L’essence du totalitarisme
Critique
Janvier 1954

Hannah Arendt. The Origins of Totalitarianism. New-York, Harcourt, Brace, 1951, in-8°, IX-477 p.
Hannah Arendt. Ideologie und Terror. Sonderdrück aus Offener Horizont. Festschrift für Karl Jaspers. München, R. Piper Verlag, 1953, p.229-254.
Léon Poliakov. Bréviaire de la Haine. Le IIIe Reich et les Juifs. Calmann-Lévy, 1951, in-8°, XV-404 p.
Crane Brinton. The Anatomy of Revolution. New-York, Prentice Hall, Revised edition, 1952, VIII-324 p.
A. Weissberg. L’Accusé. Préface d’A. Koestler. Fasquelle, 1953, in-8°, 590 p.
F. Beck et W. Godin. Russian Purge and the Extraction of Confession. New-York, The Viking Press, 1951, IX-277 p.
Le livre de Mme Arendt est un livre important. En dépit de défauts, parfois irritants, le lecteur, même de mauvaise volonté, se sent peu à peu comme envoûté par la force et la subtilité de certaines analyses.
Indiquons brièvement quelques réserves, de portée secondaire, pour nous en tenir ensuite à l'essentiel. Le titre américain du livre,
The Origins of Totalitarianism,
ne répond pas au contenu. L'auteur démontre précisément que l’antisémitisme et l'impérialisme de la fin du XIXe siècle ne sont qu'en un sens limité l'origine du totalitarisme moderne. Tout au plus y aperçoit-on les germes des phénomènes qui devaient s’épanouir en notre temps. Il s'agit de trois études juxtaposées plutôt que du traitement ordonné d'un seul et même problème.
L’unité du livre vient du style de l'auteur autant que des liens réels ou forgés entre antisémitisme, impérialisme, totalitarisme. Personnages historiques, pays, partis, événements qui apparaissent dans le livre ont un air de famille, comme en ont les enfants de Velasquez ou les personnages de Daumier ou de Goya. Le style de Mme Arendt ressemble à celui d’Orwell dans
1984
. La médiocrité ou l'inhumanité de tous ceux qui jouent un rôle dans le drame sont telles qu'on finit par voir le monde tel que les totalitaires le présentent et que l'on risque de se sentir mystérieusement attiré par l'horreur ou l'absurdité décrites. Je ne suis pas sûr que Mme Arendt ne soit pas quelque peu fascinée par les monstres qu'elle emprunte au réel mais que son imagination logicienne, à certains égards comparable à celle des idéologues qu'elle dénonce, amène à leur point de perfection.
Pour retrouver le sens ou l'absurdité qu'elle cherche, Mme Arendt est souvent prompte à justifier par un petit trait, vrai ou faux, une proposition générale, pour le moins douteuse. L'affaire Dreyfus fut terminée, non comme elle le dit par une décision de la Cour d’appel (p.90) mais par une décision de la Cour de cassation, toutes chambres réunies. L'illégalité de cette dernière décision est au moins discutable. Le portrait du capitaine Dreyfus (p.91) est emprunté à la littérature anti-dreyfusarde et, à ma connaissance, non conforme à la réalité. Quelques lignes de
Pleins pouvoirs
ne démontrent pas l'affirmation que, sur le sujet de «l'antisémitisme nationaliste», Jean Giraudoux ait été en complet accord avec Pétain ou le gouvernement de Vichy (p.48-49). La référence à un livre écrit par un Français aux États-Unis pendant la guerre ne suffit pas à prouver l'historiette de la rencontre entre Maurras et une astrologue (p.110), celle-ci invitant le vieux doctrinaire à collaborer avec les Allemands (ce que Maurras, d'ailleurs, ne fit pas).
Ces remarques suggèrent un reproche d'une certaine gravité. Mme Arendt affecte, sans même en avoir conscience, un ton de supériorité hautaine, à l’égard des choses et des hommes. Elle abuse des adjectifs «grotesque» ou «bouffon». Elle paraît s'ingénier à ne pas voir les drames de conscience qui déchiraient les hommes, dreyfusards par souci de la vérité et conservateurs ou militaristes par conviction. L'affaire Dreyfus, interprétée par Mme Arendt, laisse au lecteur français une impression équivoque. Un excès de rationalisation d'une part, de mépris pour les simples mortels de l'autre aboutit à la présentation d’une humanité grimaçante, Picquart et Clemenceau échappant presque seuls à la rigueur de l'historien. Les lecteurs anglais ont eu autant de peine à reconnaître les impérialistes de leur pays dans l'image que leur en offrait Mme Arendt.
Le mélange de métaphysique allemande, de sociologie subtile, de vitupérations morales aboutit à exagérer qualités et défauts des hommes et des régimes (tous les hommes sont-ils vraiment malheureux dans un régime totalitaire?), à substituer à l'histoire réelle une histoire à chaque instant ironique ou tragique: les Juifs sont persécutés au moment où ils ont perdu toute importance réelle, l'Afrique du Sud conquise au moment où elle n'a plus de valeur stratégique, les individus et les capitaux superflus partent en quête du plus superflu des biens, l’or... Et chacune de ces thèses comporte probablement une part de vérité. Mais elles pourraient être exprimées de manière telle que fût retirée, à la ruse de la raison, une part du crédit démesuré que Mme Arendt semble prête à lui faire.
L'étude de l'antisémitisme, dans la première partie du livre, est riche d'idées et de faits, pleine d'aperçus originaux. En particulier, on retiendra la description des diverses modalités de l’émancipation, l’attitude des salons à l'égard des Juifs, les relations entre le banquier ou le mondain et le «petit Juif». Mais si l’on est prêt à souscrire à la plupart des analyses, prises séparément, on n'est pas entièrement convaincu ni par les concepts organisateurs ni par les idées, finalement données par l'auteur pour essentielles.
