Qui gouverne la France?
Réalités
juillet-décembre 1947

Quatre groupes composent l’élite des sociétés modernes: les dirigeants politiques, les administrateurs, les meneurs de masse et les maîtres de l’économie. De la collaboration confiante entre ces groupes dépend la bonne marche d’une démocratie. Mais, en France, l’élite est divisée au point d’avoir perdu conscience de sa vocation. Elle se montre moins soucieuse de la gestion des affaires publiques que de la bataille politique perpétuellement engagée.
Il y a peut-être des gouvernements
pour
le peuple, il n’y a pas de gouvernement
par
le peuple.
Dans les groupements humains les plus simples, comme ceux des enfants, se dégagent spontanément des relations de commandement. Tel garçon donne des ordres et il est obéi. On conçoit que l’égalité économique puisse régner quelque jour au sein des sociétés, encore qu’il n’y en ait pas d’exemples historiquement connus (en dehors des sociétés «en marge», comme celles des jésuites du Paraguay). Même avec l’imagination la plus riche et la plus naïve, on ne conçoit pas que l’égalité politique effective puisse jamais s’établir: toujours certains détiendront la puissance et d’autres la subiront, toujours le petit nombre ordonnera et le plus grand nombre exécutera.
La distinction entre la minorité des gouvernants et le grand nombre des autres ne disparaîtrait que dans une démocratie intégrale, telle que l’ont rêvée certains philosophes grecs. Les citoyens seraient effectivement égaux, les titulaires des fonctions administratives ou gouvernementales ne seraient ni nommés ni élus, mais tirés au sort et renouvelés à intervalles courts et réguliers. À tout instant, certains commanderaient et d’autres obéiraient, mais chacun serait tour à tour parmi ceux-là et parmi ceux-ci, de telle sorte que la variété des lâches n’entraînerait pas une cristallisation de groupes séparés. Même la démocratie athénienne, aristocratie de citoyens, fermée aux esclaves et aux «métèques», fut loin d’approcher un tel idéal. Est-il besoin d’ajouter que la complexité de la civilisation moderne rend inévitable et nécessaire l’existence d’hommes dont le métier est d’administrer les affaires collectives, de légiférer ou de gouverner?
Les sociologues modernes, depuis Georges Sorel et Pareto, ont coutume d’appeler
élite
la minorité qui, à l’intérieur de chaque société, occupe effectivement les postes de direction. Le terme d’élite est pris au sens neutre, sans quelconque nuance de valeur. Une certaine équivoque subsiste en ce qui concerne l’extension de l’élite. Convient-il d’y inclure tous ceux qui, chacun dans leur profession, ont réussi et atteint les échelons supérieurs ou bien ceux-là seulement qui, de près ou de loin, appartiennent au personnel de gouvernement? Pour éviter ces incertitudes, j’ai proposé, pour mon compte, de déterminer dans l’élite des sociétés modernes quatre groupes:
les dirigeants politiques, les meneurs de masse, les administrateurs, les maîtres de l’économie
.
Chacun de ces mots est clair de lui-même. Députés et ministres, secrétaires de syndicats, hauts fonctionnaires civils et militaires, directeurs et membres des conseils d’administration des grandes entreprises, telles sont, me semble-t-il, les quatre catégories sociales entre lesquelles se décompose l’élite des sociétés européennes du XXe siècle. Bien plus, il suffit d’une analyse rapide pour s’assurer que les différents régimes de notre époque sont définis avec assez de précision par les relations, propres à chacun, entre ces quatre catégories(1).
Considérons d’abord le régime soviétique, le plus cohérent de tous. Il saute aux yeux que, dans l’ordre politique, l’essence de ce que l’on appelle totalitarisme, c’est tout simplement l’
unification totale de l’élite
. Administrateurs et chefs d’entreprises sont interchangeables, ils se recrutent selon les mêmes procédés, ils appartiennent au même groupe social. On passe d’une fabrique à un trust ou à un commissariat à l’industrie à mesure que l’on gravit les degrés de la hiérarchie. Les meneurs de masses et les dirigeants politiques ne se séparent pas réellement des administrateurs et des entrepreneurs. Dans la première équipe de la Révolution, les mêmes hommes passaient des ministères techniques à des ministères politiques, du commissariat à l’Industrie lourde ou aux Transports au commissariat à l’Intérieur. De même, les secrétaires de syndicats, au moins aux échelons les plus élevés, appartiennent au parti communiste et, comme les autres fonctionnaires, sont nommés par les autorités supérieures. Autrement dit, l’élite tend à se confondre avec un parti unique, qui sert de voie d’accès aux postes directeurs, qui impose à tous une idéologie impérative, qui ne laisse subsister entre les membres de l’élite que des spécialisations, le plus souvent temporaires, de compétence ou de fonctions. Tel est plutôt organisateur de la sidérurgie et tel autre de la propagande, mais c’est le même type d’homme, le même groupe qui s’affirme ingénieur des âmes et ingénieur des usines.
Dans le régime totalitaire du type national-socialiste, l’unification n’est pas poussée aussi loin. L’administration demeurait composée en majorité de fonctionnaires légués par le Deuxième Reich ou la République de Weimar. Les chefs de l’industrie – les Juifs et quelques personnalités célèbres mises à part – n’avaient pas été touchés par l’opération. La nazification de l’armée et de la bureaucratie ne progressa que lentement, sans être achevée au moment même de l’écroulement. En revanche, Hitler poussa à son terme la fusion des meneurs de masses et des dirigeants politiques. La révolution hitlérienne fut, au sens propre du terme, une révolution de démagogues. Arrivés au pouvoir, ceux-ci se réservèrent le monopole de l’action sur le peuple et une autorité inconditionnelle pour fixer les objectifs et prendre les décisions graves; capitalistes, fonctionnaires et généraux s’inclinèrent devant la volonté des agitateurs triomphants.
Un régime démocratique, à notre époque, se caractérise par la distinction, plus ou moins complète, de ces quatre groupes. En théorie, l’administration est apolitique: chaque parti exerce tour à tour le pouvoir, mais les fonctionnaires survivent à ces changements d’équipes parce qu’ils incarnent l’État dans sa permanence nationale. De même, en théorie, le syndicalisme est apolitique, ou, du moins, non partisan, chargé de défendre les intérêts professionnels, sans être asservi à aucun parti ni prisonnier d’aucune idéologie. Chefs d’entreprises et fonctionnaires, chargés d’organiser ou de diriger l’économie, ne constituent pas une unité; chaque groupe garde ses conceptions, chacun a une formation et un recrutement autres. Enfin, les hommes politiques, entrés au Parlement par la voie de la concurrence électorale, doivent, par des votes, désigner les gouvernants et rédiger les lois. Le problème fondamental de la démocratie moderne se formulerait en ces termes:
à quelles conditions ces quatre groupes de l’élite sont-ils susceptibles, en maintenant leur distinction, d’assurer un gouvernement efficace?
