L’essence du totalitarisme
Critique
Janvier 1954
Hannah Arendt. The Origins of Totalitarianism.
New-York, Harcourt, Brace, 1951, in-8°, IX-477 p.
Hannah Arendt. Ideologie und Terror.
Sonderdrück aus Offener Horizont. Festschrift für Karl Jaspers.
München, R. Piper Verlag, 1953, p.229-254.
Léon Poliakov. Bréviaire de la Haine. Le IIIe
Reich et les Juifs. Calmann-Lévy, 1951, in-8°, XV-404 p.
Crane Brinton. The Anatomy of Revolution.
New-York, Prentice Hall, Revised edition, 1952, VIII-324 p.
A. Weissberg. L’Accusé. Préface d’A. Koestler.
Fasquelle, 1953, in-8°, 590 p.
F. Beck et W. Godin. Russian Purge and the
Extraction of Confession. New-York, The Viking Press, 1951, IX-277
p.
Le livre de Mme Arendt est un livre
important. En dépit de défauts, parfois irritants, le lecteur, même
de mauvaise volonté, se sent peu à peu comme envoûté par la force
et la subtilité de certaines analyses.
Indiquons brièvement quelques réserves, de
portée secondaire, pour nous en tenir ensuite à l'essentiel. Le
titre américain du livre,
The Origins of Totalitarianism,
ne répond pas au contenu. L'auteur démontre précisément que
l’antisémitisme et l'impérialisme de la fin du XIXe siècle ne sont
qu'en un sens limité l'origine du totalitarisme moderne. Tout au
plus y aperçoit-on les germes des phénomènes qui devaient
s’épanouir en notre temps. Il s'agit de trois études juxtaposées
plutôt que du traitement ordonné d'un seul et même problème.L’unité du livre vient du style de l'auteur
autant que des liens réels ou forgés entre antisémitisme,
impérialisme, totalitarisme. Personnages historiques, pays, partis,
événements qui apparaissent dans le livre ont un air de famille,
comme en ont les enfants de Velasquez ou les personnages de Daumier
ou de Goya. Le style de Mme Arendt ressemble à celui d’Orwell dans
1984
. La médiocrité ou l'inhumanité de tous ceux qui jouent un rôle
dans le drame sont telles qu'on finit par voir le monde tel que les
totalitaires le présentent et que l'on risque de se sentir
mystérieusement attiré par l'horreur ou l'absurdité décrites. Je ne
suis pas sûr que Mme Arendt ne soit pas quelque peu fascinée par
les monstres qu'elle emprunte au réel mais que son imagination
logicienne, à certains égards comparable à celle des idéologues
qu'elle dénonce, amène à leur point de perfection.Pour retrouver le sens ou l'absurdité
qu'elle cherche, Mme Arendt est souvent prompte à justifier par un
petit trait, vrai ou faux, une proposition générale, pour le moins
douteuse. L'affaire Dreyfus fut terminée, non comme elle le dit par
une décision de la Cour d’appel (p.90) mais par une décision de la
Cour de cassation, toutes chambres réunies. L'illégalité de cette
dernière décision est au moins discutable. Le portrait du capitaine
Dreyfus (p.91) est emprunté à la littérature anti-dreyfusarde et, à
ma connaissance, non conforme à la réalité. Quelques lignes de
Pleins pouvoirs
ne démontrent pas l'affirmation que, sur le sujet de
«l'antisémitisme nationaliste», Jean Giraudoux ait été en complet
accord avec Pétain ou le gouvernement de Vichy (p.48-49). La
référence à un livre écrit par un Français aux États-Unis pendant
la guerre ne suffit pas à prouver l'historiette de la rencontre
entre Maurras et une astrologue (p.110), celle-ci invitant le vieux
doctrinaire à collaborer avec les Allemands (ce que Maurras,
d'ailleurs, ne fit pas).Ces remarques suggèrent un reproche d'une
certaine gravité. Mme Arendt affecte, sans même en avoir
conscience, un ton de supériorité hautaine, à l’égard des choses et
des hommes. Elle abuse des adjectifs «grotesque» ou «bouffon». Elle
paraît s'ingénier à ne pas voir les drames de conscience qui
déchiraient les hommes, dreyfusards par souci de la vérité et
conservateurs ou militaristes par conviction. L'affaire Dreyfus,
interprétée par Mme Arendt, laisse au lecteur français une
impression équivoque. Un excès de rationalisation d'une part, de
mépris pour les simples mortels de l'autre aboutit à la
présentation d’une humanité grimaçante, Picquart et Clemenceau
échappant presque seuls à la rigueur de l'historien. Les lecteurs
anglais ont eu autant de peine à reconnaître les impérialistes de
leur pays dans l'image que leur en offrait Mme Arendt.
Le mélange de métaphysique allemande, de
sociologie subtile, de vitupérations morales aboutit à exagérer
qualités et défauts des hommes et des régimes (tous les hommes
sont-ils vraiment malheureux dans un régime totalitaire?), à
substituer à l'histoire réelle une histoire à chaque instant
ironique ou tragique: les Juifs sont persécutés au moment où ils
ont perdu toute importance réelle, l'Afrique du Sud conquise au
moment où elle n'a plus de valeur stratégique, les individus et les
capitaux superflus partent en quête du plus superflu des biens,
l’or... Et chacune de ces thèses comporte probablement une part de
vérité. Mais elles pourraient être exprimées de manière telle que
fût retirée, à la ruse de la raison, une part du crédit démesuré
que Mme Arendt semble prête à lui faire.
L'étude de l'antisémitisme, dans la
première partie du livre, est riche d'idées et de faits, pleine
d'aperçus originaux. En particulier, on retiendra la description
des diverses modalités de l’émancipation, l’attitude des salons à
l'égard des Juifs, les relations entre le banquier ou le mondain et
le «petit Juif». Mais si l’on est prêt à souscrire à la plupart des
analyses, prises séparément, on n'est pas entièrement convaincu ni
par les concepts organisateurs ni par les idées, finalement données
par l'auteur pour essentielles.