Qu'il s'agisse de l’antisémitisme ou de l'impérialisme, le fait social décisif aurait été l'intervention de la
populace
(nous traduisons ainsi le mot anglais
mob)
. Mme Arendt voit dans les classes des groupes encore intégrés à l’intérieur d’une collectivité nationale, gardant quelque chose de la conscience commune des
états (Stände)
. La populace résulterait de la dissolution des classes, elle rassemblerait, sans leur donner de cohésion, les individus éparpillés. Marx appelait le prolétariat la dissolution de toutes les classes, Mme A. réserverait cette formule pour la populace. Mais, qu’est-ce que la populace?
Les foules antisémites, qui manifestaient à Paris contre Zola ou à Rennes contre Victor Basch, n'avaient aucune homogénéité. Des étudiants y coudoyaient des artisans ou des commerçants, peut-être des ouvriers. L'origine sociale de ces foules était-elle foncièrement différente de celle des foules qui firent les révolutions dans la première moitié du XIXe siècle? Les fils de bourgeois se sont joints aux bas-fonds aussi bien pour abattre Louis-Philippe que pour acclamer Louis-Napoléon ou Boulanger. Dans un cas, ils étaient alliés à des ouvriers, dans un autre surtout à des petits bourgeois, encore qu'on aurait peine à nier la présence d'ouvriers ou d'artisans dans les foules bonapartistes ou boulangistes. D’autre part, les sociétés industrielles modernes ont créé, dès le XIXe siècle, en dehors des classes reconnues, bourgeoisie, prolétariat, paysannerie, des groupes intermédiaires que l’on n’a jamais su définir ni désigner exactement. On ne sait si la populace dont parle Mme Arendt couvre les individus désintégrés, qui sont le produit inévitable du développement de la société industrielle et qui engloberaient tout ou partie des groupes intermédiaires, ou bien si elle est le nom donné à ceux qui tombent, par échec personnel, hors de leur classe et viennent grossir les rangs des révoltés. Il ne s'agit pas d'une simple dispute de mots ou d’une querelle de définition. Dans le premier cas, la populace comprend, avec les ratés, les groupes que le progrès économique et social tend spontanément à dissoudre et à mettre en dehors de la communauté. Dans le deuxième, elle comprend exclusivement les ratés de toutes les classes. Selon que l'on retient l’une ou l’autre thèse, la dissolution de la société européenne paraît le résultat nécessaire du développement capitaliste ou, au contraire, imputable à des événements, guerres ou crises. Mme Arendt semble incliner vers le premier terme de cette alternative, sans choisir nettement.
Je doute que les individus sensibles à la propagande impérialiste ou antisémitique appartiennent à un groupe socialement délimité. C’est là d’ailleurs probablement la pensée de Mme Arendt, qui, dans la dernière partie de son livre, définit la masse par la décomposition des classes et explique l'alliance de l’élite et et de la masse par les traits communs à l'une et à l'autre. Quand les hommes du commun sortent des groupes organisés, ils se trouvent sensibles à la même sorte d'idéologie et de propagande que les intellectuels, révoltés contre la moralité bourgeoise. Des «individus atomisés, isolés», deviennent malléables à merci. Mais il n'y avait guère plus de populace ou de masse, en ce sens, en Allemagne qu'en France, avant la guerre de 1914. L'insuffisant développement de l'industrie n’est pas la seule cause de la faiblesse numérique de la populace en France. Ce n'est pas le capitalisme en tant que tel, mais la guerre de 1914, la défaite et la crise de 1929, qui ont désintégré, réduit à l'état de masses des millions d’Allemands.
Équivoque également me paraît l'idée que Mme Arendt développe au début de son livre, comme si elle constituait son apport essentiel. La tragédie juive serait survenue à un moment où les Juifs ont cessé de remplir une fonction historique. Ils auraient tort de se contenter à bon compte de la théorie du bouc-émissaire. Ils ont été frappés comme le furent les nobles en France, à un moment où leurs privilèges ne répondaient plus aux services rendus.
J'avoue que le rapprochement des Juifs du XXe siècle et de l'aristocratie française du XVIIIe siècle ne me convainc pas. Il est vrai qu'à la fin du XIXe siècle, les banquiers juifs n'étaient plus une puissance, à la fois nationale et internationale, traitant sur le pied d'égalité avec les souverains. Mais à partir du moment où ces banquiers ne se distinguaient plus de leurs confrères catholiques ou protestants, on ne voit pas en quoi la perte de leur pouvoir de naguère aurait appelé le châtiment. Ils ne possédaient pas plus de privilèges que les autres banquiers et leur déclin ne les désignait pas à la vindicte populaire. En revanche, on s’explique fort bien, et tout banalement, que les progrès de l'émancipation et de l'assimilation suscitent des réactions vives, dans tel ou tel milieu où des préjugés anciens subsistaient et qui protestent contre la montée des Juifs dans des postes naguère interdits (réaction de certains catholiques français à la désignation d'officiers juifs aux postes d'état-major). De même, en Allemagne, le brusque afflux des Juifs de l'Est dans certaines professions est une des causes de la virulence de l'antisémitisme dans l'Allemagne de Weimar. Quant à l’antisémitisme autrichien, Mme Arendt explique parfaitement comment il résulta de la structure même de la monarchie dualiste, déchirée par des querelles entre nationalités, querelles dont surgit le mouvement pangermaniste, et celui-ci, comme tous les mouvements racistes, niait le nationalisme traditionnel dont il paraissait d’abord une simple expression.