Couramment, on se borne à s’interroger sur le caractère humain et social de l’élite, caractéristique de chaque société. L’activité qui qualifiait pour les postes de direction était jadis la capacité militaire. Le noble était, d’origine et de vocation, celui qui faisait la guerre, celui qui avait, à l’aube du moyen âge, garanti par l’épée la sécurité de ceux qui lui obéissaient. À la fin de la monarchie, les nobles demeuraient des guerriers, mais, une fois la paix intérieure garantie par l’État, leur activité martiale ne justifiait plus leurs privilèges. Les bourgeois, qui exerçaient déjà, en fait, la plupart des fonctions administratives, arrachèrent, par révolution violente ou par évolution, le premier rang dans l’État et dans la hiérarchie sociale que retenaient les représentants du passé. La crise actuelle n’est pas de même nature. Le directeur d’une entreprise ou d’une branche économique fait le même genre de travail, en France, en Angleterre ou en Russie. Les incertitudes portent essentiellement sur deux points: quelles relations s’établissent entre les quatre sous-groupes de l’élite? Dans quelles classes sociales, par quelles méthodes se recrutent les membres de ces groupes?
I. Le personnel politique
Trois ans se sont écoulés depuis la libération de la France. L’insurrection nationale, l’épuration, trois élections générales ont passé. Qui est président de la République? M. Vincent Auriol, qui fut ministre des Finances de Léon Blum en 1936, ministre de la Justice plus tard, un des membres les plus influents de la fraction socialiste dans toutes les législatures entre les deux guerres. Qui est président de l’Assemblée nationale? M. Édouard Herriot, qui occupait déjà le fauteuil en 1940. Qui était président du gouvernement en octobre 1947? M. Paul Ramadier, honnête député, membre intermittent du parti socialiste, qui appartenait au ministère Daladier en 1939 et fit parler de lui quelques jours, lorsqu’il donna sa démission à la suite du discours où le chef du gouvernement avait lancé la formule: remettre la France au travail. En bref, les anciens de la IIIe République ont repris possession de la IVe République. Pour le choix des hommes, du moins, on a préféré le raisonnable au neuf.
Le slogan des hommes nouveaux est-il donc resté sans écho et sans effet? Certainement pas. Aux premières élections, celles du 21 octobre 1945, les anciens parlementaires, députés et sénateurs, constituent une faible minorité (46 députés et 8 sénateurs, plus 9 anciens ministres). Même si l’on ajoute à ce chiffre les 75 membres de l’Assemblée consultative élus (qui, pour la plupart, sortent de la résistance et n’appartenaient pas au personnel politique d’avant guerre), la majorité reste, et de loin, aux hommes qui n’ont encore jamais siégé dans une assemblée nationale (370 sur 522). Bien plus, sur ces 370, 207 sont, d’après les statistiques, sans antécédents politiques, cependant que 163 ont été déjà maires ou conseillers généraux. Autrement dit, en 1945, le personnel parlementaire a été renouvelé pour les quatre cinquièmes, renouvellement qui s’explique par le gonflement massif des effectifs de deux grands partis (le parti communiste, qui double le nombre de ses députés, le M.R.P., qui n’existait pas avant 1939), par l’effondrement des partis de droite et du parti radical, par l’épuration rigoureuse à l’intérieur du parti socialiste.
Il est donc vrai que, en 1945, place a été faite à des hommes neufs. Que s’est-il passé ensuite? Deux phénomènes également caractérisés. Le nouveau personnel s’est installé dans la place et a montré, à travers les élections successives, tenues, d’ailleurs, à intervalles rapprochés, une grande stabilité. Sur 522 députés métropolitains, il n’y en a que 108, le 2 juin 1946, qui n’aient jamais appartenu à une assemblée législative. Pour les quatre cinquièmes, la deuxième assemblée constituante est la même que la première. Les changements tiennent au progrès de certains partis, au déclin de certains autres. Mais les partis présentent, en règle générale, les mêmes hommes aux mêmes endroits. Le 10 novembre 1946, la stabilité est plus marquée encore: 452 députés sortants sur 544.
La proportion des députés non sortants était sensiblement plus forte avant guerre, puisqu’elle s’élevait à 59,1 en 1919, 44,5 en 1924, 50,1 en 1928, 34,1 en 1932, 45% en 1936. On objectera sans doute que naguère quatre ans s’écoulaient entre deux élections, alors que les élections se sont succédé de six mois en six mois. C’est là, en effet, une des explications de la stabilité du personnel parlementaire. Mais il y en a une autre, que je crois plus probante. Dans le cas du scrutin proportionnel, l’élection est précédée d’une désignation. La tête de liste M.R.P. à Brest ou à Strasbourg, la tête de liste communiste à Paris ou à Marseille, la tête de liste socialiste à Toulouse ou à Limoges est élue d’avance. Ce sont les états-majors des partis qui, par la constance de leur choix, assurent la stabilité du personnel politique.
Or, c’est là un deuxième phénomène incontestable; le personnel politique, qui a fait carrière par l’intermédiaire des partis ou qui vient de la résistance, a laissé peu à peu la majorité des postes supérieurs à des parlementaires chevronnés: Vincent Auriol, Ramadier, Herriot. Même le président du Conseil M.R.P. appartient aux assemblées d’avant guerre. Pour certains ministres, ceux du M.R.P. en particulier, la promotion a été exceptionnellement rapide. Bidault a fait ses premières armes d’homme d’État au quai d’Orsay, d’autres M.R.P. ont reçu un portefeuille sans avoir les quelques années d’ancienneté parlementaire qui, dans la pratique antérieure, passaient pour nécessaires. Mais cette accélération des carrières est beaucoup moins accentuée ailleurs. Même dans des circonstances normales, Ramadier arrivait à l’âge où notre république, toujours inclinée à la gérontocratie, autorise les plus hautes ambitions. Depreux est un jeune parlementaire, mais un vieux militant socialiste. Le maroquin lui est échu probablement quelques années plus tôt qu’en des temps moins troublés. Autrement dit, certains ont pu brûler les étapes qui conduisent du fauteuil de député à celui d’Excellence, mais peu à peu ces carrières-éclair se font plus rares. La vie parlementaire reprend – pour combien de temps? – son rythme accoutumé.