Qu'il s'agisse de l’antisémitisme ou de
l'impérialisme, le fait social décisif aurait été l'intervention de
la
populace
(nous traduisons ainsi le mot anglais
mob)
. Mme Arendt voit dans les classes des groupes encore intégrés à
l’intérieur d’une collectivité nationale, gardant quelque chose de
la conscience commune des
états (Stände)
. La populace résulterait de la dissolution des classes, elle
rassemblerait, sans leur donner de cohésion, les individus
éparpillés. Marx appelait le prolétariat la dissolution de toutes
les classes, Mme A. réserverait cette formule pour la populace.
Mais, qu’est-ce que la populace?Les foules antisémites, qui manifestaient à
Paris contre Zola ou à Rennes contre Victor Basch, n'avaient aucune
homogénéité. Des étudiants y coudoyaient des artisans ou des
commerçants, peut-être des ouvriers. L'origine sociale de ces
foules était-elle foncièrement différente de celle des foules qui
firent les révolutions dans la première moitié du XIXe siècle? Les
fils de bourgeois se sont joints aux bas-fonds aussi bien pour
abattre Louis-Philippe que pour acclamer Louis-Napoléon ou
Boulanger. Dans un cas, ils étaient alliés à des ouvriers, dans un
autre surtout à des petits bourgeois, encore qu'on aurait peine à
nier la présence d'ouvriers ou d'artisans dans les foules
bonapartistes ou boulangistes. D’autre part, les sociétés
industrielles modernes ont créé, dès le XIXe siècle, en dehors des
classes reconnues, bourgeoisie, prolétariat, paysannerie, des
groupes intermédiaires que l’on n’a jamais su définir ni désigner
exactement. On ne sait si la populace dont parle Mme Arendt couvre
les individus désintégrés, qui sont le produit inévitable du
développement de la société industrielle et qui engloberaient tout
ou partie des groupes intermédiaires, ou bien si elle est le nom
donné à ceux qui tombent, par échec personnel, hors de leur classe
et viennent grossir les rangs des révoltés. Il ne s'agit pas d'une
simple dispute de mots ou d’une querelle de définition. Dans le
premier cas, la populace comprend, avec les ratés, les groupes que
le progrès économique et social tend spontanément à dissoudre et à
mettre en dehors de la communauté. Dans le deuxième, elle comprend
exclusivement les ratés de toutes les classes. Selon que l'on
retient l’une ou l’autre thèse, la dissolution de la société
européenne paraît le résultat nécessaire du développement
capitaliste ou, au contraire, imputable à des événements, guerres
ou crises. Mme Arendt semble incliner vers le premier terme de
cette alternative, sans choisir nettement.
Je doute que les individus sensibles à la
propagande impérialiste ou antisémitique appartiennent à un groupe
socialement délimité. C’est là d’ailleurs probablement la pensée de
Mme Arendt, qui, dans la dernière partie de son livre, définit la
masse par la décomposition des classes et explique l'alliance de
l’élite et et de la masse par les traits communs à l'une et à
l'autre. Quand les hommes du commun sortent des groupes organisés,
ils se trouvent sensibles à la même sorte d'idéologie et de
propagande que les intellectuels, révoltés contre la moralité
bourgeoise. Des «individus atomisés, isolés», deviennent malléables
à merci. Mais il n'y avait guère plus de populace ou de masse, en
ce sens, en Allemagne qu'en France, avant la guerre de 1914.
L'insuffisant développement de l'industrie n’est pas la seule cause
de la faiblesse numérique de la populace en France. Ce n'est pas le
capitalisme en tant que tel, mais la guerre de 1914, la défaite et
la crise de 1929, qui ont désintégré, réduit à l'état de masses des
millions d’Allemands.
Équivoque également me paraît l'idée que
Mme Arendt développe au début de son livre, comme si elle
constituait son apport essentiel. La tragédie juive serait survenue
à un moment où les Juifs ont cessé de remplir une fonction
historique. Ils auraient tort de se contenter à bon compte de la
théorie du bouc-émissaire. Ils ont été frappés comme le furent les
nobles en France, à un moment où leurs privilèges ne répondaient
plus aux services rendus.
J'avoue que le rapprochement des Juifs du
XXe siècle et de l'aristocratie française du XVIIIe siècle ne me
convainc pas. Il est vrai qu'à la fin du XIXe siècle, les banquiers
juifs n'étaient plus une puissance, à la fois nationale et
internationale, traitant sur le pied d'égalité avec les souverains.
Mais à partir du moment où ces banquiers ne se distinguaient plus
de leurs confrères catholiques ou protestants, on ne voit pas en
quoi la perte de leur pouvoir de naguère aurait appelé le
châtiment. Ils ne possédaient pas plus de privilèges que les autres
banquiers et leur déclin ne les désignait pas à la vindicte
populaire. En revanche, on s’explique fort bien, et tout
banalement, que les progrès de l'émancipation et de l'assimilation
suscitent des réactions vives, dans tel ou tel milieu où des
préjugés anciens subsistaient et qui protestent contre la montée
des Juifs dans des postes naguère interdits (réaction de certains
catholiques français à la désignation d'officiers juifs aux postes
d'état-major). De même, en Allemagne, le brusque afflux des Juifs
de l'Est dans certaines professions est une des causes de la
virulence de l'antisémitisme dans l'Allemagne de Weimar. Quant à
l’antisémitisme autrichien, Mme Arendt explique parfaitement
comment il résulta de la structure même de la monarchie dualiste,
déchirée par des querelles entre nationalités, querelles dont
surgit le mouvement pangermaniste, et celui-ci, comme tous les
mouvements racistes, niait le nationalisme traditionnel dont il
paraissait d’abord une simple expression.
L’antisémitisme de Drumont, tel que le
décrit Bernanos, est l’expression d’une révolte contre le triomphe
de l’argent, contre la montée en haut de l’échelle sociale des
déracinés qui tirent puissance et fortune des trafics abstraits.
Confusément, on rend les Juifs responsables de la civilisation de
l’argent (on se reportera à l’essai de Marx sur la question juive).