L’antisémitisme de Drumont, tel que le décrit Bernanos, est l’expression d’une révolte contre le triomphe de l’argent, contre la montée en haut de l’échelle sociale des déracinés qui tirent puissance et fortune des trafics abstraits. Confusément, on rend les Juifs responsables de la civilisation de l’argent (on se reportera à l’essai de Marx sur la question juive). La nostalgie de l’ancienne France se teinte, sous la plume de quelques intellectuels ou demi-intellectuels, d’antisémitisme et celui-ci gagne certains cercles qu’émeut la concurrence nouvelle des Juifs. Entre la conjoncture en France vingt ans après la proclamation de la République et la conjoncture en Allemagne quinze ans après la fondation de la République, les analogies ne manquent pas: régime politique discuté, regret de l’ancienne France ou de l’ancienne Allemagne, déclin des anciens «grands Juifs» et assimilation rapide des petits, imputation à ces parvenus de certains traits déplaisants du régime, instabilité de l’ordre des choses et précarité du destin national, etc. On composerait sans artifice la théorie trop simple du bouc émissaire et la théorie trop subtile de l’antisémitisme frappant un groupe qui a perdu sa fonction et gardé ses privilèges.
L’émancipation des Juifs suivit le progrès des idées libérales, et les libéraux eurent une part à l’accomplissement de l’idée nationale. Tant que le nationalisme fut dominant, l’antisémitisme ne dépassa guère les modalités françaises, réactionnaires, traditionnelles si l’on peut dire, ce que Maurras appelait l’antisémitisme d’État. L’antisémitisme ne tourne au racisme qu’à l’époque où le nationalisme s’achève et se renie à la fois dans l’impérialisme, qui, parmi les Allemands d’Autriche-Hongrie, ne s’exprime pas dans des velléités de conquêtes outre-mer mais dans le pangermanisme. On reconnaissait les droits de l’homme aux Juifs parce qu’on les reconnaissait à tous les hommes en tant qu’hommes. Renan, en 1871, écrivait à David Strauss que l’annexion des Alsaciens contre leur volonté explicite ouvrait la voie aux «guerres zoologiques». L’argument était sans doute conforme à l’intérêt français et l’on aurait pu, de l’autre côté du Rhin, objecter que la «francisation» de l’Alsace avait été opérée par la violence à partir de la fin du XVIIe siècle. Mais Renan n’en formulait pas moins une idée juste et profonde: à partir du moment où la nationalité n’était pas considérée comme le résultat d’une décision prise librement par les hommes mais comme une donnée naturelle, les deux composantes du mouvement libéral – droits de l’homme et droits des nations à l’indépendance étatique – devaient se dissocier. On revenait à un nationalisme de tribu et l’individu n’existait plus que dans et par sa nation, il n’avait de droits qu’à l’intérieur de sa nation, l’unification des groupements nationaux devenait un objectif suprême. Par ce biais, on explique comment le Juif a pu être déshumanisé au regard des hitlériens, une fois rejeté hors de la communauté raciale ou tribale.
Les droits de l’homme ont été fondés sur une conception religieuse de la personne ou sur une conception humaniste de la conscience individuelle. En une philosophie naturaliste, on peut se demander sur quoi ils seraient fondés. Mais, d’autre part, à l’époque même où ils s’en réclamaient, les hommes d’Europe n’en accordaient pas le bénéfice à tous les autres hommes. Allemagne, Grande-Bretagne, France se reconnaissaient réciproquement comme États, autrement dit ne se proposaient pas de se détruire, en cas de guerre. Allemands, Français, Anglais circulaient sans passeports à travers le vieille Europe. Mais comment étaient traités les nègres du Congo? Les États d’Europe n’auraient pas hésité à se partager l’empire chinois, à lui refuser l’existence d’État, si les circonstances s’y étaient prêtées. Les philosophes matérialistes ont été, au siècle dernier, le plus souvent des humanitaires. De même que les croyants des droits de l’homme n’ont pas appliqué logiquement leur foi à tous les hommes, de même les naturalistes auraient pu ne pas méconnaître l’humanité de leurs semblables, bien que leur philosophie fût incapable de fonder l’humanité de l’individu exclu de toute communauté. L’idéologie raciste ne suffit pas à rendre compte du fait qui demeure énorme, monstrueux: la mise à mort de six millions de Juifs.
Sur ce sujet, que la plupart des Occidentaux, Allemands en particulier, mais aussi Français, Anglais, Américains, préfèrent ignorer, il faut lire l’admirable livre de M. Poliakov. Ce livre a tous les mérites que n’a pas celui de Mme Arendt et il ne prétend pas à ceux que l’on attribue de grand cœur à ce dernier. Il ignore les paradoxes de l’histoire, il ne vise pas à des explications subtiles ou profondes, il est fondé sur le dépouillement méthodique des archives allemandes, il décrit ce que les Hitlériens ont fait, comment ils l'ont fait, il cite les rapports des autorités, les directives de l’administration chargée de l'exécution.
Sur la question décisive: qui a pris la décision d’exterminer les Juifs? M. Poliakov n'arrive pas à une certitude mais tient pour probable que la décision fut prise par Hitler lui-même, entre juin 1940 et juin 1941, à la suggestion de Goebbels et peut-être de Bormann (p.124-25).
M. Poliakov essaie d'expliquer l’acte à partir de considérations pragmatiques. «L’extermination des Juifs ne faisait aucunement partie de l'ensemble des visées nazies», écrit-il (p.126). Certes, Hitler n'était pas consciemment résolu à tuer les Juifs en 1933, mais Robespierre ne songeait pas non plus à renverser la monarchie et à condamner à mort le roi en 1789. Ce qui ne faisait pas partie des projets conscients des nazis n’était pas nécessairement extérieur au sens immanent de leur doctrine et de leur conduite. M. Poliakov suggère que Hitler a pu vouloir «s’attacher plus fortement encore tous les Allemands, se les rendre complices par la perpétration d'un crime collectif et inouï» (p.127). Nul ne saura jamais le motif de Hitler, mais le génocide implique, me semble-t-il, l’inconscience plus encore que la conscience du crime. Quand il ordonna la mise à mort de certains malades, Hitler tenait probablement cette décision pour biologiquement légitime (la résistance des populations obligea les autorités nazies à ne pas aller jusqu’au bout de leur projet). De même, Hitler pouvait mesurer l'influence qu'aurait, sur la combativité du peuple allemand, un acte collectif considéré par les Allemands eux-mêmes comme un crime sans précédent, mais, pour envisager cette destruction d'un peuple entier, il avait dû d’abord mettre celui-ci au ban de l'humanité. Les Juifs, avaient été ravalés au rang de parias, de rebuts, ils avaient été admis pour tels par la masse des Allemands avant que le génocide ne fût même possible. Le génocide était l’aboutissement du refus de traiter les Juifs en hommes. L’antisémitisme hitlérien aurait pu ne pas aboutir à cet aboutissement. Hitler, Goering auraient peut-être été surpris si on leur avait annoncé en 1933 la décision de 1941. Peut-être leur surprise aurait-elle prouvé qu’ils s’ignoraient eux-mêmes.