Pourquoi Vincent Auriol, Ramadier, Édouard Herriot se sont-ils imposés, alors qu’en 1944 ils participaient du discrédit répandu sur le régime qui s’était suicidé en 1940? On dira que la conjoncture politique a réservé aux partis du centre, socialiste et radical, vaincus aux élections, mais indispensables au gouvernement, une position-charnière et que ces vieux partis ont favorisé la revanche des hommes vieux. On ajoutera que la solidarité des générations, des amitiés, celle aussi des associations dites secrètes, ont joué. Léon Blum, Édouard Herriot ont conseillé, dit-on, à Vincent Auriol, de faire appel à Ramadier. Les maîtres de la troisième ont colonisé la quatrième. Mais il y a autre chose. Les talents sont rares dans le personnel nouveau. Comme orateurs, les anciens n’eurent pas grand mal à éclipser les jeunes (à quelques exceptions près). Ils ont aussi plus d’expérience des affaires, plus de subtilité tactique. Ils manœuvrent mieux dans l’hémicycle et surtout dans les couloirs. Quand on rêve d’un grand ministre des Finances, c’est la figure de Paul Reynaud qui apparaît. Quand on a besoin d’un sauveur, c’est Léon Blum que l’on invoque. Il serait injuste de dire que la génération d’après guerre a fait faillite, elle a fourni quelques ministres honorables, mais elle ne s’est pas imposée.
La politique est parfois une vocation, elle est presque toujours un métier. Le député parvient difficilement à vivre à Paris avec la seule indemnité parlementaire, du moins s’il appartient à un milieu bourgeois. Ou bien, donc, il cumule la profession parlementaire avec sa profession antérieure: c’est le cas de la majorité des avocats ou journalistes qui, bien souvent, doivent à leurs élections, directement ou indirectement, un supplément de revenus professionnels. C’est le cas aussi des chefs d’entreprises agricoles, industrielles ou commerciales. Ou bien ils renoncent à leur ancien métier, mais trouvent dans le métier parlementaire des revenus au moins équivalents à ceux dont ils disposaient auparavant: c’est le cas des fonctionnaires et, en particulier, des professeurs qui jouent un rôle croissant dans la démocratie française du XXe siècle. Ou bien, enfin, ce sont des ouvriers, militants syndicalistes ou communistes, qui, parfois, se contentent de l’indemnité parlementaire, parfois ont des activités complémentaires dans la presse ou dans d’autres organisations du parti.
Les assemblées libérales de la fin du siècle dernier, après l’élimination progressive des ducs et des grands bourgeois, comprenaient une proportion importante d’avocats. Les parlementaires réputés de la Troisième République ont été de grands avocats: Ribot, Poincaré, Millerand, Paul-Boncour, etc. Entre les deux guerres, déjà, on assiste au déclin des avocats. Les chefs du cartel des gauches, Herriot, Painlevé, Daladier, sont des professeurs. Léon Blum, bien qu’il ait un cabinet d’avocat, est surtout un juriste du conseil d’État. Dans les statistiques de la répartition des députés selon les catégories professionnelles, on trouve la marque de cette évolution. Les membres des professions judiciaires, dans les Chambres de 1936, où ils ont déjà sensiblement perdu, sont encore au nombre de 131; ils ne sont plus que 72 dans la Chambre du 10 novembre 1946. En revanche, les fonctionnaires en activité, qui n’étaient que 96 en 1936, sont 125 en 1946. Il n’y avait que 13 députés catalogués «cadres de l’industrie», il y en a 25; 7 ouvriers, il y en a 53.
Ces changements sont aisément explicables. Dès avant la guerre, on devenait député socialiste ou communiste quand on avait obtenu l’investiture du parti. Cette investiture était donnée par la fédération socialiste ou sur la recommandation de celle-ci, ou encore par le bureau politique du parti communiste. La fédération socialiste était dirigée par des militants locaux, le plus souvent fonctionnaires, en particulier professeurs: d’où le nombre des fonctionnaires (32 sur 89 et 28 professeurs) dans le groupe S.F.I.O. Les candidats communistes sont des militants du parti, très souvent sortis de la classe ouvrière, et qui ont gravi les échelons des syndicats et du parti. Dans les partis du centre et de droite, les situations locales et la personnalité du candidat jouaient encore un grand rôle. L’investiture de la rue de Valois, de l’Alliance démocratique ou de l’U.R.D. ne pesait pas lourd sur la décision des électeurs. Le M.R.P. a introduit au centre droit le recrutement par l’intermédiaire du parti. Quelques personnalités sorties de la démocratie chrétienne ou de la résistance tiennent l’état-major et, par suite, contrôlent la désignation des candidats. D’après la répartition professionnelle, le recrutement paraît avoir été assez éclectique. Du groupe M.R.P., le 10 novembre 1946, les fonctionnaires représentent le sixième (25), les professions libérales, près des deux sixièmes, l’industrie, à peu près un sixième, partagé presque également entre direction et cadres ou ouvriers, les chefs d’exploitations agricoles, 19. Cette statistique parle d’elle-même. Le personnel comprend trois types principaux: des notabilités locales que le parti a volontiers acceptées, des militants de syndicats chrétiens, des intellectuels, avocats et professeurs (Bidault, Teitgen). Ceux qui, en 1946, ont été élus grâce à leur influence personnelle se situent à droite ou surtout dans le R.G.R. Que de jeunes hommes, comme le général Chaban-Delmas ou Bourgès-Maunoury, grands chefs de la résistance, se soient inscrits provisoirement au parti radical est un signe des temps. Les personnalités, rebelles à la discipline des partis monolithiques, reviennent au radicalisme, qui passait pour mort et auquel ils promettent peut-être une nouvelle jeunesse.
Le recrutement par les partis n’est pas en soi et nécessairement mauvais. Tel qu’il est pratiqué à la S.F.I.O, il entretient la cooptation des médiocres, il décourage les esprits indépendants et les caractères vigoureux. Il impose une progression lente, presque à l’ancienneté, des sections aux fédérations et de celles-ci au parlement. Sans doute, à la libération, à la faveur de l’épuration, le rythme a été grandement accéléré et les promotions ont été rapides, mais les hommes venus de l’extérieur ont été repoussés (Alexandre Parodi) ou écartés (U.D.S.R.). À nouveau, le vieil organisme est cristallisé. L’état-major est en place pour de longues années, à moins qu’il ne soit emporté en même temps que la Quatrième République elle-même.
Il subsiste plus de jeu dans le mécanisme M.R.P., encore que la prise de possession par l’équipe dirigeante soit solide. Mais les troupes sont encore trop instables pour que l’état-major soit entièrement rebelle au renouvellement.