La nostalgie de l’ancienne France se teinte, sous la plume de
quelques intellectuels ou demi-intellectuels, d’antisémitisme et
celui-ci gagne certains cercles qu’émeut la concurrence nouvelle
des Juifs. Entre la conjoncture en France vingt ans après la
proclamation de la République et la conjoncture en Allemagne quinze
ans après la fondation de la République, les analogies ne manquent
pas: régime politique discuté, regret de l’ancienne France ou de
l’ancienne Allemagne, déclin des anciens «grands Juifs» et
assimilation rapide des petits, imputation à ces parvenus de
certains traits déplaisants du régime, instabilité de l’ordre des
choses et précarité du destin national, etc. On composerait sans
artifice la théorie trop simple du bouc émissaire et la théorie
trop subtile de l’antisémitisme frappant un groupe qui a perdu sa
fonction et gardé ses privilèges.
L’émancipation des Juifs suivit le progrès
des idées libérales, et les libéraux eurent une part à
l’accomplissement de l’idée nationale. Tant que le nationalisme fut
dominant, l’antisémitisme ne dépassa guère les modalités
françaises, réactionnaires, traditionnelles si l’on peut dire, ce
que Maurras appelait l’antisémitisme d’État. L’antisémitisme ne
tourne au racisme qu’à l’époque où le nationalisme s’achève et se
renie à la fois dans l’impérialisme, qui, parmi les Allemands
d’Autriche-Hongrie, ne s’exprime pas dans des velléités de
conquêtes outre-mer mais dans le pangermanisme. On reconnaissait
les droits de l’homme aux Juifs parce qu’on les reconnaissait à
tous les hommes en tant qu’hommes. Renan, en 1871, écrivait à David
Strauss que l’annexion des Alsaciens contre leur volonté explicite
ouvrait la voie aux «guerres zoologiques». L’argument était sans
doute conforme à l’intérêt français et l’on aurait pu, de l’autre
côté du Rhin, objecter que la «francisation» de l’Alsace avait été
opérée par la violence à partir de la fin du XVIIe siècle. Mais
Renan n’en formulait pas moins une idée juste et profonde: à partir
du moment où la nationalité n’était pas considérée comme le
résultat d’une décision prise librement par les hommes mais comme
une donnée naturelle, les deux composantes du mouvement libéral –
droits de l’homme et droits des nations à l’indépendance étatique –
devaient se dissocier. On revenait à un nationalisme de tribu et
l’individu n’existait plus que dans et par sa nation, il n’avait de
droits qu’à l’intérieur de sa nation, l’unification des groupements
nationaux devenait un objectif suprême. Par ce biais, on explique
comment le Juif a pu être déshumanisé au regard des hitlériens, une
fois rejeté hors de la communauté raciale ou tribale.
Les droits de l’homme ont été fondés sur
une conception religieuse de la personne ou sur une conception
humaniste de la conscience individuelle. En une philosophie
naturaliste, on peut se demander sur quoi ils seraient fondés.
Mais, d’autre part, à l’époque même où ils s’en réclamaient, les
hommes d’Europe n’en accordaient pas le bénéfice à tous les autres
hommes. Allemagne, Grande-Bretagne, France se reconnaissaient
réciproquement comme États, autrement dit ne se proposaient pas de
se détruire, en cas de guerre. Allemands, Français, Anglais
circulaient sans passeports à travers le vieille Europe. Mais
comment étaient traités les nègres du Congo? Les États d’Europe
n’auraient pas hésité à se partager l’empire chinois, à lui refuser
l’existence d’État, si les circonstances s’y étaient prêtées. Les
philosophes matérialistes ont été, au siècle dernier, le plus
souvent des humanitaires. De même que les croyants des droits de
l’homme n’ont pas appliqué logiquement leur foi à tous les hommes,
de même les naturalistes auraient pu ne pas méconnaître l’humanité
de leurs semblables, bien que leur philosophie fût incapable de
fonder l’humanité de l’individu exclu de toute communauté.
L’idéologie raciste ne suffit pas à rendre compte du fait qui
demeure énorme, monstrueux: la mise à mort de six millions de
Juifs.
Sur ce sujet, que la plupart des
Occidentaux, Allemands en particulier, mais aussi Français,
Anglais, Américains, préfèrent ignorer, il faut lire l’admirable
livre de M. Poliakov. Ce livre a tous les mérites que n’a pas celui
de Mme Arendt et il ne prétend pas à ceux que l’on attribue de
grand cœur à ce dernier. Il ignore les paradoxes de l’histoire, il
ne vise pas à des explications subtiles ou profondes, il est fondé
sur le dépouillement méthodique des archives allemandes, il décrit
ce que les Hitlériens ont fait, comment ils l'ont fait, il cite les
rapports des autorités, les directives de l’administration chargée
de l'exécution.
Sur la question décisive: qui a pris la
décision d’exterminer les Juifs? M. Poliakov n'arrive pas à une
certitude mais tient pour probable que la décision fut prise par
Hitler lui-même, entre juin 1940 et juin 1941, à la suggestion de
Goebbels et peut-être de Bormann (p.124-25).
M. Poliakov essaie d'expliquer l’acte à
partir de considérations pragmatiques. «L’extermination des Juifs
ne faisait aucunement partie de l'ensemble des visées nazies»,
écrit-il (p.126). Certes, Hitler n'était pas consciemment résolu à
tuer les Juifs en 1933, mais Robespierre ne songeait pas non plus à
renverser la monarchie et à condamner à mort le roi en 1789. Ce qui
ne faisait pas partie des projets conscients des nazis n’était pas
nécessairement extérieur au sens immanent de leur doctrine et de
leur conduite. M. Poliakov suggère que Hitler a pu vouloir
«s’attacher plus fortement encore tous les Allemands, se les rendre
complices par la perpétration d'un crime collectif et inouï»
(p.127). Nul ne saura jamais le motif de Hitler, mais le génocide
implique, me semble-t-il, l’inconscience plus encore que la
conscience du crime. Quand il ordonna la mise à mort de certains
malades, Hitler tenait probablement cette décision pour
biologiquement légitime (la résistance des populations obligea les
autorités nazies à ne pas aller jusqu’au bout de leur projet). De
même, Hitler pouvait mesurer l'influence qu'aurait, sur la
combativité du peuple allemand, un acte collectif considéré par les
Allemands eux-mêmes comme un crime sans précédent, mais, pour
envisager cette destruction d'un peuple entier, il avait dû d’abord
mettre celui-ci au ban de l'humanité. Les Juifs, avaient été
ravalés au rang de parias, de rebuts, ils avaient été admis pour
tels par la masse des Allemands avant que le génocide ne fût même
possible. Le génocide était l’aboutissement du refus de traiter les
Juifs en hommes. L’antisémitisme hitlérien aurait pu ne pas aboutir
à cet aboutissement. Hitler, Goering auraient peut-être été surpris
si on leur avait annoncé en 1933 la décision de 1941. Peut-être
leur surprise aurait-elle prouvé qu’ils s’ignoraient
eux-mêmes.