Tout antisémitisme conduit-il au génocide? Évidemment non. Il n’est même pas vrai que tout racisme y conduise. Mais une conception raciste, qui interprète la lutte des races historiques en termes de lutte darwinienne pour la vie ou qui justifie les actes de la race dite supérieure, porte en elle, virtuellement, la tentation du génocide. Quelques individus en ont donné l'ordre, quelques milliers l'ont exécuté en bons fonctionnaires, quelques dizaines de milliers ont pris part à la préparation, à l'organisation, à l'accomplissement du plus grand crime collectif de l'histoire européenne.
Si l'on regarde en arrière et recherche les antécédents, où est l'origine? On peut en voir l'antécédent dans tous les accès d'antisémitisme, dans toutes les circonstances où les intellectuels et les foules établissent une discrimination entre les Juifs et les autres. Mais l'antisémitisme sous une forme ou sous une autre, est endémique en Occident. La discrimination au détriment des Juifs, l'hostilité à leur égard précisément n'implique pas l'intention de génocide. Dira-t-on que le phénomène essentiel est la combinaison entre l’antisémitisme traditionnel, qui met à part les Juifs, et la pensée raciste, qui justifie par la biologie cette «mise à part»? Probablement cette combinaison a-t-elle été caractéristique de la pensée hitlérienne, mais il a fallu autre chose, qui est le consentement des Hitlériens à aller jusqu'au bout de leur système. La logique idéologique, poussée à son terme, amène de la proposition «Solution radicale de la question juive» à la conséquence impitoyable: «La mise à mort de tous les Juifs, hommes, femmes et enfants est la seule solution radicale, la seule qui ne laisse pas subsister de vengeurs, la seule qui exclut à tout jamais la résurrection». Émigration en masse, réserves de Lublin, établissement à Madagascar, tous ces projets semblent finalement des demi-mesures auprès du projet irrévocable, conçu par quelques-uns, décidé par un seul. Et l'humanité, en dépit de sa volonté de ne plus savoir, n'est pas près d'oublier ce que des hommes sont capables de faire à d'autres hommes.
Dans les deux premières parties de son livre, Mme Arendt écrit, en historienne, en sociologue, elle multiplie les explications des événements par les circonstances, explications que nous avons été enclins à accepter plutôt dans le détail que dans l'ensemble. Dans la seconde partie, Mme Arendt change de méthode. Le totalitarisme ne s'explique pas par les données sociales ou économiques. C’est un régime, sans précédent dans l'histoire, dont il importe de saisir l'essence. Pour comprendre la conduite des hitlériens et des staliniens, il faut saisir leur idéologie et non se laisser abuser par des interprétations platement pragmatiques. La réquisition des moyens de transport en vue de l’extermination des Juifs en pleine guerre est absurde si le but premier est de remporter la victoire. La collectivisation de l’agriculture est absurde en Union Soviétique puisqu’elle entraîne la destruction de la moitié du bétail et la réduction catastrophique des récoltes. Les camps de concentration sont absurdes au regard de l’efficacité de la production.
Ces exemples mêmes suggèrent une question, que nous retrouvons sous de multiples formes. En un sens, Mme Arendt a raison: l’interprétation pragmatique des conduites des totalitaires est erronée, mais parce que nous oublions le système de valeurs ou de passions des acteurs. L’extermination était un but de guerre des hitlériens. Peut-être ont-ils voulu l’atteindre avant même que les hostilités fussent achevées pour que, en tout cas, leur haine fût satisfaite.
Des doutes plus graves s’élèvent à propos des exemples soviétiques. La collectivisation de l'agriculture est devenue irrationnelle, à cause de la résistance paysanne. Mais elle comportait au moins un motif rationnel: accroître les livraisons. Les planificateurs ne pouvaient pas séduire les paysans en leur payant des prix élevés: il eût fallu pour cela disposer de biens de consommation, ce qu’interdisait le rythme ordonné de l’industrialisation. Quant à l’irrationalité des camps de travail, elle est moins incontestable que ne l’affirme Mme Arendt. Le travail forcé, en tout cas, ne paraît pas irrationnel aux planificateurs par les facilités mêmes qu’il offre.
Mais supposons que l’on admette ces thèses. L’hitlérisme est-il
essentiellement
l’univers des S.S., des chambres à gaz, des commandos d’extermination? Les ravages de la collectivisation ou les camps de travail sont-ils l’
essence
de l’édification industrielle? Mme Arendt répond avec assurance: l’essence.
Les régimes totalitaires ne sont définis ni par la seule suppression des institutions représentatives et des partis multiples, ni par le pouvoir absolu d’une équipe ou d’un homme. Le régime des colonels en Pologne, celui de Franco en Espagne, celui même de Mussolini appartiennent à une espèce dont les exemples sont multiples à travers l’histoire. Le fascisme ne présente pas ou présente à peine d’originalité. Le parti unique sert de police supplétive, il aide au recrutement des cadres supérieurs et moyens, il groupe les premiers compagnons du chef et leur permet de se faire payer leur concours, il offre une voie d’accès aux jeunes qui veulent accéder à certaines fonctions, syndicales ou administratives. Jusqu’à l’alliance avec Hitler, il ne comportait pas trace d’antisémitisme ou de révolution permanente. Jusqu’à la fin, il n’avait pas sérieusement ébranlé la structure traditionnelle de la société italienne.