On voudrait suspendre son jugement et laisser à l’avenir le soin de porter un jugement définitif sur le personnel politique d’après guerre. Mais ce personnel a-t-il encore du temps devant lui?
II. L’administration
L’administration française a été épurée. Dans quelle mesure est-elle aujourd’hui autre qu’elle était avant la guerre?
Au ministère des Finances, les cadres supérieurs (inspection) n’ont presque pas été touchés par l’épuration. Il y a eu des déplacements, mais pas de révocations. Le redoutable et légendaire directeur du Budget, Didier Gregh, est devenu «comptable national» dès Alger, où il arriva de Vichy à la fin de 1942. Le directeur des finances extérieures, M. Guindey, suivit le même itinéraire, à la même époque. Dès la quarantaine, ils touchent au sommet de la hiérarchie. Mais bien d’autres inspecteurs, entre les deux guerres, s’élevèrent aussi vite, aussi haut. Peut-être la guerre leur a-t-elle fait gagner quelques années, ce n’est même pas sûr. On en dirait autant de M. Monick, gouverneur de la Banque de France, attaché financier à Londres en 1940, secrétaire général du Maroc en 1940-1941, révoqué sur l’ordre des Allemands et, ensuite, actif dans la résistance. Lui aussi était promis à ces honneurs, couronnement d’une carrière.
Aux Affaires étrangères, on a créé, après la libération, un «cadre latéral» qui permit de recevoir quelques dizaines de combattants et de résistants qui avaient bien mérité de la patrie, mais n’avaient pas passé par le fameux concours. On ne saurait dire que cette mesure ait sensiblement modifié le corps diplomatique. Au quai d’Orsay, à l’administration centrale, trois fonctionnaires seulement, dont un directeur, Étienne Dennery, appartiennent au cadre latéral. Deux des chefs administratifs de notre diplomatie, Hervé Alphand et Couve de Murville, viennent de l’inspection des finances. Aux Relations culturelles, Louis Joxe et Baillou sont des transfuges de l’Université. À quelques exceptions près, le personnel du quai d’Orsay a été fourni par la méthode traditionnelle de recrutement. Parmi les ambassadeurs, on compte, il est vrai, quelques exceptions de marque, comme Henri Bonnet à Washington. Mais, déjà, les gouvernements de la Troisième République se réservaient le droit de désigner des hommes politiques ou des personnalités à ces postes dont l’importance dépasse le cadre bureaucratique sans exiger de formation spécialisée.
Au ministère de l’Intérieur, les modifications paraissent plus sensibles. Les titulaires des principaux postes ont changé depuis 1939, mais, dans la majorité des cas, les titulaires actuels faisaient partie de l’administration. Pour certains, la promotion est due à des services exceptionnels rendus pendant l’occupation. Pour d’autres, plus nombreux, elle a été simplement accélérée en raison des vides creusés par l’épuration. Très exceptionnellement, le haut fonctionnaire vient du dehors et doit sa situation exclusivement à son action de guerre (cas du directeur général de la Sûreté générale, commissaire de la République à Limoges).
La liste des préfets suggère des commentaires du même ordre. La majorité des préfets actuels sort de la carrière préfectorale. Ils étaient, en 1940, sous-préfets ou secrétaires généraux de préfecture. Cependant, une trentaine de préfets de 1946 venaient de la Résistance, et, parmi eux, une dizaine étaient d’anciens professeurs: Pierre Bertaux, préfet du Rhône, après avoir été commissaire de la République à Toulouse, Vivier, Lebas, Delaunay, professeurs d’histoire, résistants et aujourd’hui préfets.
Le ministère de l’Intérieur (on ferait des remarques analogues à propos du ministère de la Justice) marque la forme extrême du bouleversement subi par notre administration: les titulaires de la plupart des postes supérieurs ou même moyens (pour les préfets) ont changé, encore que le recrutement ait, quatre fois sur cinq, favorisé l’avancement à l’intérieur du corps lui-même. Les changements sont moins nombreux, l’introduction d’éléments étrangers, plus rare dans les ministères techniques, Finances et Travaux publics. Dans ce dernier ministère, on aurait probablement constaté autant de modifications de 1929 à 1939 que de 1939 à 1947.
Le problème se pose en termes moins simples dans les ministères sans tradition et sans cadres, Production industrielle et Économie nationale. Les cadres supérieurs du premier furent évidemment bouleversés au moment de la libération, mais le passage d’un ministre communiste n’y laissa pas autant de traces qu’on le dit. M. Marcel Paul avait amené avec lui un cabinet exceptionnellement nombreux. Chaque membre de celui-ci avait pour mission de contrôler un secteur de l’administration, peut-être de s’initier au métier, afin de remplacer un jour le directeur ou le sous-directeur en place. Mais ce remplacement ne se produisit que très rarement (il en fut tout autrement dans certaines entreprises nationalisées, comme les houillères où les premiers directeurs furent choisis en raison de leur appartenance politique).
Au ministère de l’Économie nationale, les grands fonctionnaires, M. Rosenstock-Franck, directeur des prix, M. Roger Nathan, directeur du Commerce extérieur, viennent du dehors. Le premier est un ancien ingénieur des Tabacs, le second, un agrégé de philosophie: l’un et l’autre sont des sociologues et des économistes connus pour leurs livres et leurs articles. Leur présence à ces postes illustre l’avantage éventuel du recrutement libre, livré à la discrétion du ministre, quand celui-ci en profite pour désigner non des clients, mais des hommes de compétence et de caractère.
Que conclure de ces rapides indications? Que, dans l’ensemble, notre administration ne diffère pas essentiellement de ce qu’elle était en 1939. La réforme du recrutement qu’entraîne la création de l’École d’administration ne donnera de résultats que dans dix ans. Certains services, comme ceux de la police, passent pour avoir été désorganisés et pour être encore noyautés par les partis rivaux. À s’en tenir aux chefs de service, on constate qu’en huit ans les hommes ont, dans les ministères politiques, presque tous changé, mais que les remplaçants appartiennent aux mêmes milieux sociaux, aux mêmes corps professionnels, ont passé par les mêmes filières que leurs devanciers. Quelques-uns ont brûlé les étapes, leurs titres de guerre les ayant qualifiés plutôt que la compétence. Mais ces cas sont moins fréquents qu’on ne le dit, très rares, en tout cas, aux Affaires étrangères, aux Finances, aux Travaux publics.
