L'exemple belge
Le Figaro
28 septembre 1948
Le miracle belge fait l'accord des
touristes et des économistes. Les premiers admirent le luxe des
étalages, les seconds les statistiques de la production et de la
balance des comptes. Le niveau de la production dépasse largement
d'un quart celui d'avant guerre (qui n'était pas, comme celui de la
France en 1938, anormalement déprimé). Les exportations couvrent
les importations, au cours du premier semestre de 1948, dans la
proportion de 80 à 85%, chiffre proche de celui d'avant guerre
(90%). Le déficit de la balance commerciale est à peu près compensé
grâce aux autres postes de la balance des comptes et, en
particulier, aux mouvements de capitaux, attirés par la solidité de
la monnaie (encore que les Belges manquent, eux aussi, de
dollars).
On se plaît d'ordinaire à imputer le
"miracle belge" à des circonstances accidentelles. Les dommages de
guerre ont été moins considérables qu'en Hollande ou en France; le
Congo belge, bien qu'il ait un compte distinct, a fourni des
devises à la métropole. De l'été 1944 à la victoire, des centaines
de milliers d'hommes ont été stationnés en permanence sur le
territoire de la Belgique qui, seule de tous les pays d'Europe, a
eu un compte de
lease-lend
créditeur. Enfin, le pays était normalement exportateur de certains
produits (acier) que le monde entier désirait acheter.On se plaît, au dehors, à insister sur ces
bonnes chances, de manière à réduire la part qui revient à la
politique adoptée par les autorités. Et pourtant, n'est-il pas
frappant qu'à la question toujours posée: qu'est-ce qu'on fait les
Belges, il faille répondre: le contraire des autres
Européens?
Contrôle indirect
Au lendemain de la Libération, la pénurie
régnait en Belgique comme ailleurs. Une décision fondamentale
devrait être prise: accorderait-on la priorité aux importations de
biens de consommation ou aux biens d'investissement? La Belgique,
seule, choisit le premier terme de l'alternative. Convaincue que la
population belge tout entière, sans distinction de classe,
détestait les contrôles et souhaitait retrouver le plus vite
possible les habitudes de consommation tenues pour normales, on
utilisa les devises dont on disposait pour acheter d'abord, non des
machines, mais des biens de consommation, sans trop distinguer,
comme partout ailleurs, entre importations indispensables et
importations dites de luxe. Au fur et à mesure que la pénurie était
surmontée, on renonçait à la distribution administrative des
produits, tombée d'elle-même en désuétude et aujourd'hui en voie de
complète disparition.
De telles méthodes libérales n'avaient de
sens qu'à la condition de juguler l'inflation, c'est-à-dire
d'équilibrer pouvoir d'achat et volume de marchandises. Cet
équilibre ne fut pas tant obtenu par l'échange des billets avec
blocage (expédient discuté, dont les effets, en tout état de cause,
ne se prolongèrent pas au delà de quelques mois) que par la montée
des prix à un niveau adapté à la quantité des moyens monétaires.
L'indice des prix, comme celui des salaires et des moyens
monétaires, s'est fixé finalement entre 3,5 et 4 par rapport à
l'avant-guerre. La Belgique évita donc et le niveau
artificiellement bas des prix anglais et hollandais et la course
échevelée des prix français.
L'équilibre lui-même n'est maintenu que
grâce à une politique rigoureuse du crédit. Le taux d'escompte a
été élevé par étapes jusqu'à 3 1/2%. Les banques privées doivent
investir 60% de leurs dépôts en certificats du Trésor (dont le taux
d'intérêt est faible), de telle sorte que le taux des avances à
l'industrie s'élève jusqu'à 6 ou 7%. Là encore, la Belgique prit le
contre-pied de la politique d'argent à bon marché, dont M. Dalton
fut, en Grande-Bretagne, le champion, et qui aboutit outre-Manche
au désastre de 1947.
En bref, le gouvernement belge a préféré au
contrôle direct des biens le contrôle indirect des moyens
monétaires. La politique choisie a constamment tendu à créer les
conditions dans lesquelles les mécanismes du marché pouvaient
jouer. On voit à quel point cette politique, inspirée et dirigée
par des socialistes, passerait, en France, pour
"réactionnaire".