Le totalitarisme semble caractérisé par un certain nombre de phénomènes institutionnels que Mme Arendt analyse admirablement: la prolifération des bureaucraties, mal reliées les unes aux autres avec un enchevêtrement inextricable des compétences, la scission entre un parti de masses et le cercle intérieur, le maintien d’une sorte de conspiration à l’intérieur d’un parti, maître de l’État, l’autorité inconditionnelle du Chef, ce dernier étant indispensable moins en raison de vertus administratives ou intellectuelles hors du commun que par sa capacité de trancher les conflits entre ses compagnons ou entre les innombrables administrations, l’expansion d’une police secrète qui devient la suprême puissance, le régime policier se combinant avec une propagande idéologique obsessionnelle à l’usage des masses et le développement d’une doctrine ésotérique réservée au petit nombre. Aucun de ces phénomènes en particulier ne révèle l’originalité du totalitarisme. Tous ensemble nous en révèlent l’essence, que l’on désignera par des termes comme révolution permanente ou encore terreur et idéologie.
On a connu, maintes fois, des exigences d’orthodoxie idéologique, durant les phases de paroxysmes révolutionnaires. La nouveauté n’est pas qu’en prenant le pouvoir, le parti communiste ait prétendu mettre au pas les individus, les groupes, les administrations. La nouveauté, c’est que le parti communiste réclame davantage en 1938 qu’en 1917, en 1952 qu’en 1938. La passion idéologique ne s’apaise pas, elle s’exaspère. Le marxisme de Staline est plus envahissant que celui de Lénine. On n’aurait pas conçu, dans les années 20, l’équivalent de la condamnation de la génétique.
De même, la terreur totalitaire s’intensifie avec le temps. Elle se déchaîne à plein quand le régime n’a plus d’adversaires. C’est en 1937-38 que la grande purge jeta en prison entre cinq et sept millions de citoyens, parmi lesquels une fraction importante des cadres techniques et militaires, à un moment où la résistance paysanne avait été brisée et où l’édification industrielle avait surmonté les difficultés initiales. La terreur est l'essence du régime totalitaire, terreur d’un style encore inconnu. À partir du moment où l’on punit le criminel virtuel, celui dont l'action aurait pu être nuisible à la Révolution ou celui qui, par son appartenance à un groupe condamné par l'histoire, pourrait l'être demain, à partir du moment où des catégories entières sont visées, chacun se sent abandonné, seul, et le dynamisme collectif du parti pousse en avant, frénétiques ou résignés, les individus, prisonniers d'une fatalité implacable, jouets d’une force inhumaine.
Abandonnés, les individus perdent les liens organiques qui les rattachent à leurs familles, à leurs proches, à leurs compagnons de travail ou de misère. La femme ou les enfants viennent réclamer la mort du père, personne ne se fie plus à son voisin, la police secrète est présente en chaque usine, en chaque bureau, au cœur même des foyers. Dans les camps, cette «massification» atteint à sa forme extrême, l'individu est anonyme, perdu au milieu d'une foule où la solitude féconde est interdite. L'administration règle la vie de ces fantômes qui passent d'une existence d'ombres à la mort, sans qu'aucune personne ne ressente l'événement comme humain ou significatif.
Le IIIe Reich, d’après Mme Arendt, ne serait devenu totalitaire que dans la dernière phase de la guerre, dans la période où fut consommé le génocide et où Himmler accaparait progressivement les pouvoirs, ministre de l’Intérieur, chef des polices, commandant de l’armée de l’intérieur, etc. Durant les quinze années où Hitler fut au pouvoir, le régime fut un mixte, dans lequel les éléments traditionnels – armée, administration, économie – limitèrent l’action de ceux que, sous le IIIe Reich, on appelait les fanatiques hitlériens. La thèse de Mme Arendt est que ces «fanatiques» sont le noyau du mouvement, qu’ils en incarnent l’essence historique, qu’ils n’étaient pas destinés, avec le temps, à céder la place aux modérés, mais qu’au contraire ils s’étaient alliés aux modérés pour donner le change, s’étaient camouflés en nationalistes pour séduire les philistins qu’ils méprisaient. Au lendemain d’une guerre victorieuse, ils auraient enfin régné, changeant la carte raciale de l’Europe, étendant la technique du génocide à des populations slaves. À coup sûr, les fanatiques l’emportèrent durant la guerre, mais on peut plaider que la cause en fut la conjoncture elle-même, sans trancher avec certitude de ce qui se serait passé en cas de victoire militaire du IIIe Reich.
En ce qui concerne le totalitarisme stalinien, Mme Arendt se borne à indiquer qu'il n'a rien à voir avec Lénine. Celui-ci, au contraire, aurait tenté de donner une structure à la masse russe indifférenciée (p.312). Le totalitarisme n'aurait rien à voir non plus avec le marxisme et aurait surgi vers les années 30. Rappelons, entre ces aperçus profonds, quelques propositions banales.