Nous avons omis volontairement l’élite militaire. Les grands chefs de l’armée se sont affirmés à la seule épreuve valable, celle du combat. Certaines carrières, celles de Koenig et de Leclerc, rappellent celles des généraux de la Révolution. En ce sens, la qualité devrait être plus incontestable après qu’avant la guerre. Mais osera-t-on en dire autant des chefs de notre marine, de notre aviation? La discrimination n’a-t-elle pas été faite autant par le hasard (présence en Afrique du Nord à la fin de 1942) que selon les mérites? Et ceux qui sont restés jusqu’au bout fidèles au maréchal étaient-ils nécessairement inférieurs en valeur professionnelle à ceux qui ont «compris» à temps?
III. Meneurs de masses
Quand on jette un coup d’œil sur le personnel de la C.G.T. on ne peut manquer d’être frappé par le fait que les mêmes hommes sont restés en place depuis l’avant-guerre. Quelques-uns ont disparu: Belin, Dumoulin, la fraction syndicaliste liée à Paul Faure et aux Munichois du parti socialiste, qui se sont engagés peu ou prou dans le vichysme ou la collaboration. Ces exclusions mises à part, les hommes qui, aujourd’hui, dirigent la grande confédération ouvrière étaient à peu près tous déjà connus avant la guerre (Louis Saillant est la seule «révélation» syndicale de ces dernières années). Ils occupaient tous dans le parti communiste ou la C.G.T. des positions importantes. Des deux secrétaires généraux, l’un, Léon Jouhaux, remplissait ces fonctions à l’ancienne C.G.T., l’autre, Benoît Frachon, à la C.G.T.U., avant la fusion. Des secrétaires actuels, deux, Bothereau et Racamond, l’étaient déjà en 1939, les autres, Marie Couette, G. Monmousseau, A. Tollet, H. Raynaud, P. Le Brun, étaient des militants communistes connus, les autres, Neumeyer, Bouzanquet et Delamare, des militants syndicalistes connus (C.G.T. non communiste).
Il est probable que dans les fédérations et les sections départementales on rencontrerait davantage de noms nouveaux, encore que, là aussi, les notables de la politique et du syndicalisme ne manquent pas: Hénaff (à l’Union des syndicats parisiens), Arrachard (à la Fédération du bâtiment). Pour l’instant, bornons-nous à marquer qu’en France, comme dans la plupart des pays étrangers, l’élite syndicale est une élite stable. L’ouvrier qui a gravi les échelons de la hiérarchie syndicale ne les redescend presque jamais. La direction d’un syndicat est une sorte de métier. Une fois qu’on l’a choisi, on le garde. Le phénomène que l’on désignait en Allemagne par le terme, peut-être injustement péjoratif, de «bonze» est universel.
Quelles qualités désignent pour les fonctions syndicales? Quelles qualités permettent de faire carrière dans la profession? Des analyses plus poussées seraient nécessaires pour répondre à ces interrogations avec une suffisante précision. À l’heure présente, il semble que la désignation aux postes supérieurs soit surtout affaire politique. Dans les comités d’entreprises, l’ouvrier connaît les candidats et les élit selon ses préférences, à moins qu’il n’obéisse aux consignes de la «cellule». En étudiant les caractères des élus on parviendrait à déterminer les qualités humaines qui imposent aux ouvriers et attirent leurs suffrages. Les élections aux niveaux supérieurs, aux fédérations, aux unions départementales, aux confédérations, quand elles ont lieu régulièrement, se font inévitablement à plusieurs degrés. Les travailleurs n’ont guère le moyen de se décider en faveur de ceux qui ont le mieux défendu leurs intérêts. De plus en plus, là même où il subsiste des élections à peu près régulières, on vote politiquement, pour le représentant de telle ou telle tendance. L’art d’arriver au sommet dans une C.G.T. colonisée n’est pas différent de l’art d’arriver à l’intérieur du parti communiste lui-même.
Aussi, la différence la plus frappante entre la C.G.T. d’avant guerre et celle d’après guerre est-elle marquée par la promotion des militants communistes et la supériorité de force qu’ils ont acquise au moment de la libération sur les militants ex-confédérés. À la commission administrative, aux fédérations et unions départementales ils détiennent, le plus souvent, les leviers de commandes. Le noyautage était déjà en bonne voie avant 1939, il était loin d’être aussi poussé qu’aujourd’hui. Encore convient-il d’ajouter qu’un mouvement de réaction se développe depuis plusieurs mois, que des fédérations dissidentes se sont constituées chez les cheminots, dans la sidérurgie, les postes, etc., et que la tendance ex-confédérés s’organise, soit en vue d’une scission, soit en vue de la résistance à l’intérieur de l’unique C.G.T.
La confédération ouvrière représente la plus puissante organisation de masses, mais toutes les classes ou couches de la nation ont aujourd’hui leurs syndicats, leurs fédérations, leurs confédérations. Les agriculteurs ont leur C.G.A., sortie de la corporation agricole par voie de métamorphose démocratique. Mais que peut être l’influence réelle de la C.G.A. sur les masses agricoles? Dans quelle mesure les consignes venues d’en haut sont-elles suivies par les adhérents? Le moins que l’on doive dire, c’est que l’organisation en est encore à la phase de mise en place et que son prestige dans les campagnes varie singulièrement selon le crédit dont jouissent localement ceux qui la représentent. Au fur et à mesure que l’on passe de la C.G.T. à la C.G.A., à la Confédération des classes moyennes et à la Confédération du patronat français, la nature même des organisations change peu à peu. Pour reprendre notre vocabulaire, on glisse des meneurs de masses aux maîtres de l’économie. Certes, confédérations ouvrières et confédérations patronales défendent les intérêts de leurs mandants, les uns contre les autres ou tous et chacun contre l’État. Mais les dirigeants de la C.G.T. encadrent, animent, soulèvent, apaisent des masses composées de ceux qui n’ont d’autre richesse que leur travail, d’autre force que leur nombre. Les masses agricoles sont singulièrement plus diverses: fermiers et propriétaires, producteurs de blé et éleveurs de bétail ont au moins autant de motifs de s’opposer que de s’unir. Sans doute, l’unité de la classe ouvrière est-elle aussi, pour une part, un mythe. Il y a une hiérarchie des salaires que les uns souhaitent élargir et les autres réduire. À courte échéance, les syndicats des industries mécaniques ont le même intérêt à obtenir un accroissement des attributions de matières premières que les patrons de la même industrie. Du moins, les divergences sont-elles surmontées, dans la psychologie ouvrière, par l’idée de l’unité de classe. Cette idée n’existe pas dans les classes moyennes, à peine chez les chefs d’entreprises. Les confédérations patronales remplissent des tâches intermédiaires entre celles des meneurs de masses et celles des dirigeants de l’économie. Ils n’animent pas des masses, ils défendent, par des méthodes parfois imitées de celles des masses ouvrières (grève des commerçants), des intérêts professionnels, ils négocient avec les syndicats ouvriers ou avec les pouvoirs publics quand ceux-ci ont à prendre des décisions qui affectent l’ensemble ou une fraction du patronat. Ils deviennent politiques parce qu’à notre époque tout dépend de l’État et qu’il n’y a pas de défense professionnelle sans action sur l’État.