Car, aux yeux des Français, le miracle
belge, c'est que cette réussite libérale ait été l'œuvre des
socialistes belges. C'est un président du conseil socialiste qui,
dans le mois critique où les revendications (légitimes) des
salariés menaçaient de déclencher une nouvelle vague d'inflation, a
non seulement décrété un blocage des salaires, mais interdit les
grèves pour six mois. Ce sont des ministres socialistes qui ont
réussi à convaincre la classe ouvrière que les hausses générales de
salaires étaient le plus souvent funestes aux salariés eux-mêmes et
que le remède à l'insuffisance du pouvoir d'achat des plus
défavorisés devait être cherché dans un élargissement du système
des allocations familiales. Ce sont des ministres socialistes qui
ont préféré la liberté d'initiative et le "rationnement par
l'argent" aux plans étatiques d'investissements, à la
nationalisation des industries-clés et à la répartition
administrative des produits.
La classe ouvrière a-t-elle été la victime
du miracle? Consultons les chiffres. Les revenus du travail
représentaient, en 1938, 48,1% du revenu national, ils en
représentent en 1947 53,7. Les revenus mixtes (profits des
entrepreneurs) montaient à 30%, ils s'élèvent à 36,1. Les revenus
du capital sont tombés de 21,9 à 10,2.
Autrement dit, les revenus du capital ont
supporté le plus fort prélèvement. Les profits, gonflés au
lendemain de la Libération, du fait même de l'inflation, de la
pénurie et des transactions illégales (42,2% en 1946) ont diminué
en 1947 avec le retour de l'abondance et la suppression des
contrôles.
Il y a quelques jours, dans
Le Monde
, un de nos meilleurs critiques de la scène politique, M. Duverger,
décrétait doctoralement que la méthode libérale "ferait peser le
poids principal des sacrifices nécessaires sur la classe ouvrière
et l'ensemble des salariés". L'expérience belge lui inflige un
démenti éclatant. Certes, la méthode libérale ne met pas fin aux
inégalités. Du moins a-t-elle sur l'actuelle méthode française le
mérite de ne pas les aggraver. Libéralisme et dirigisme sont des
techniques et non des politiques. Le dirigisme russe vise à
comprimer le niveau de vie des masses afin de réserver le maximum
de ressources à l'accumulation du capital. Le dirigisme
travailliste a visé et obtenu une redistribution du revenu national
au profit des salariés. Combiné avec une fiscalité efficace, le
libéralisme n'implique pas une inégalité de revenus plus grande que
toute autre méthode.Difficultés
Les hommes ne sont jamais heureux, les
économies jamais équilibrées. La Belgique connaît, elle aussi, des
difficultés qui, au cours de ces derniers mois, vont s'aggravant.
Certains secteurs subissent le contre-coup du succès général: parce
que le franc belge est une monnaie dure, les hôtels sont désertés
par les touristes étrangers. Anvers ne sert plus de débouché à
l'économie de l'Allemagne occidentale, parce que le trafic (pour
des raisons de devises) est détourné vers les ports
allemands.
On s'est demandé, surtout au dehors, si la
Belgique ne payera pas demain sa politique d'abondance. Le rythme
de la reconstruction et des investissements est-il assez rapide?
Les observateurs belges répondent affirmativement, 74 milliards
environ auraient été dépensés pour la reconstruction depuis la
Libération, en 1947 15% du revenu national. L'âge moyen du parc de
machines-outils aurait été ramené, entre 1944 et 1947, de 20 à 16
ans.
Plus graves sont les premiers signes de
ralentissement d'activité. Le nombre des chômeurs a augmenté et
approche 140.000 à 150.000. Le marché intérieur semble sur certains
points saturé et surtout les industries exportatrices se heurtent à
des obstacles. Certaines ont des prix trop élevés. Précisément
parce que le franc belge est rare, les autres pays réduisent le
plus possible leurs achats de produits belges, en dépit des accords
conclus (c'est le cas, par exemple, de la Suède et de la Hollande).
Victime de sa prospérité, la Belgique a consenti les plus gros
sacrifices dans la répartition des dollars américains, puisqu'elle
a mis à la disposition des échanges intereuropéens les quatre
cinquièmes de sa part.
La Belgique devra-t-elle éprouver la vérité
du dicton, qu'il est dangereux d'être seul sage dans un monde de
fous?