La condition première, mais non suffisante, d'un régime totalitaire est la prise du pouvoir par un parti qui s'assure le monopole de la politique. Cette condition fut réalisée au temps de Lénine et grâce à lui. Parti minoritaire, entouré d'ennemis, les bolcheviks empruntèrent à l'ancien régime sa police, et celle-ci, à la faveur de la guerre civile, prit une ampleur et acquit une puissance supérieure à celles qu'elle gardait dans les derniers temps du tsarisme affaibli. Du vivant même de Lénine, les partis d'opposition, y compris les partis socialistes ou révolutionnaires, étaient mis hors la loi. Du vivant même de Lénine, une censure au moins négative sévissait. Le marxisme n'était pas mis en question, pas plus que l'équation: pouvoir du parti=pouvoir du prolétariat. Bien plus, le principe de tous les mensonges était posé: la révolution socialiste, d’après la doctrine, aurait dû succéder à l'épanouissement capitaliste, les institutions de la société socialiste auraient dû être présentes dans le sein de l’ancienne société. Lénine ayant admis, sous le coup de l'événement, la thèse de Trotsky selon laquelle il n'était pas impossible de sauter la phase bourgeoise et capitaliste, fut à l'origine de l'équivoque qui fit appeler «édification socialiste», la phase du développement de la société industrielle que la théorie marxiste considérait comme la fonction propre du capitalisme. Le décalage entre réalité et idéologie n'était pas aussi éclatant jusqu'en 1923 parce que ni la guerre civile et le communisme de guerre, ni la N.E.P, ne s'appelaient édification socialiste. Lénine n'en a pas moins créé les conditions indispensables à cette substitution permanente de l’idéologie à la réalité dans laquelle Mme Arendt voit, à juste titre, un des traits caractéristiques du stalinisme.
Que fallait-il pour que s'épanouît le régime totalitaire? Que le décalage s’accusât entre réalité et idéologie, autrement dit que le développement accéléré des forces productives, selon la méthode d'épargne forcée et de plan, suscitât des phénomènes comparables à ceux qu'avait connus l'Europe occidentale au même âge économique (encore qu'aggravés en Union Soviétique) et que, simultanément, le Pouvoir maintînt et amplifiât le système idéologique d'interprétation, érigé en vérité officielle. Lorsque Staline reprit à l'opposition de gauche le programme d’industrialisation formulé par celle-ci, il s’obligea à prélever sur une population récalcitrante une épargne considérable pour financer les investissements et aussi à contraindre les paysans à livrer les céréales, sans recevoir en contre-partie des biens de consommation. La nécessité d'accroître les livraisons et le souci doctrinaire de détruire toute classe fondée sur la propriété privée d’instruments de production entraînèrent la politique de collectivisation, d'où suivit la répression féroce des résistances paysannes, la ruine temporaire de l’agriculture, l'abattage du bétail, la famine. On continuait, sans doute, en toute sérénité, de baptiser «édification socialiste» cette sorte de guerre civile qui accompagnait la construction des usines et des fermes collectives. Inévitablement, la folie logique et homicide, qui apparaît à Mme Arendt l’essence du totalitarisme, gagnait de proche en proche. Le parti devait être transformé en appareil impeccablement discipliné pour croire, sur l'ordre de l'instance supérieure, qu’il faisait jour en pleine nuit, pour reconnaître le socialisme dans ces épisodes tragiques de l’industrialisation primaire. Il fallait la croyance absolue au parti, à l'histoire, à l'accomplissement de l’humanité dans une société sans classes, pour combiner le cynisme dans l’action avec une sorte d'idéalisme à long terme.
Mais, dira-t-on, les circonstances expliquent peut-être le totalitarisme de 1930-34, elles n'expliquent pas la grande purge de 1936-38. Et c'est là que nous retrouvons l'argument majeur de Mme Arendt. La terreur totalitaire du stalinisme n’est pas imputable aux circonstances, puisqu'elle redouble lorsqu'elle est devenue inutile rationnellement. L'argument est fort, contre des livres superficiels et faussement objectifs, comme celui d’Isaac Deutscher qui tente d’expliquer intégralement les phénomènes totalitaires par les circonstances économico-sociales. Malgré tout, les victimes de la grande purge ont cherché à s’expliquer le phénomène dont ils étaient victimes et sans reproduire ici les seize théories, présentées par MM. Beck et Godin (pseudonymes d’un physicien d’origine autrichienne et d’un historien russe qui se sont rencontrés dans les prisons soviétiques), certaines d’entre elles suggèrent au moins des interprétations qui rendent partiellement intelligible la répression, absurde dans sa démesure.
La société qui sortait des plans quinquennaux, hiérarchique, inégalitaire, despotique, ne ressemblait pas à l’image que s’en faisaient à l’avance les révolutionnaires. Elle ne pouvait pas lui ressembler puisque d'après la théorie même qui subordonne l'organisation sociale aux forces productives, un développement suffisant de celles-ci était la condition indispensable des bienfaits socialistes. Or, comme le développement des forces productives, baptisé mensongèrement socialisme, exigeait encore de nombreux plans quinquennaux, autrement dit de nombreuses années de privations et d'efforts, il fallait éliminer les idéalistes qui ne se réconcilieraient jamais avec cette réalité. À partir de ce même décalage entre idéologie et réalité, on retrouvait d'autres théories: celle du bouc émissaire (il faut rejeter sur les privilégiés la responsabilité des échecs et des souffrances), celle aussi de la mise à épreuve (il faut que les membres du parti acceptent aveuglément n'importe quelle décision, y compris celle qui les frappe, pour que soit accompli le transfert indispensable du loyalisme, qui s'adressait initialement à l'idée qui doit aller désormais au parti), celle de la manie césarienne de persécution (comment le Pouvoir pourrait-il ne pas être assiégé par l’angoisse alors qu’il sait qu'il ment et sait que les masses le savent et savent qu'il le sait?), etc.
Mais il y a plus: la réalité elle-même exige pour une part la terreur. L'édification socialiste, c'est-à-dire l’industrialisation sous l'impulsion de l'État, est affectée d'une contradiction fondamentale. La gestion étatique et bureaucratique ne saurait être favorable à l'accroissement de la production et de la productivité, si elle est légale et modérée. Elle ne devient efficace que par le procédé des Pharaons ou l'appel à l'intérêt individuel. Le recrutement des travailleurs forcés est la forme ultime que prend l'indifférence des bâtisseurs aux moyens et au matériel humain, pourvu que les objectifs soient atteints. Dans le cadre bureaucratique d'autre part, les techniciens ou les directeurs d'entreprises agissent en pionniers. Ils sont obligés de réaliser le plan et ils n'y parviennent qu'en usant des circuits clandestins qui se multiplient en marge des circuits légaux. Ils s’y décident parce qu'il n'est pas moins dangereux pour eux de rester dans la légalité que d'en sortir. La terreur est peut-être indispensable pour empêcher la cristallisation bureaucratique qui paralyserait l'accomplissement de la tâche paradoxale (développement des forces productives sous l'impulsion de l'État). Si le régime se stabilisait, on serait en présence d’une bureaucratie hiérarchisée, dont les formes extérieures ressemblent à celles du Tchin, encadrant désormais non une société à prédominance agricole mais une société industrielle.