Comment les chefs politiques des classes moyennes ou du patronat sont-ils parvenus aux postes qu’ils occupent? Dans le cadre du patronat, il s’agit d’une cooptation authentique. M. Villiers a été désigné par ses pairs. Les dirigeants de la Confédération des classes moyennes sont ceux mêmes qui en ont pris l’initiative. Actifs dans une organisation particulière, ils ont conçu et réalisé un groupement plus vaste, dont l’importance politique reste encore inconnue.
IV. Maîtres de l’économie
L’élite de notre économie, dans tout le secteur non nationalisé, n’a subi de modification sensible depuis l’avant-guerre. Telle ou telle personnalité compromise a disparu. Ici et là, des Joanovici ont surgi, à la faveur du marché noir, des trafics de devises et des compromissions multiples de la collaboration et de la libération, une classe de gangsters embourgeoisés s’étale sur les pavés de la capitale. Mais, à ces réserves près, le monde de ce que la propagande appelle les deux cents familles a survécu aux catastrophes.
Rien de plus révélateur, à cet égard, que de parcourir les annuaires. La plupart des membres des conseils d’administration des grandes sociétés anonymes ont conservé leur situation sans que les changements paraissent sensiblement plus nombreux que ceux auxquels on se serait attendu après un intervalle de dix années. Les grands noms des dynasties bourgeoises reviennent avec une fréquence normale. Seule, la loi sur les sociétés anonymes a limité le nombre des conseils dont fait partie une seule et même personne. Il n’est pas sûr que cette limitation légale modifie les entrecroisements d’intérêts.
En revanche, le secteur nationalisé a favorisé la promotion d’une nouvelle élite économique. Dans toutes les entreprises nationalisées, les conseils d’administration ont été entièrement renouvelés. Les grands bourgeois administrateurs de sociétés anonymes ont, en majorité, disparu, des administrateurs, soit nommés par les ministères, soit désignés par des coalitions privées, prennent leur place. En revanche, le personnel de direction semble avoir été à peine atteint dans les banques, davantage dans les assurances, plus encore dans les houillères et dans le Gaz et l’Électricité de France, où, surtout dans les houillères, la «politisation» semble avoir été poussée le plus loin.
Les administrateurs généraux ou directeurs généraux des banques nationalisées viennent du milieu même qui fournissait les directeurs des anciennes banques. Ils remplissaient déjà auparavant des fonctions de premier ordre: Pierre de Mouy, à la Société Générale (vice-président du conseil d’administration en 1939), Édouard Escarra, administrateur général du Crédit Lyonnais, administrateur de plusieurs autres sociétés (Société foncière lyonnaise, Union pour le Crédit à l’Industrie nationale, Crédit national). Le vice-président, directeur général du Comptoir national d’Escompte, est Charles Farnier, qui, en 1939, était administrateur directeur général de la même banque.
Les conseils d’administration, en revanche, portent la marque de la «révolution» ou «réforme de structure» intervenue. La loi prévoit que les conseils comprendront quatre administrateurs désignés par le ministre de l’Économie nationale, quatre désignés par les grandes organisations syndicales, quatre désignés par le ministre des Finances, dont deux pour représenter la Banque de France et deux parmi les personnalités ayant une expérience bancaire. Ces lois ont eu, évidemment, pour résultat de faire entrer dans les conseils d’administration des banques des représentants des classes populaires comme Raynaud (Crédit Lyonnais) et Bothereau (Société Générale).
Par suite, ce personnel d’administration des sociétés nationalisées est devenu extrêmement hétérogène: survivants des anciens conseils, choisis par les ministères en fonction de leur compétence, militants des organismes syndicaux, anciens fonctionnaires amis de ministres, ayant fait carrière dans les zones intermédiaires entre la politique, les affaires privées et l’administration publique. Ces divers types se retrouvent dans les conseils d’administration des sociétés d’assurances nationalisées, du Gaz et de l’Électricité de France, sans qu’il soit aisé, après un temps aussi court, de juger les résultats obtenus.
Tout ce que l’on est en droit de dire, c’est que la méthode de recrutement paraît singulièrement aléatoire. Des représentants syndicaux ne sont pas des hommes choisis pour leur savoir, mais des «bonzes». Les fauteuils d’administrateurs sont devenus des prébendes. Il en était parfois ainsi dans le capitalisme privé. Le capitalisme d’État commet, d’emblée, la même erreur. Les représentants de l’État sont désignés par les ministres: ceux-ci ne manquent pas nécessairement de jugement, mais ils ont des obligations à l’égard de leur clientèle. Ceux qui, pour faire carrière, s’attachent à la fortune d’un ministre sont rarement les meilleurs. Enfin, la conséquence la plus claire de ce système est d’introduire la politique dans l’administration des grandes affaires.
Le mal demeure limité aussi longtemps que, seul, le conseil d’administration est atteint. C’est le cas, semble-t-il, dans les banques. Ce n’est le cas ni des houillères, ni du gaz, ni de l’électricité. La commission d’enquête belge sur les houillères a signalé les ravages que cause l’intrusion de la politique et des rivalités de partis dans une question qui devrait être soumise aux seules considérations techniques. On n’a pas oublié la controverse entre socialistes et communistes à propos des directeurs des houillères, la démission récente de M. Duguet, le changement du titulaire à la direction générale de l’électricité quand un ministre socialiste prit la succession du ministre communiste. Le secteur nationalisé a connu les méfaits du tripartisme: il ne les a pas encore surmontés.
V. La relation des forces
Comment ont évolué, depuis l’avant-guerre, les forces relatives des quatre groupes de l’élite? On constate tout d’abord l’affaiblissement, absolu et relatif, des maîtres de l’économie (appelons-les maintenant milieux capitalistes, puisque nous englobons sous ce terme les chefs d’entreprises, les financiers, les administrateurs de sociétés), le renforcement, absolu et relatif, des meneurs de masses.