Tout antisémitisme conduit-il au génocide?
Évidemment non. Il n’est même pas vrai que tout racisme y conduise.
Mais une conception raciste, qui interprète la lutte des races
historiques en termes de lutte darwinienne pour la vie ou qui
justifie les actes de la race dite supérieure, porte en elle,
virtuellement, la tentation du génocide. Quelques individus en ont
donné l'ordre, quelques milliers l'ont exécuté en bons
fonctionnaires, quelques dizaines de milliers ont pris part à la
préparation, à l'organisation, à l'accomplissement du plus grand
crime collectif de l'histoire européenne.
Si l'on regarde en arrière et recherche les
antécédents, où est l'origine? On peut en voir l'antécédent dans
tous les accès d'antisémitisme, dans toutes les circonstances où
les intellectuels et les foules établissent une discrimination
entre les Juifs et les autres. Mais l'antisémitisme sous une forme
ou sous une autre, est endémique en Occident. La discrimination au
détriment des Juifs, l'hostilité à leur égard précisément
n'implique pas l'intention de génocide. Dira-t-on que le phénomène
essentiel est la combinaison entre l’antisémitisme traditionnel,
qui met à part les Juifs, et la pensée raciste, qui justifie par la
biologie cette «mise à part»? Probablement cette combinaison
a-t-elle été caractéristique de la pensée hitlérienne, mais il a
fallu autre chose, qui est le consentement des Hitlériens à aller
jusqu'au bout de leur système. La logique idéologique, poussée à
son terme, amène de la proposition «Solution radicale de la
question juive» à la conséquence impitoyable: «La mise à mort de
tous les Juifs, hommes, femmes et enfants est la seule solution
radicale, la seule qui ne laisse pas subsister de vengeurs, la
seule qui exclut à tout jamais la résurrection». Émigration en
masse, réserves de Lublin, établissement à Madagascar, tous ces
projets semblent finalement des demi-mesures auprès du projet
irrévocable, conçu par quelques-uns, décidé par un seul. Et
l'humanité, en dépit de sa volonté de ne plus savoir, n'est pas
près d'oublier ce que des hommes sont capables de faire à d'autres
hommes.
Dans les deux premières parties de son
livre, Mme Arendt écrit, en historienne, en sociologue, elle
multiplie les explications des événements par les circonstances,
explications que nous avons été enclins à accepter plutôt dans le
détail que dans l'ensemble. Dans la seconde partie, Mme Arendt
change de méthode. Le totalitarisme ne s'explique pas par les
données sociales ou économiques. C’est un régime, sans précédent
dans l'histoire, dont il importe de saisir l'essence. Pour
comprendre la conduite des hitlériens et des staliniens, il faut
saisir leur idéologie et non se laisser abuser par des
interprétations platement pragmatiques. La réquisition des moyens
de transport en vue de l’extermination des Juifs en pleine guerre
est absurde si le but premier est de remporter la victoire. La
collectivisation de l’agriculture est absurde en Union Soviétique
puisqu’elle entraîne la destruction de la moitié du bétail et la
réduction catastrophique des récoltes. Les camps de concentration
sont absurdes au regard de l’efficacité de la production.
Ces exemples mêmes suggèrent une question,
que nous retrouvons sous de multiples formes. En un sens, Mme
Arendt a raison: l’interprétation pragmatique des conduites des
totalitaires est erronée, mais parce que nous oublions le système
de valeurs ou de passions des acteurs. L’extermination était un but
de guerre des hitlériens. Peut-être ont-ils voulu l’atteindre avant
même que les hostilités fussent achevées pour que, en tout cas,
leur haine fût satisfaite.
Des doutes plus graves s’élèvent à propos
des exemples soviétiques. La collectivisation de l'agriculture est
devenue irrationnelle, à cause de la résistance paysanne. Mais elle
comportait au moins un motif rationnel: accroître les livraisons.
Les planificateurs ne pouvaient pas séduire les paysans en leur
payant des prix élevés: il eût fallu pour cela disposer de biens de
consommation, ce qu’interdisait le rythme ordonné de
l’industrialisation. Quant à l’irrationalité des camps de travail,
elle est moins incontestable que ne l’affirme Mme Arendt. Le
travail forcé, en tout cas, ne paraît pas irrationnel aux
planificateurs par les facilités mêmes qu’il offre.
Mais supposons que l’on admette ces thèses.
L’hitlérisme est-il
essentiellement
l’univers des S.S., des chambres à gaz, des commandos
d’extermination? Les ravages de la collectivisation ou les camps de
travail sont-ils l’
essence
de l’édification industrielle? Mme Arendt répond avec assurance:
l’essence.Les régimes totalitaires ne sont définis ni
par la seule suppression des institutions représentatives et des
partis multiples, ni par le pouvoir absolu d’une équipe ou d’un
homme. Le régime des colonels en Pologne, celui de Franco en
Espagne, celui même de Mussolini appartiennent à une espèce dont
les exemples sont multiples à travers l’histoire. Le fascisme ne
présente pas ou présente à peine d’originalité. Le parti unique
sert de police supplétive, il aide au recrutement des cadres
supérieurs et moyens, il groupe les premiers compagnons du chef et
leur permet de se faire payer leur concours, il offre une voie
d’accès aux jeunes qui veulent accéder à certaines fonctions,
syndicales ou administratives. Jusqu’à l’alliance avec Hitler, il
ne comportait pas trace d’antisémitisme ou de révolution
permanente. Jusqu’à la fin, il n’avait pas sérieusement ébranlé la
structure traditionnelle de la société italienne.