Est-il possible de donner à la bourgeoisie bureaucratique, créée par l'industrialisation, tous les avantages qu'elle possède dès maintenant (salaires élevés, impôts sur le revenu non progressifs, avantages pour l’éducation des enfants) et, en plus, la sécurité personnelle et la stabilité de l'emploi? Cette stabilité ralentirait la promotion, étant donné l'âge auquel, dans les années 20 et 30, on accédait aux fonctions supérieures, elle permettrait, au mécontentement de se fixer sur des fonctionnaires inamovibles, elle donnerait à ceux-ci une autorité, une confiance qui limiteraient progressivement la toute-puissance du parti. Celui-ci ne garde le contrôle qu'en empêchant la bureaucratie de se transformer en une aristocratie d'un type nouveau. La terreur entretient la mobilité sociale en même temps qu'elle est la seule issue aux conflits à l'intérieur d'une classe dirigeante qui n'a pas encore créé les procédures constitutionnelles selon lesquelles régler pacifiquement les conflits.
Toutes ces explications, même combinées, laissent une marge mystérieuse: l'arrestation en masse de millions de gens qui décapita les industries, la science, l'armée, l'administration, n'était ni nécessaire ni raisonnable. Mais il n'est pas sûr que personne ait voulu la grande purge, telle qu’elle s'est déroulée, pas plus que personne n'a voulu la collectivisation, telle qu'elle a été pratiquée. Le mécanisme de la boule de neige, que décrit Weissberg dans son admirable livre, a pu intervenir ainsi que le sadisme de Staline.
Ces explications sociologiques, que nous avons rapidement esquissées, ne sont nullement incompatibles avec les interprétations de Mme Arendt qui visent l'essence du totalitarisme. Les liens complexes qu'elle établit entre terreur, idéologie, police ne disparaissent pas pour autant. Il n'est pas exclu même de donner la terreur pour l'essence du régime totalitaire afin de distinguer celui-ci de la simple tyrannie (pouvoir absolu d'un seul, régnant sur tous et les réduisant à l’impuissance). Mais l’essence totalitaire ne surgirait pas mystérieusement, toute armée, du cerveau de l'Histoire ou de Staline. Certaines circonstances en ont favorisé l'avènement, d'autres en favoriseront la disparition.
Dans un article des
Mélanges
pour Karl Jaspers,
Idéologie et terreur
, Mme Arendt rend claires à la fois sa méthode et sa pensée, en reprenant les concepts de Montesquieu. Tout régime politique a une nature et un principe. La nature est «ce qui le fait être tel, et le principe ce qui le fait agir». Le principe de la monarchie est l'honneur, celui de la République la vertu, celui de la tyrannie la peur. Or, continue Mme Arendt, le totalitarisme n'a pas de principe. Un régime dont l’idéologie proclame des lois, cosmiques ou historiques, supérieures aux volontés humaines, dont la pratique rejette les individus dans l'isolement et l'abandon et les prépare à accepter le rôle de bourreaux ou de victimes, n’est même pas mû par la peur - car pour que la peur fît agir, il faudrait que l'individu eût l'impression qu'il dépend de son action d'échapper aux menaces de la répression ou de l'épuration. Le totalitarisme est une tentative en vue d'exercer sur les hommes une domination totale qui les déshumanise, soit qu'ils soient livrés aux camps de concentration, soit que, dans la société dite normale, ils soient soumis à la propagande obsessionnelle et aux décisions mystérieuses des autorités, se réclamant elles-mêmes de lois cosmiques ou historiques.
On ne peut pas ne pas se demander si, ainsi formulée, la thèse de Mme Arendt n'est pas contradictoire. Un régime qui n’a pas de principe n'est pas un régime. Il n'est pas comparable à la monarchie ou à la République. En tant que régime, il n'existe que dans l'imagination de l'auteur. En d’autres termes, Mme Arendt constitue en régime, en essence politique, certains aspects des phénomènes hitlériens et staliniens, elle dégage et probablement exagère l'originalité du totalitarisme allemand ou russe. Prenant cette originalité réelle pour l'équivalent d'un régime fondamental, elle est amenée à voir dans notre époque la négation des philosophies traditionnelles et à glisser vers une contradiction: définir un régime qui fonctionne, par une essence qui implique pour ainsi dire l'impossibilité du fonctionnement.
Pour une part, idéologie et terreur du totalitarisme sont l'amplification des phénomènes révolutionnaires. Cette comparaison est esquissée par Crane Brinton dans son livre sur l'anatomie des révolutions. Les bolcheviks, on l’a dit souvent, sont des puritains ou des jacobins qui ont réussi, c’est-à-dire gardé le pouvoir. Eux aussi disent ou pensent que seuls les purs sauveront la Révolution. Eux aussi, quand ils incarnent l'État, refusent la liberté, qu'ils réclamaient à leurs ennemis au pouvoir. Eux aussi sont apôtres du «despotisme de la liberté», contradiction logique que l'historien explique sans trop de peine, les bouleversements sociaux, même s'ils doivent favoriser ultérieurement la démocratie, excluant, dans la première phase, les méthodes démocratiques. La société révolutionnaire impose à ses militants la rupture de tous les autres liens: la famille, le métier, rien ne compte auprès de la vraie foi – en Dieu ou en la société sans classes – et de l'action authentique, pour le salut individuel ou collectif. Dans la mesure où cette attitude et ces croyances se maintiennent, l'homme ordinaire se trouve, en effet, selon l'analyse de Mme Arendt, sacrifié à des lois mystérieuses, dégagé des communautés proches, soumis à une terreur qui se confond non avec la volonté arbitraire d'un seul, mais avec une sorte de fatalité.