L’affaiblissement des premiers tient à de multiples causes, au reste bien connues. Banques et entreprises françaises ont perdu une grande partie de leur portefeuille étranger. Les participations dans l’industrie d’Europe centrale et orientale ont été liquidées par les Allemands, l’État français s’est fait céder les valeurs mobilisables. Le capitalisme français a perdu, en large mesure, sa position internationale (que même les avoirs français clandestins en Suisse et aux États-Unis ne lui rendraient pas). Il a perdu ensuite des positions intérieures. Gaz, électricité, houillères, banques de dépôts, assurances échappent au contrôle des chefs d’entreprises ou des financiers. Certains hommes, issus des milieux d’affaires, ont conservé la haute main sur telle banque ou telle société d’assurances. Les capitalistes ne sont ni sans liens avec la direction du secteur nationalisé ni sans action sur elle. Malgré tout, ils ne gardent cette influence qu’à titre précaire. N’importe quelle équipe résolue, maîtresse de l’État, imposerait aisément sa volonté. Enfin, les maîtres de l’économie ont perdu une bonne part des positions qu’ils tenaient dans les organismes de presse et de publicité. La radio est tout entière «nationalisée» (au moins provisoirement). La presse, sortie de la Résistance et de la Libération, est surtout une presse de partis. Le nombre de journaux qui appartiennent à des capitalistes privés est réduit. En dehors de l’anticommunisme, on ne voit pas que les maîtres de l’économie aient, depuis trois ans, inspiré aucun thème de propagande politique. Ils n’ont ni soutenu énergiquement ni combattu violemment aucun gouvernement. Le seul moment où leur collaboration avec les pouvoirs publics se nuança d’ardeur fut celui du gouvernement Blum.
Le renforcement des meneurs de masses est tout aussi évident et tient à des causes également visibles. Le nombre des syndiqués a augmenté, ou plutôt avait augmenté, en 1944-1946. La C.G.T. se vantait de plus de 6 millions d’adhérents, mais ce chiffre n’a jamais été incontesté, en raison de l’habitude prise par les fédérations d’acheter les cartes et les timbres en bloc, quitte à ne pas les revendre aux ouvriers. Au reste, depuis un an, les effectifs ont fondu, de l’aveu même des dirigeants. La centrale ouvrière n’en reste pas moins puissante parce qu’elle groupe l’immense majorité des salariés (la C.F.T.C. n’en groupe guère plus qu’un cinquième), et qu’elle obéit jusqu’à présent aux consignes d’un parti. En une période comme celle que nous traversons, les occasions de conflits sociaux surgissent à chaque instant. La C.G.T. amplifie ou refoule les revendications des masses, selon les intentions et les intérêts du parti communiste. Cette solidarité entre organisme syndical et formation politique, la présence de communistes, soumis à la même discipline, d’une part, dans les conseils d’administration du secteur nationalisé ou dans le groupe parlementaire le plus nombreux, d’autre part, dans les conseils directeurs de la C.G.T., cette interpénétration du syndicalisme et de la politique constitue (ou constituait) l’arme décisive de la puissance communiste. Tel est précisément l’enjeu de la bataille présente, aussi bien dans la C.G.T. qu’au parlement et dans le pays: les communistes veulent garder cette arme, leurs adversaires, la leur arracher.
L’affaiblissement des maîtres de l’économie, le renforcement des meneurs de masses (syndicalistes et politiques) se traduisent d’ailleurs moins à l’intérieur des entreprises que dans la politique de l’économie. Les comités d’entreprises ont donné aux délégués élus du personnel un droit de regard sur la gestion. Il en est résulté, selon les cas, des contestations stériles ou une participation psychologiquement, sinon techniquement, féconde. Mais, pour l’essentiel, l’autorité nécessaire des chefs d’entreprises a été maintenue ou peu à peu restaurée (dans le cadre de règlements, d’ailleurs stricts, comme ceux qui concernent l’embauchage et le débauchage du personnel). C’est l’autorité politique des maîtres de l’économie dans la cité qui a diminué, c’est l’autorité politique des meneurs de masses qui a augmenté.
Comment ont évolué les relations entre les forces sociales – ouvrières et patronales – et les pouvoirs publics – gouvernement et administration? La réponse est sur ce point plus difficile, car l’évolution est moins nette. Le gouvernement craint davantage la pression directe des syndicats ouvriers que celle des syndicats patronaux, mais il redoute aussi l’hostilité de ces derniers qui, de multiples manières, sont en mesure de freiner ou de paralyser l’action de l’État. Les pouvoirs publics, depuis le début de la guerre, dirigent l’activité économique en fixant les prix, les salaires, la répartition des matières premières et le plan d’importations. Inévitablement, les décisions prises sont favorables ou contraires à tel ou tel intérêt privé. L’industrie automobile proteste contre l’insuffisance de l’allocation des matières premières et obtient parfois une augmentation des contingents. Contre la fixation des prix, les entrepreneurs ont la ressource de protester publiquement, mais aussi de tourner le décret. En fait de salaires, la réponse des administrés aux administrateurs est double: les salaires effectifs, depuis un an et demi, dépassent régulièrement les salaires légaux; d’autre part, par la grève, on obtient la hausse des salaires légaux. En fait d’économie, le gouvernement légal est inhibé, contrarié, nargué, défié, paralysé par la fraude individuelle et collective et par la révolte, ouverte ou secrète, des organismes professionnels.
Quant aux relations entre ministres, fonctionnaires et députés, elles résistent moins encore à des généralisations, tant la situation varie de ministère à ministère, selon la personnalité des ministres et des fonctionnaires. En simplifiant, on dira d’abord que l’influence des députés, toujours sensible dans les questions particulières affectant des intérêts de personnes, est de plus en plus faible sur les décisions qui affectent le destin national. Les délibérations publiques sur les Affaires étrangères ne sont que spectacles. On n’a jamais discuté au parlement le plan Monnet, le plan d’importations. Le contrôle s’exerce sur le budget, mais dans le détail plutôt que dans l’ensemble. Les commissions et les assemblées corrigent les écritures et les additions après le directeur du budget. Ce travail, humble, n’est pas nécessairement stérile, mais il devrait être complété par des études portant sur l’essentiel.
De cette carence, le parlement n’est pas toujours responsable. La discussion qu’on lui demande n’aurait de sens que si le gouvernement lui soumettait une doctrine. Or, les congrès des partis improvisent volontiers des programmes destinés à demeurer lettre morte. On ne saurait dire que les gouvernements aient eu une conception d’ensemble du régime économique qu’ils souhaitaient ou des buts et moyens de notre occupation en Allemagne. Or, quand les ministres n’ont pas d’idées, ce sont les fonctionnaires qui en ont pour eux ou qui agissent comme s’ils en avaient. On peut noter la tendance des fonctionnaires à imposer leur ascendant à la plupart des ministres.