Le totalitarisme semble caractérisé par un
certain nombre de phénomènes institutionnels que Mme Arendt analyse
admirablement: la prolifération des bureaucraties, mal reliées les
unes aux autres avec un enchevêtrement inextricable des
compétences, la scission entre un parti de masses et le cercle
intérieur, le maintien d’une sorte de conspiration à l’intérieur
d’un parti, maître de l’État, l’autorité inconditionnelle du Chef,
ce dernier étant indispensable moins en raison de vertus
administratives ou intellectuelles hors du commun que par sa
capacité de trancher les conflits entre ses compagnons ou entre les
innombrables administrations, l’expansion d’une police secrète qui
devient la suprême puissance, le régime policier se combinant avec
une propagande idéologique obsessionnelle à l’usage des masses et
le développement d’une doctrine ésotérique réservée au petit
nombre. Aucun de ces phénomènes en particulier ne révèle
l’originalité du totalitarisme. Tous ensemble nous en révèlent
l’essence, que l’on désignera par des termes comme révolution
permanente ou encore terreur et idéologie.
On a connu, maintes fois, des exigences
d’orthodoxie idéologique, durant les phases de paroxysmes
révolutionnaires. La nouveauté n’est pas qu’en prenant le pouvoir,
le parti communiste ait prétendu mettre au pas les individus, les
groupes, les administrations. La nouveauté, c’est que le parti
communiste réclame davantage en 1938 qu’en 1917, en 1952 qu’en
1938. La passion idéologique ne s’apaise pas, elle s’exaspère. Le
marxisme de Staline est plus envahissant que celui de Lénine. On
n’aurait pas conçu, dans les années 20, l’équivalent de la
condamnation de la génétique.
De même, la terreur totalitaire
s’intensifie avec le temps. Elle se déchaîne à plein quand le
régime n’a plus d’adversaires. C’est en 1937-38 que la grande purge
jeta en prison entre cinq et sept millions de citoyens, parmi
lesquels une fraction importante des cadres techniques et
militaires, à un moment où la résistance paysanne avait été brisée
et où l’édification industrielle avait surmonté les difficultés
initiales. La terreur est l'essence du régime totalitaire, terreur
d’un style encore inconnu. À partir du moment où l’on punit le
criminel virtuel, celui dont l'action aurait pu être nuisible à la
Révolution ou celui qui, par son appartenance à un groupe condamné
par l'histoire, pourrait l'être demain, à partir du moment où des
catégories entières sont visées, chacun se sent abandonné, seul, et
le dynamisme collectif du parti pousse en avant, frénétiques ou
résignés, les individus, prisonniers d'une fatalité implacable,
jouets d’une force inhumaine.
Abandonnés, les individus perdent les liens
organiques qui les rattachent à leurs familles, à leurs proches, à
leurs compagnons de travail ou de misère. La femme ou les enfants
viennent réclamer la mort du père, personne ne se fie plus à son
voisin, la police secrète est présente en chaque usine, en chaque
bureau, au cœur même des foyers. Dans les camps, cette
«massification» atteint à sa forme extrême, l'individu est anonyme,
perdu au milieu d'une foule où la solitude féconde est interdite.
L'administration règle la vie de ces fantômes qui passent d'une
existence d'ombres à la mort, sans qu'aucune personne ne ressente
l'événement comme humain ou significatif.
Le IIIe Reich, d’après Mme Arendt, ne
serait devenu totalitaire que dans la dernière phase de la guerre,
dans la période où fut consommé le génocide et où Himmler
accaparait progressivement les pouvoirs, ministre de l’Intérieur,
chef des polices, commandant de l’armée de l’intérieur, etc. Durant
les quinze années où Hitler fut au pouvoir, le régime fut un mixte,
dans lequel les éléments traditionnels – armée, administration,
économie – limitèrent l’action de ceux que, sous le IIIe Reich, on
appelait les fanatiques hitlériens. La thèse de Mme Arendt est que
ces «fanatiques» sont le noyau du mouvement, qu’ils en incarnent
l’essence historique, qu’ils n’étaient pas destinés, avec le temps,
à céder la place aux modérés, mais qu’au contraire ils s’étaient
alliés aux modérés pour donner le change, s’étaient camouflés en
nationalistes pour séduire les philistins qu’ils méprisaient. Au
lendemain d’une guerre victorieuse, ils auraient enfin régné,
changeant la carte raciale de l’Europe, étendant la technique du
génocide à des populations slaves. À coup sûr, les fanatiques
l’emportèrent durant la guerre, mais on peut plaider que la cause
en fut la conjoncture elle-même, sans trancher avec certitude de ce
qui se serait passé en cas de victoire militaire du IIIe
Reich.
En ce qui concerne le totalitarisme
stalinien, Mme Arendt se borne à indiquer qu'il n'a rien à voir
avec Lénine. Celui-ci, au contraire, aurait tenté de donner une
structure à la masse russe indifférenciée (p.312). Le totalitarisme
n'aurait rien à voir non plus avec le marxisme et aurait surgi vers
les années 30. Rappelons, entre ces aperçus profonds, quelques
propositions banales.