On dira que le paroxysme révolutionnaire, qu'analyse Crane Brinton, ne saurait se prolonger plusieurs décennies. Effectivement, le bolchevisme affecte une nouveauté indiscutable, sinon radicale, par rapport aux autres sociétés révolutionnaires. Visant plus loin que puritains et jacobins, plaçant la Terre Promise au terme d'un développement historique, promettant égalité économique et abondance à tous, il implique, il justifie une révolution prolongée, en baptisant édification socialiste le développement des forces productives. L'accumulation du capital, ou l'occidentalisation technique, sous la direction d'une secte révolutionnaire, entraîne ce mélange de terreur et d'idéologie, caractéristique du règne des extrémistes.
En même temps, l’édification sociale sous l'impulsion de l'État reprend une tradition russe – le parti communiste est un Pierre le Grand collectif, selon la formule d'Élie Halévy – et reconstitue une bureaucratie, à la fois administrative et technique, démesurément élargie par rapport à celle du tsarisme. La bureaucratie stalinienne s'assure peu à peu avantages matériels, prestige, signes extérieurs de la hiérarchie, imités de la bureaucratie traditionnelle. L’idéologie révolutionnaire – la religion séculière – en vient à jouer, au profit du secrétaire général du parti, le même rôle que la religion orthodoxe au profit des tsars. Le césaro-papisme renaît et l’interprète de l’Histoire devient le pape-empereur.
Le phénomène totalitaire comporte donc des interprétations multiples parce qu'il a des causes multiples. La méthode qui tend à saisir l’essence n'est pas illégitime, mais à condition qu'elle ne néglige pas les méthodes complémentaires. Autrement, on s'interdit de poser la question, peut-être la plus importante: quelle est la durée promise au totalitarisme? Est-il l’accompagnement temporaire et pathologique de certaines transformations? Ou est-il, en dépit de son absurdité intrinsèque, susceptible de se prolonger en une sorte de déshumanisation permanente des sociétés humaines? G. Orwell, dans son livre
1984,
, a suggéré une thèse sociologique: le parti unique, la bureaucratie autoritaire, l'orthodoxie d'État, les plans d'investissements et les privations pour tous, le conditionnement psychologique des victimes sont susceptibles de composer un système avec la société industrielle. Alors que le progrès de la productivité donnerait pour la première fois dans l'histoire la possibilité de ne pas fonder la culture supérieure sur la misère du plus grand nombre, le régime totalitaire entretient guerre et despotisme pour réserver à nouveau au petit nombre les profits de la civilisation. En ce cas, le totalitarisme ne serait lié à une phase d'édification ni imputable au poids du passé proprement russe, mais la superstructure politico-idéologique d'une économie moderne planifiée.
Dans son dernier livre, tout au contraire, M. Deutscher décrète que la barbarie stalinienne a été la méthode, plus ou moins inévitable, pour chasser la barbarie russe et qu'elle ne survivra pas à l’occidentalisation technique du pays. Le stalinisme, par ses œuvres, détruirait ses propres fondements.
Il y aurait beaucoup d'objections à formuler et contre la thèse et contre la manière dont elle est démontrée. Malgré tout, la question décisive est posée: l'industrialisation de la société ne tend-elle pas d’elle-même à saper les bases du stalinisme? Avant tout, je marquerai une distinction, implicite dans le livre de Mme Arendt, entre le despotisme bureaucratique et la planification économique d'une part, le totalitarisme (idéologie et terreur) de l'autre. Le progrès économique tend par lui-même à éliminer ou à atténuer celui-ci, il n'exclut nullement ceux-là.
À mesure que s'élève le niveau intellectuel de l'élite sociale et que se stabilise une bourgeoisie bureaucratique, le terrorisme, le fanatisme idéologique seront de plus en plus difficiles à maintenir parce qu'ils iront contre les aspirations spontanées de la population et, qu'un parti, de plus en plus recruté parmi les techniciens et les privilégiés, perd inévitablement le fanatisme et la pureté de la secte. Mais, d'un autre côté, le despotisme bureaucratique demeure la superstructure la plus commode d'une économie entièrement planifiée de type soviétique. Il est douteux que les procédures électorales puissent être introduites en un tel régime, à moins d'un accroissement imprévisible des ressources disponibles. Or, une bureaucratie autoritaire ne peut pas se passer entièrement d'une idéologie justificatrice, et celle-ci risque toujours de ranimer les crises révolutionnaires.
Il faudrait, dans une analyse plus poussée, tenir compte de multiples facteurs: un des successeurs parviendra-t-il à se constituer en chef absolu, c'est-à-dire à éliminer ses rivaux ou à les convaincre et à convaincre les masses qu'il est en mesure de les éliminer? Quelle sera l'évolution du conflit international? Quelle influence exercera la révolution chinoise sur le régime russe? Trop de causes diverses sont en jeu, trop d'accidents ou de personnes peuvent intervenir pour qu'il soit légitime de formuler des prévisions. Les phénomènes totalitaires, tels que nous les avons connus dans la première moitié du XXe siècle, ont été liés à la fois à un parti révolutionnaire, à une bureaucratie autoritaire et à des événements extrêmes, guerre ou accumulation forcenée du capital. Nous n'avons pas encore l'expérience du retour à la vie quotidienne d'une révolution totalitaire. Le manque d'expérience nous enjoint la prudence dans les prévisions. Il ne nous interdit pas d’espérer qu'il y ait une autre issue que la catastrophe apocalyptique aux fureurs des masses abandonnées et des demi-intellectuels sans foi.
On aurait tort de tenir pour définitivement acquis le fait de la déraison humaine.
Politique française Articles 1944-1977
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