent une moindre fraction que naguère
des bénéfices légaux. Ce qui aggrave l’injustice et la rend
insupportable, c’est l’existence d’une pseudo-bourgeoisie composée
de trafiquants et de gangsters.
Comment l’élite traite-t-elle la majorité
du pays? Comment les gouvernants traitent-ils les gouvernés, les
administrateurs, les administrés? Or, là encore, la réponse doit
être relativement favorable à l’élite actuelle. Sans nier les
injustices et les abus, sans méconnaître la politisation de la
justice, la grossièreté de tant de services, les citoyens, dans
l’ensemble, jouissent encore de larges libertés. Ils ne sont
contraints ni d’aimer ni d’acclamer leurs chefs. Chacun garde une
possibilité de choisir ceux qu’il suivra.
Quelle est donc la critique décisive à
adresser à l’élite actuelle? C’est qu’elle n’en est pas une et
qu’elle gère mal les intérêts nationaux qui lui sont confiés. Non
qu’elle soit plus incompétente qu’une autre: la véritable raison
est qu’elle est divisée au point d’avoir perdu conscience
d’elle-même, de son unité nécessaire et de sa vocation. Aucune
économie ne saurait fonctionner sans un minimum de collaboration
confiante entre fonctionnaires, entrepreneurs et meneurs de masses.
Aucune société ne saurait prospérer si les hommes appelés à
gouverner ensemble se tiennent pour ennemis irréconciliables et
attendent l’instant propice à la bataille décisive. L’unification
totale de l’élite, c’est la mort de la liberté. La division
inexpiable, c’est la mort de l’État. La démocratie survit dans les
pays heureux, où les distinctions à l’intérieur de l’élite
n’empêchent pas la collaboration et l’accord sur l’essentiel.
À la libération, on a tenté une
semi-révolution dans la légalité, le renouvellement partiel, sans
violence, de la classe dirigeante. Comme l’aristocratie anglaise
s’est peu à peu enrichie des représentants des nouvelles forces
sociales, commerçants, banquiers, industriels, aujourd’hui
secrétaires de syndicats, ainsi un personnel issu de la classe
ouvrière, et ayant passé par les syndicats et les partis, aurait
pénétré dans l’élite française. Je crois que la tentative a
échoué.
La classe ouvrière, en tant que telle, ne
détient jamais le pouvoir, les ouvriers ne remplissent jamais les
fonctions directrices de la société. Ceux qui prennent le pouvoir
se donnent pour représentants du prolétariat, anciens ouvriers ou
intellectuels socialistes ou communistes. Quand ces représentants
consentent au réformisme, la transformation pacifique des
institutions et de l’élite est possible. Quand ils visent à la
prise révolutionnaire de l’État et à l’instauration d’une
dictature, qui serait celle non d’une classe, mais d’un parti, la
fusion des éléments anciens et nouveaux en une seule classe
dirigeante est évidemment exclue. Tel est le cas de la
France.
La division de l’élite française, la
désagrégation de l’État qui en résulte, la dispersion de l’autorité
entre les pouvoirs publics et les coalitions privées mènent peu à
peu la nation à une crise redoutable. Chacun pressent qu’un jour
prochain les disciplines rigoureuses de la reconstruction
dissiperont les charmes délétères de l’anarchie (ou pluri-archie).
Mais on ne se décide pas sans peine à préférer une élite
vigoureuse, consciente d’elle-même et de sa volonté aux conflits
des classes, des partis, des équipes et des bandes. On voudrait
moins l’unification de l’élite, qui condamne la liberté, que la
collaboration entre groupes distincts, qui permet la démocratie.
Car l’individu craint de perdre ce que l’État gagnera.
(1)
Réalités
se propose de décrire ultérieurement les principaux régimes
contemporains, en fonction de ces quatre groupes, et de pousser
plus avant l’exploration de chacun de ces groupes en France
même.