La condition première, mais non suffisante,
d'un régime totalitaire est la prise du pouvoir par un parti qui
s'assure le monopole de la politique. Cette condition fut réalisée
au temps de Lénine et grâce à lui. Parti minoritaire, entouré
d'ennemis, les bolcheviks empruntèrent à l'ancien régime sa police,
et celle-ci, à la faveur de la guerre civile, prit une ampleur et
acquit une puissance supérieure à celles qu'elle gardait dans les
derniers temps du tsarisme affaibli. Du vivant même de Lénine, les
partis d'opposition, y compris les partis socialistes ou
révolutionnaires, étaient mis hors la loi. Du vivant même de
Lénine, une censure au moins négative sévissait. Le marxisme
n'était pas mis en question, pas plus que l'équation: pouvoir du
parti=pouvoir du prolétariat. Bien plus, le principe de tous les
mensonges était posé: la révolution socialiste, d’après la
doctrine, aurait dû succéder à l'épanouissement capitaliste, les
institutions de la société socialiste auraient dû être présentes
dans le sein de l’ancienne société. Lénine ayant admis, sous le
coup de l'événement, la thèse de Trotsky selon laquelle il n'était
pas impossible de sauter la phase bourgeoise et capitaliste, fut à
l'origine de l'équivoque qui fit appeler «édification socialiste»,
la phase du développement de la société industrielle que la théorie
marxiste considérait comme la fonction propre du capitalisme. Le
décalage entre réalité et idéologie n'était pas aussi éclatant
jusqu'en 1923 parce que ni la guerre civile et le communisme de
guerre, ni la N.E.P, ne s'appelaient édification socialiste. Lénine
n'en a pas moins créé les conditions indispensables à cette
substitution permanente de l’idéologie à la réalité dans laquelle
Mme Arendt voit, à juste titre, un des traits caractéristiques du
stalinisme.
Que fallait-il pour que s'épanouît le
régime totalitaire? Que le décalage s’accusât entre réalité et
idéologie, autrement dit que le développement accéléré des forces
productives, selon la méthode d'épargne forcée et de plan, suscitât
des phénomènes comparables à ceux qu'avait connus l'Europe
occidentale au même âge économique (encore qu'aggravés en Union
Soviétique) et que, simultanément, le Pouvoir maintînt et amplifiât
le système idéologique d'interprétation, érigé en vérité
officielle. Lorsque Staline reprit à l'opposition de gauche le
programme d’industrialisation formulé par celle-ci, il s’obligea à
prélever sur une population récalcitrante une épargne considérable
pour financer les investissements et aussi à contraindre les
paysans à livrer les céréales, sans recevoir en contre-partie des
biens de consommation. La nécessité d'accroître les livraisons et
le souci doctrinaire de détruire toute classe fondée sur la
propriété privée d’instruments de production entraînèrent la
politique de collectivisation, d'où suivit la répression féroce des
résistances paysannes, la ruine temporaire de l’agriculture,
l'abattage du bétail, la famine. On continuait, sans doute, en
toute sérénité, de baptiser «édification socialiste» cette sorte de
guerre civile qui accompagnait la construction des usines et des
fermes collectives. Inévitablement, la folie logique et homicide,
qui apparaît à Mme Arendt l’essence du totalitarisme, gagnait de
proche en proche. Le parti devait être transformé en appareil
impeccablement discipliné pour croire, sur l'ordre de l'instance
supérieure, qu’il faisait jour en pleine nuit, pour reconnaître le
socialisme dans ces épisodes tragiques de l’industrialisation
primaire. Il fallait la croyance absolue au parti, à l'histoire, à
l'accomplissement de l’humanité dans une société sans classes, pour
combiner le cynisme dans l’action avec une sorte d'idéalisme à long
terme.
Mais, dira-t-on, les circonstances
expliquent peut-être le totalitarisme de 1930-34, elles
n'expliquent pas la grande purge de 1936-38. Et c'est là que nous
retrouvons l'argument majeur de Mme Arendt. La terreur totalitaire
du stalinisme n’est pas imputable aux circonstances, puisqu'elle
redouble lorsqu'elle est devenue inutile rationnellement.
L'argument est fort, contre des livres superficiels et faussement
objectifs, comme celui d’Isaac Deutscher qui tente d’expliquer
intégralement les phénomènes totalitaires par les circonstances
économico-sociales. Malgré tout, les victimes de la grande purge
ont cherché à s’expliquer le phénomène dont ils étaient victimes et
sans reproduire ici les seize théories, présentées par MM. Beck et
Godin (pseudonymes d’un physicien d’origine autrichienne et d’un
historien russe qui se sont rencontrés dans les prisons
soviétiques), certaines d’entre elles suggèrent au moins des
interprétations qui rendent partiellement intelligible la
répression, absurde dans sa démesure.
La société qui sortait des plans
quinquennaux, hiérarchique, inégalitaire, despotique, ne
ressemblait pas à l’image que s’en faisaient à l’avance les
révolutionnaires. Elle ne pouvait pas lui ressembler puisque
d'après la théorie même qui subordonne l'organisation sociale aux
forces productives, un développement suffisant de celles-ci était
la condition indispensable des bienfaits socialistes. Or, comme le
développement des forces productives, baptisé mensongèrement
socialisme, exigeait encore de nombreux plans quinquennaux,
autrement dit de nombreuses années de privations et d'efforts, il
fallait éliminer les idéalistes qui ne se réconcilieraient jamais
avec cette réalité. À partir de ce même décalage entre idéologie et
réalité, on retrouvait d'autres théories: celle du bouc émissaire
(il faut rejeter sur les privilégiés la responsabilité des échecs
et des souffrances), celle aussi de la mise à épreuve (il faut que
les membres du parti acceptent aveuglément n'importe quelle
décision, y compris celle qui les frappe, pour que soit accompli le
transfert indispensable du loyalisme, qui s'adressait initialement
à l'idée qui doit aller désormais au parti), celle de la manie
césarienne de persécution (comment le Pouvoir pourrait-il ne pas
être assiégé par l’angoisse alors qu’il sait qu'il ment et sait que
les masses le savent et savent qu'il le sait?), etc.
Mais il y a plus: la réalité elle-même
exige pour une part la terreur. L'édification socialiste,
c'est-à-dire l’industrialisation sous l'impulsion de l'État, est
affectée d'une contradiction fondamentale. La gestion étatique et
bureaucratique ne saurait être favorable à l'accroissement de la
production et de la productivité, si elle est légale et modérée.
Elle ne devient efficace que par le procédé des Pharaons ou l'appel
à l'intérêt individuel. Le recrutement des travailleurs forcés est
la forme ultime que prend l'indifférence des bâtisseurs aux moyens
et au matériel humain, pourvu que les objectifs soient atteints.