Sans doute est-il difficile de démontrer une telle affirmation sans mettre en cause des personnes ou utiliser des confidences. En outre, il n’y a plus, en cette matière, de vérité générale. M. Ramadier voulait tout voir et tout décider, et il connaissait souvent les dossiers mieux que ses ministres. Mais il connaissait mieux le dossier du lait que celui de la France. Il avait une politique pour plusieurs prix plutôt qu’une politique des prix. En revanche, le ministre des Affaires étrangères connaît mal les dossiers, sans que cette liberté d’esprit semble utilisée pour de vastes projets. L’administration des Finances n’a cessé de conduire ses conducteurs. Un peu partout, les fonctionnaires de qualité ne craignent pas de prendre des initiatives qui relèvent, en théorie, de leurs ministres. Ils savent qu’ils n’ont pas grand’chose à craindre, tant que ces initiatives demeurent sans répercussion sur les partis et les personnes.
Beaucoup imaginent, pour ne pas s’arrêter à cette désagrégation des pouvoirs, que des coalitions clandestines orientent le destin du pays derrière les façades officielles. À n’en pas douter, les francs-maçonneries ne manquent pas, depuis celles d’hier, survivantes de la Troisième République, jusqu’à celles de demain, celles du parti communiste ou du R.P.F. Les liens qui se sont tissés pendant l’occupation entre les trafiquants et la police, entre des groupes de résistants, entre des gangsters internationaux, n’ont pas été rompus. Nous vivons en une époque de sociétés secrètes autant que de masses. Il faut beaucoup de confiance dans le mystère pour prêter à ces bandes une autorité qui manque aux pouvoirs officiels.
VI. Perspectives
Pour juger objectivement de la qualité d’une élite, on doit répondre à des questions valables pour tous les pays.
Jusqu’à quel point l’élite est-elle ouverte ou fermée? Jusqu’à quel point les promotions sont-elles fréquentes? La caractéristique de la présente élite ne me paraît pas être la facilité d’accès qu’elle offre aux neuves ambitions, mais la multiplicité des chemins. Un jeune ingénieur ou un jeune industriel peut faire carrière en passant par l’administration publique, par les affaires privées, par les partis. Il préfère l’une ou l’autre voie, selon ses convictions ou son caractère. Un jeune écrivain a le choix entre le talent et l’adhésion à un parti. Mais, sur chacune de ces voies, la progression n’est pas, en général, plus rapide ou plus aisée, au contraire. Les partis et les syndicats ont leurs «bonzes», les affaires privées tendent à la cristallisation, le parlement, par lui-même, n’offre guère d’occasions de «percer», la presse est solidement tenue, les maîtres de la littérature sont encore jeunes. Il y a plusieurs chemins, aucun ne mène rapidement au sommet.
Jusqu’à quel point l’élite abuse-t-elle de sa position pour exploiter le pays et s’enrichir elle-même? Toutes les élites consomment une part du revenu national que les moralistes jugent excessive. En France, l’élite administrative est pauvre, l’élite politique, modérée dans ses exigences. Les anciens maîtres de l’économie accaparent une moindre fraction que naguère des bénéfices légaux. Ce qui aggrave l’injustice et la rend insupportable, c’est l’existence d’une pseudo-bourgeoisie composée de trafiquants et de gangsters.
Comment l’élite traite-t-elle la majorité du pays? Comment les gouvernants traitent-ils les gouvernés, les administrateurs, les administrés? Or, là encore, la réponse doit être relativement favorable à l’élite actuelle. Sans nier les injustices et les abus, sans méconnaître la politisation de la justice, la grossièreté de tant de services, les citoyens, dans l’ensemble, jouissent encore de larges libertés. Ils ne sont contraints ni d’aimer ni d’acclamer leurs chefs. Chacun garde une possibilité de choisir ceux qu’il suivra.
Quelle est donc la critique décisive à adresser à l’élite actuelle? C’est qu’elle n’en est pas une et qu’elle gère mal les intérêts nationaux qui lui sont confiés. Non qu’elle soit plus incompétente qu’une autre: la véritable raison est qu’elle est divisée au point d’avoir perdu conscience d’elle-même, de son unité nécessaire et de sa vocation. Aucune économie ne saurait fonctionner sans un minimum de collaboration confiante entre fonctionnaires, entrepreneurs et meneurs de masses. Aucune société ne saurait prospérer si les hommes appelés à gouverner ensemble se tiennent pour ennemis irréconciliables et attendent l’instant propice à la bataille décisive. L’unification totale de l’élite, c’est la mort de la liberté. La division inexpiable, c’est la mort de l’État. La démocratie survit dans les pays heureux, où les distinctions à l’intérieur de l’élite n’empêchent pas la collaboration et l’accord sur l’essentiel.
À la libération, on a tenté une semi-révolution dans la légalité, le renouvellement partiel, sans violence, de la classe dirigeante. Comme l’aristocratie anglaise s’est peu à peu enrichie des représentants des nouvelles forces sociales, commerçants, banquiers, industriels, aujourd’hui secrétaires de syndicats, ainsi un personnel issu de la classe ouvrière, et ayant passé par les syndicats et les partis, aurait pénétré dans l’élite française. Je crois que la tentative a échoué.
La classe ouvrière, en tant que telle, ne détient jamais le pouvoir, les ouvriers ne remplissent jamais les fonctions directrices de la société. Ceux qui prennent le pouvoir se donnent pour représentants du prolétariat, anciens ouvriers ou intellectuels socialistes ou communistes. Quand ces représentants consentent au réformisme, la transformation pacifique des institutions et de l’élite est possible. Quand ils visent à la prise révolutionnaire de l’État et à l’instauration d’une dictature, qui serait celle non d’une classe, mais d’un parti, la fusion des éléments anciens et nouveaux en une seule classe dirigeante est évidemment exclue. Tel est le cas de la France.
La division de l’élite française, la désagrégation de l’État qui en résulte, la dispersion de l’autorité entre les pouvoirs publics et les coalitions privées mènent peu à peu la nation à une crise redoutable. Chacun pressent qu’un jour prochain les disciplines rigoureuses de la reconstruction dissiperont les charmes délétères de l’anarchie (ou pluri-archie). Mais on ne se décide pas sans peine à préférer une élite vigoureuse, consciente d’elle-même et de sa volonté aux conflits des classes, des partis, des équipes et des bandes. On voudrait moins l’unification de l’élite, qui condamne la liberté, que la collaboration entre groupes distincts, qui permet la démocratie. Car l’individu craint de perdre ce que l’État gagnera.
(1)
Réalités
se propose de décrire ultérieurement les principaux régimes contemporains, en fonction de ces quatre groupes, et de pousser plus avant l’exploration de chacun de ces groupes en France même.
Politique française Articles 1944-1977
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