Révolution de conscience économique. Du progrès
à l'insatisfaction
Le Figaro
20 mai 1959
Il y a vingt-cinq ans, on redoutait
l'insuffisance du pouvoir d'achat; aujourd'hui, on redoute
l'insuffisance de l'épargne, l'excès de la demande, l'inflation. La
pensée économique suit les vicissitudes de l'histoire, peut-être
même leur donne-t-elle une expression amplifiée: les modes
intellectuelles ne sont pas moins différentes d'une génération à
l'autre que les robes de Dior d'une saison à l'autre(1).
Les économistes ont toujours su que les
phases pendant lesquelles la production augmente comportent
d'ordinaire une hausse des prix. La théorie classique du cycle
retenait la simultanéité des deux mouvements: production et prix
progressent ensemble jusqu'au moment où survient le renversement
qui inaugure une autre phase du cycle. Au reste, le lien entre
croissance et inflation n'est nullement mystérieux: pour produire
davantage, on investit; pour investir, on distribue des salaires
supplémentaires; ces revenus se portent sur le marché des biens de
consommation et pèsent sur les prix; tous les ouvriers étant
employés, les entreprises en quête de main-d'œuvre payent des
salaires plus élevés.
Ce problème classique dans les livres
d'économie est désormais porté sur la place publique, à chaque
instant dressé devant l'opinion et les gouvernants, comme pour
rappeler l'écart entre ce qui serait
techniquement
possible et ce qui est
économiquement
réalisable. Cette fortune publicitaire d'un problème d'école tient
à deux causes principales.Les alternances de croissance et de
contraction ne sont plus acceptées comme elles l'étaient jadis.
Experts et hommes de la rue se donnent pour objectif une
progression régulière. Ni l'opinion ni les gouvernants ne se
résignent au fait même de la succession des phases, présentant des
caractères opposés. Or la maîtrise sur les phénomènes économiques
est loin d'être encore totale. Depuis la fin de la deuxième guerre,
il n'y a pas eu de cycles réguliers, mais, par trois fois, aux
États-Unis, la progression a été interrompue par de courtes
récessions. En Europe, il y a eu moins des récessions que des
phases de consolidation ou de stagnation, qui ont des
caractéristiques quelque peu différentes de pays à pays. Le nouveau
problème de la "croissance sans inflation" n'est rien d'autre que
le vieux problème de la phase ascendante du cycle, mais formulé
désormais par ceux qui ne se résignent pas au fait même des
cycles.
La croissance n'était pas ignorée des
économistes classiques, mais ceux-ci, envisageant plutôt le court
ou le moyen terme que le long terme, ne mettaient pas la croissance
au centre de leurs recherches. Au temps où j'étais étudiant, les
comparaisons des taux de croissance n'étaient pas encore
pratiquées, les transformations, quantitatives et qualitatives, par
lesquelles s'accomplit la modernisation d'une économie n'étaient
pas l'objet d'études précises, d'élaboration rigoureuse. Nous
sommes plus exigeants et plus impatients. Quand la croissance
s'arrête pendant une année, le chœur des experts, des ministres,
des citoyens déplore "la stagnation". Il y a vingt-cinq ans,
l'opinion anglaise aurait été satisfaite d'un taux de chômage
inférieur à 3% de la main-d'œuvre, d'une activité régulière, de
prix presque stables. Aujourd'hui, elle se plaint - et à juste
titre - de l'absence de progrès.
Ces remarques ne visent pas à suggérer que
tout est pour le mieux et qu'il convient d'accepter passivement les
vieux cycles sous la forme nouvelle de phases d'expansion suivies
de phases de stagnation. Je veux seulement, par ce rappel
historique, amener mes lecteurs à reconnaître une proposition
souvent méconnue: les problèmes sociaux ne sont jamais
définitivement résolus parce que tout progrès suscite et doit
susciter des exigences nouvelles. Hier, l'opinion aurait accepté ce
que nous appelons aujourd'hui stagnation: convaincue aujourd'hui
que les crises appartiennent au passé, elle n'accepte plus la
stagnation, même temporaire.
Pour refuser la stagnation, il faut éviter
d'abord l'inflation. D'où la formule à la mode: expansion sans
inflation. Pourquoi l'"expansion sans inflation" est-elle
difficile? Essayons d'expliquer le mécanisme avec aussi peu que
possible de jargon. Si l'économie doit produire davantage, il faut
que la demande soit supérieure à celle qui aurait suffi à absorber
la production du moment antérieur: il n'est pas facile de doser
l'augmentation de la demande de manière telle qu'elle soutienne une
production accrue et ne provoque pas une hausse des prix. Dans la
phase où la production augmente, les entrepreneurs investissent
pour renouveler leur outillage et accroître leur productivité, ils
comptent sur des débouchés élargis, ils sont optimistes et
consentent facilement des hausses de salaires. Les phases
d'expansion sont aussi des phases de plein emploi. S'il ne subsiste
plus guère de réserves de main-d'œuvre, les syndicats sont forts et
dans les négociations entre employeurs et employés, ces derniers
ont chance de l'emporter. Les entrepreneurs sont d'ailleurs prêts à
donner à leurs ouvriers tout ou partie des gains dus à la
productivité sous forme de salaires plus élevés, mais, du même
coup, les revenus consommables risquent d'augmenter trop
vite.
Mais, me dira-t-on, qu'y a-t-il là
d'original par rapport au passé: ces mécanismes sont connus,
traditionnels. Je n'en disconviens pas. Les mécanismes
traditionnels paraissent simplement, depuis dix ans, plus
difficiles à bloquer pour les raisons suivantes: dans certains pays
(États-Unis, Grande-Bretagne), les syndicats ont acquis une
puissance telle que les entrepreneurs, soucieux de paix sociale,
concèdent des hausses de salaires sans opposer de résistance (à
moins qu'une politique restrictive de crédit ne les oblige à la
résistance, mais cette politique paralyse en même temps la
croissance). Les entrepreneurs sont d'autant plus enclins à
concéder des augmentations de salaires qu'il leur est indifférent
d'utiliser les profits de la productivité à cette fin au lieu
d'abaisser les prix de vente. Les secteurs les plus modernes, ceux
où la productivité progresse le plus vite, jugent que la hausse des
salaires n'est pas contraire à la stabilité de leurs prix de vente
(ce qui est souvent vrai). Les dirigeants de ces secteurs de pointe
ne veulent pas savoir que la hausse se communiquera aux autres
secteurs de telle manière que, pour l'économie entière,
l'augmentation des taux horaires et, par suite, le gonflement des
revenus dépasseront les acquêts de la productivité.
En d'autres termes, la relative originalité
de la conjoncture présente se ramène à la contradiction suivante:
l'opinion exige une croissance continue, donc sans inflation, en
une période où l'inégalité du taux de progrès selon les secteurs,
combinée avec l'irrésistible diffusion des hausses salariales à
travers toute l'économie, rend l'inflation plus difficile à éviter
qu'en d'autres époques.
(1)
Voir
Le Figaro
du lundi 11 mai.