Dans le cadre bureaucratique d'autre part, les techniciens ou les
directeurs d'entreprises agissent en pionniers. Ils sont obligés de
réaliser le plan et ils n'y parviennent qu'en usant des circuits
clandestins qui se multiplient en marge des circuits légaux. Ils
s’y décident parce qu'il n'est pas moins dangereux pour eux de
rester dans la légalité que d'en sortir. La terreur est peut-être
indispensable pour empêcher la cristallisation bureaucratique qui
paralyserait l'accomplissement de la tâche paradoxale
(développement des forces productives sous l'impulsion de l'État).
Si le régime se stabilisait, on serait en présence d’une
bureaucratie hiérarchisée, dont les formes extérieures ressemblent
à celles du Tchin, encadrant désormais non une société à
prédominance agricole mais une société industrielle.
Est-il possible de donner à la bourgeoisie
bureaucratique, créée par l'industrialisation, tous les avantages
qu'elle possède dès maintenant (salaires élevés, impôts sur le
revenu non progressifs, avantages pour l’éducation des enfants) et,
en plus, la sécurité personnelle et la stabilité de l'emploi? Cette
stabilité ralentirait la promotion, étant donné l'âge auquel, dans
les années 20 et 30, on accédait aux fonctions supérieures, elle
permettrait, au mécontentement de se fixer sur des fonctionnaires
inamovibles, elle donnerait à ceux-ci une autorité, une confiance
qui limiteraient progressivement la toute-puissance du parti.
Celui-ci ne garde le contrôle qu'en empêchant la bureaucratie de se
transformer en une aristocratie d'un type nouveau. La terreur
entretient la mobilité sociale en même temps qu'elle est la seule
issue aux conflits à l'intérieur d'une classe dirigeante qui n'a
pas encore créé les procédures constitutionnelles selon lesquelles
régler pacifiquement les conflits.
Toutes ces explications, même combinées,
laissent une marge mystérieuse: l'arrestation en masse de millions
de gens qui décapita les industries, la science, l'armée,
l'administration, n'était ni nécessaire ni raisonnable. Mais il
n'est pas sûr que personne ait voulu la grande purge, telle qu’elle
s'est déroulée, pas plus que personne n'a voulu la
collectivisation, telle qu'elle a été pratiquée. Le mécanisme de la
boule de neige, que décrit Weissberg dans son admirable livre, a pu
intervenir ainsi que le sadisme de Staline.
Ces explications sociologiques, que nous
avons rapidement esquissées, ne sont nullement incompatibles avec
les interprétations de Mme Arendt qui visent l'essence du
totalitarisme. Les liens complexes qu'elle établit entre terreur,
idéologie, police ne disparaissent pas pour autant. Il n'est pas
exclu même de donner la terreur pour l'essence du régime
totalitaire afin de distinguer celui-ci de la simple tyrannie
(pouvoir absolu d'un seul, régnant sur tous et les réduisant à
l’impuissance). Mais l’essence totalitaire ne surgirait pas
mystérieusement, toute armée, du cerveau de l'Histoire ou de
Staline. Certaines circonstances en ont favorisé l'avènement,
d'autres en favoriseront la disparition.
Dans un article des
Mélanges
pour Karl Jaspers,
Idéologie et terreur
, Mme Arendt rend claires à la fois sa méthode et sa pensée, en
reprenant les concepts de Montesquieu. Tout régime politique a une
nature et un principe. La nature est «ce qui le fait être tel, et
le principe ce qui le fait agir». Le principe de la monarchie est
l'honneur, celui de la République la vertu, celui de la tyrannie la
peur. Or, continue Mme Arendt, le totalitarisme n'a pas de
principe. Un régime dont l’idéologie proclame des lois, cosmiques
ou historiques, supérieures aux volontés humaines, dont la pratique
rejette les individus dans l'isolement et l'abandon et les prépare
à accepter le rôle de bourreaux ou de victimes, n’est même pas mû
par la peur - car pour que la peur fît agir, il faudrait que
l'individu eût l'impression qu'il dépend de son action d'échapper
aux menaces de la répression ou de l'épuration. Le totalitarisme
est une tentative en vue d'exercer sur les hommes une domination
totale qui les déshumanise, soit qu'ils soient livrés aux camps de
concentration, soit que, dans la société dite normale, ils soient
soumis à la propagande obsessionnelle et aux décisions mystérieuses
des autorités, se réclamant elles-mêmes de lois cosmiques ou
historiques.On ne peut pas ne pas se demander si, ainsi
formulée, la thèse de Mme Arendt n'est pas contradictoire. Un
régime qui n’a pas de principe n'est pas un régime. Il n'est pas
comparable à la monarchie ou à la République. En tant que régime,
il n'existe que dans l'imagination de l'auteur. En d’autres termes,
Mme Arendt constitue en régime, en essence politique, certains
aspects des phénomènes hitlériens et staliniens, elle dégage et
probablement exagère l'originalité du totalitarisme allemand ou
russe. Prenant cette originalité réelle pour l'équivalent d'un
régime fondamental, elle est amenée à voir dans notre époque la
négation des philosophies traditionnelles et à glisser vers une
contradiction: définir un régime qui fonctionne, par une essence
qui implique pour ainsi dire l'impossibilité du
fonctionnement.
Pour une part, idéologie et terreur du
totalitarisme sont l'amplification des phénomènes révolutionnaires.
Cette comparaison est esquissée par Crane Brinton dans son livre
sur l'anatomie des révolutions. Les bolcheviks, on l’a dit souvent,
sont des puritains ou des jacobins qui ont réussi, c’est-à-dire
gardé le pouvoir. Eux aussi disent ou pensent que seuls les purs
sauveront la Révolution. Eux aussi, quand ils incarnent l'État,
refusent la liberté, qu'ils réclamaient à leurs ennemis au pouvoir.
Eux aussi sont apôtres du «despotisme de la liberté», contradiction
logique que l'historien explique sans trop de peine, les
bouleversements sociaux, même s'ils doivent favoriser
ultérieurement la démocratie, excluant, dans la première phase, les
méthodes démocratiques. La société révolutionnaire impose à ses
militants la rupture de tous les autres liens: la famille, le
métier, rien ne compte auprès de la vraie foi – en Dieu ou en la
société sans classes – et de l'action authentique, pour le salut
individuel ou collectif. Dans la mesure où cette attitude et ces
croyances se maintiennent, l'homme ordinaire se trouve, en effet,
selon l'analyse de Mme Arendt, sacrifié à des lois mystérieuses,
dégagé des communautés proches, soumis à une terreur qui se confond
non avec la volonté arbitraire d'un seul, mais avec une sorte de
fatalité.
