Les syndicats et l’État
Combat
29 mai 1946
L’évolution sociale des États-Unis a
toujours été, pour les observateurs européens, un objet
d’étonnement. Les partisans du capitalisme tournaient un regard
d’envie vers cet immense pays, où syndicats et partis ouvriers,
loin de s’opposer au régime de la libre entreprise en tant que tel,
se bornaient à des revendications de salaires ou de conditions de
travail, compatibles avec le système existant. Quant aux marxistes,
ils voyaient d’un mauvais œil l’indifférence doctrinale du
prolétariat américain: que le maximum de développement des forces
productives coïncidât avec le minimum de volonté socialiste ou
révolutionnaire, ce phénomène marquait en tout cas une exception
instructive au schéma classique.
Certes, on n’était pas en mal
d’explications. Continent neuf, aux ressources illimitées, sans
hiérarchie sociale enracinée dans les traditions historiques, où
chacun, longtemps, garde la perspective d’une promotion rapide, où
le règne de l’abondance assure à l’ouvrier un niveau de vie
qu’accepteraient volontiers plus d’un bourgeois d’Europe, les
États-Unis évitent la lutte de classes, disait-on, par le privilège
de la richesse et les bienfaits de la liberté.
Chacun se réservait de tirer de cette
expérience inimitable une leçon conforme à ses préférences. Laissez
jouer à plein, sans réserve et sans restrictions, le régime
capitaliste, affirmaient les entrepreneurs, et la classe ouvrière,
ici comme là-bas, recevra une part accrue d’une production
croissante. N’oubliez pas, rétorquaient les autres, que nulle part
ne sont données les conditions physiques de la prospérité
américaine, n’oubliez pas qu’au-dessous des syndiqués, au-dessous
des ouvriers qualifiés, l’immigration jusqu’à une date récente n’a
cessé, en Amérique, de renouveler une population pauvre, qui
constituait le véritable prolétariat.
Depuis la fin des hostilités, un autre
paradoxe s’offre aux observateurs. Sur le vieux continent, où
partis et syndicats ouvriers se réclament du marxisme, ou du moins
du travaillisme, la paix sociale n’a pas été sérieusement troublée.
Aux États-Unis, au contraire, bien que la Fédération américaine du
travail (A.F.L.) reste aussi modérée que naguère, bien que même le
Comité d’organisation industrielle (C.I.O.) ne s’en prenne pas au
capitalisme lui-même, la vie de la nation est agitée par des grèves
démesurées. Tour à tour, les charbonnages et les chemins de fer,
c’est-à-dire les branches de l’économie les plus indispensables à
la collectivité, sont atteints par des mouvements suscités par des
demandes de hausse de salaires.
Là encore, l’explication est simple: le
vieux continent échappe aux grèves pour deux raisons principales.
La plupart des prix y sont fixés, directement ou indirectement, par
l’État et non plus débattus librement sur le marché. Les salaires,
en particulier, dépendent désormais du ministère du Travail bien
plutôt que des propriétaires des moyens de production. D’autre
part, les syndicats ont, pour l’essentiel, renoncé à leur
indépendance. Même quand ils revendiquent en théorie l’autonomie,
ils subordonnent en fait leur action aux directives des partis. En
France, personne n’ignore que plus de 80% des dirigeants syndicaux
appartiennent au parti communiste et en suivent fidèlement les
instructions. La paix sociale, si précaire soit-elle, a chance de
durer aussi longtemps que la participation des communistes au
gouvernement.
Aux États-Unis, en revanche, les grèves
sont la rançon d’une économie encore largement régie par les
mécanismes du marché, d’un syndicalisme qui prétend jalousement
n’obéir qu’à lui-même. Pour l’instant, le principe de ce régime
n’est pas mis en cause, mais l’ampleur des troubles amène le
président Truman à proposer une législation exceptionnelle, qui
restreindra singulièrement les possibilités d’action syndicale.
Armé du droit de mobiliser sur place les ouvriers, l’État
deviendra, qu’il le veuille ou non, un «briseur de grèves»
incomparable.
Aucun gouvernement, quel qu’il soit, ne
peut accepter avec indifférence des arrêts du travail qui
paralysent la vie d’un pays. Par leurs dimensions mêmes, les grèves
ont débordé le cadre des relations entre particuliers ou entre
groupes, elles se transforment d’elles-mêmes en événements
politique de première grandeur. L’État, bon gré, mal gré,
intervient pour y mettre fin soit qu’il rende une sentence
impérative sur l’enjeu de la querelle, soit qu’il oblige les
ouvriers à reprendre le travail quand la prolongation de la grève
frapperait la communauté tout entière. L’intégration des syndicats
à l’État dans le communisme, leur noyautage par les partis dont la
démocratie plus ou moins collectiviste que connaît la France
marquent les aboutissements possibles de cette évolution.
Nous nous garderons bien de décréter qu’un
tel aboutissement est inévitable. Les États-Unis surmonteront à
coup sûr les difficultés, aiguës mais transitoires, qu’entraîne la
phase de «reconversion». Le péril véritable, à échéance, apparaîtra
avec la première dépression cyclique que chacun redoute au-delà des
années de reconstruction. Pour l’instant rien n’indique que la
République américaine incline, si peu que ce soit, à renoncer au
système économique lié, dans l’histoire et dans sa conscience
nationale, à son éclatante fortune. La crise présente n’est qu’un
premier avertissement.
Qu’ils se réclament du capitalisme ou du
socialisme, les syndicats ne paraissent conserver leur pleine
autonomie qu’à la condition d’être ou faibles ou modérés. Leur
subordination à l’État ou aux partis est la sanction de leur
puissance ou de leur violence. Elle consacre leur accession à un
rôle officiel, elle liquide aussi quelques-unes de leurs illusions
révolutionnaires.