On dira que le paroxysme révolutionnaire,
qu'analyse Crane Brinton, ne saurait se prolonger plusieurs
décennies. Effectivement, le bolchevisme affecte une nouveauté
indiscutable, sinon radicale, par rapport aux autres sociétés
révolutionnaires. Visant plus loin que puritains et jacobins,
plaçant la Terre Promise au terme d'un développement historique,
promettant égalité économique et abondance à tous, il implique, il
justifie une révolution prolongée, en baptisant édification
socialiste le développement des forces productives. L'accumulation
du capital, ou l'occidentalisation technique, sous la direction
d'une secte révolutionnaire, entraîne ce mélange de terreur et
d'idéologie, caractéristique du règne des extrémistes.
En même temps, l’édification sociale sous
l'impulsion de l'État reprend une tradition russe – le parti
communiste est un Pierre le Grand collectif, selon la formule
d'Élie Halévy – et reconstitue une bureaucratie, à la fois
administrative et technique, démesurément élargie par rapport à
celle du tsarisme. La bureaucratie stalinienne s'assure peu à peu
avantages matériels, prestige, signes extérieurs de la hiérarchie,
imités de la bureaucratie traditionnelle. L’idéologie
révolutionnaire – la religion séculière – en vient à jouer, au
profit du secrétaire général du parti, le même rôle que la religion
orthodoxe au profit des tsars. Le césaro-papisme renaît et
l’interprète de l’Histoire devient le pape-empereur.
Le phénomène totalitaire comporte donc des
interprétations multiples parce qu'il a des causes multiples. La
méthode qui tend à saisir l’essence n'est pas illégitime, mais à
condition qu'elle ne néglige pas les méthodes complémentaires.
Autrement, on s'interdit de poser la question, peut-être la plus
importante: quelle est la durée promise au totalitarisme? Est-il
l’accompagnement temporaire et pathologique de certaines
transformations? Ou est-il, en dépit de son absurdité intrinsèque,
susceptible de se prolonger en une sorte de déshumanisation
permanente des sociétés humaines? G. Orwell, dans son livre
1984,
, a suggéré une thèse sociologique: le parti unique, la
bureaucratie autoritaire, l'orthodoxie d'État, les plans
d'investissements et les privations pour tous, le conditionnement
psychologique des victimes sont susceptibles de composer un système
avec la société industrielle. Alors que le progrès de la
productivité donnerait pour la première fois dans l'histoire la
possibilité de ne pas fonder la culture supérieure sur la misère du
plus grand nombre, le régime totalitaire entretient guerre et
despotisme pour réserver à nouveau au petit nombre les profits de
la civilisation. En ce cas, le totalitarisme ne serait lié à une
phase d'édification ni imputable au poids du passé proprement
russe, mais la superstructure politico-idéologique d'une économie
moderne planifiée.Dans son dernier livre, tout au contraire,
M. Deutscher décrète que la barbarie stalinienne a été la méthode,
plus ou moins inévitable, pour chasser la barbarie russe et qu'elle
ne survivra pas à l’occidentalisation technique du pays. Le
stalinisme, par ses œuvres, détruirait ses propres
fondements.
Il y aurait beaucoup d'objections à
formuler et contre la thèse et contre la manière dont elle est
démontrée. Malgré tout, la question décisive est posée:
l'industrialisation de la société ne tend-elle pas d’elle-même à
saper les bases du stalinisme? Avant tout, je marquerai une
distinction, implicite dans le livre de Mme Arendt, entre le
despotisme bureaucratique et la planification économique d'une
part, le totalitarisme (idéologie et terreur) de l'autre. Le
progrès économique tend par lui-même à éliminer ou à atténuer
celui-ci, il n'exclut nullement ceux-là.
À mesure que s'élève le niveau intellectuel
de l'élite sociale et que se stabilise une bourgeoisie
bureaucratique, le terrorisme, le fanatisme idéologique seront de
plus en plus difficiles à maintenir parce qu'ils iront contre les
aspirations spontanées de la population et, qu'un parti, de plus en
plus recruté parmi les techniciens et les privilégiés, perd
inévitablement le fanatisme et la pureté de la secte. Mais, d'un
autre côté, le despotisme bureaucratique demeure la superstructure
la plus commode d'une économie entièrement planifiée de type
soviétique. Il est douteux que les procédures électorales puissent
être introduites en un tel régime, à moins d'un accroissement
imprévisible des ressources disponibles. Or, une bureaucratie
autoritaire ne peut pas se passer entièrement d'une idéologie
justificatrice, et celle-ci risque toujours de ranimer les crises
révolutionnaires.
Il faudrait, dans une analyse plus poussée,
tenir compte de multiples facteurs: un des successeurs
parviendra-t-il à se constituer en chef absolu, c'est-à-dire à
éliminer ses rivaux ou à les convaincre et à convaincre les masses
qu'il est en mesure de les éliminer? Quelle sera l'évolution du
conflit international? Quelle influence exercera la révolution
chinoise sur le régime russe? Trop de causes diverses sont en jeu,
trop d'accidents ou de personnes peuvent intervenir pour qu'il soit
légitime de formuler des prévisions. Les phénomènes totalitaires,
tels que nous les avons connus dans la première moitié du XXe
siècle, ont été liés à la fois à un parti révolutionnaire, à une
bureaucratie autoritaire et à des événements extrêmes, guerre ou
accumulation forcenée du capital. Nous n'avons pas encore
l'expérience du retour à la vie quotidienne d'une révolution
totalitaire. Le manque d'expérience nous enjoint la prudence dans
les prévisions. Il ne nous interdit pas d’espérer qu'il y ait une
autre issue que la catastrophe apocalyptique aux fureurs des masses
abandonnées et des demi-intellectuels sans foi.
On aurait tort de tenir pour définitivement
acquis le fait de la déraison humaine.