Démocratisation de l'enseignement. La sélection
initiale
Le Figaro
9 septembre 1969
Nul ne peut nier le fait de "l'explosion
scolaire"(1), nul ne peut nier davantage que l'inégalité
devant l'enseignement subsiste entre les classes sociales,
inégalité qu'aucun régime n'élimine entièrement. L'enquête la moins
déformée par la passion que je connaisse sur ce sujet a été menée
par MM. Alain Girard et Henri Bastide, et publiée dans les numéros
1 et 2 de la revue
Population
(1969). Nous en détachons quelques résultats.L'enquête suit un échantillon représentatif
d'une génération d'élèves depuis le début de la carrière scolaire
jusqu'à la classe de seconde. Cinq ans après la sortie du C.M.2
(dernière classe de l'école primaire, équivalent à la 7e des
lycées) quelle était la situation, selon l'origine sociale? Pour
100 enfants des cadres supérieurs, 76,8 se trouvaient dans un
lycée, 12,3 dans un C.E.G., 8,2 dans un enseignement professionnel,
2,7 au travail. Pour 100 enfants des professions libérales, les
quatre chiffres correspondants étaient les suivants: 73,7; 9,7;
8,8; 7,8. Le total des deux premiers chiffres diminue
régulièrement, celui des deux derniers augmente de même au fur et à
mesure que l'on passe aux cadres moyens, aux employés, aux artisans
et commerçants, aux ouvriers, aux cultivateurs, aux salariés
agricoles. Pour les ouvriers, les deux premiers chiffres s'élèvent
à 19,9 et 11,8; pour les cultivateurs à 22 et 11,7; pour les
salariés agricoles à 16,7 et 9,1. Si l'on compare le pourcentage de
jeunes au travail, cinq ans après le C.M.2, on constate que
celui-ci va de 55,6% pour les salariés agricoles, 42,8% pour les
ouvriers à 9,7% pour les cadres moyens et 2,7 pour les cadres
supérieurs.
Une autre comparaison me paraît plus
instructive encore. Les enfants des quatre premières catégories
(sans profession et divers, salariés agricoles, cultivateurs,
ouvriers) représentaient 60,2% de l'échantillon en juin 1962, en
C.M.2 ou en 7e. En septembre 1966, en classe de seconde, ils ne
représentent plus que 42%. Les enfants des deux catégories
suivantes (artisans et commerçants, employés passent de 26,9 à
30,9. Les trois catégories suivantes (cadres moyens, professions
libérales, cadres supérieurs) de 12 à 27,1. Mais dans la seconde
technique, les premières catégories constituent 60,7% au total, les
trois dernières 10,2. En revanche, dans la section C, les chiffres
correspondants sont 35,1 et 35,6. Les enfants des classes ouvrières
et paysannes vont plus souvent vers le technique; les enfants des
milieux privilégiés vers les sections littéraires et scientifiques
des lycées. La suite de l'enquête nous apprendra quelle proportion
des enfants des trois premières catégories qui représentaient
encore 42% des élèves de la classe de seconde a franchi l'obstacle
du baccalauréat en juin 1969 et entrera en faculté ou dans une
grande école.
Une autre leçon de cette enquête mérite
d'être souligné. L'orientation-sélection se produit très tôt et
demeure le plus souvent irrévocable. Après le C.M.2, les enfants
vont, ou vers la classe de fin d'études, à l'école primaire, ou
vers les C.E.G., ou vers le lycée. Entre la répartition des enfants
en juin 1962 (C.M.2) et septembre 1962 (fin d'études, C.E.G.,
lycée), on note des différences considérables: les quatre premières
catégories, qui comprenaient 60% de l'échantillon, ne fournissent
que 35% des élèves de 6e au lycée, cependant que les trois
dernières catégories, 12% de l'échantillon, fournissent 32% des
élèves de 6e au lycée. Cette orientation-sélection continue de
s'exercer dans le même sens au cours des années suivantes, mais on
n'observe pas de grands changements puisque "8 enfants sur 10
poursuivent dans la même voie étant donné le caractère contraignant
de la première orientation".
L'influence du milieu social ne prête pas
au doute, mais celle des "aptitudes" telles que les révèle la
réussite dans les études apparaît également. "Les écarts entre
groupes distincts dans la promotion sont beaucoup plus accusés
encore selon la réussite que selon le milieu social. Quatre ans
plus tard, 93% des excellents sont toujours scolarisés, 76% sont au
lycée et 59,3% sont arrivés en seconde dans le temps normal. À
l'inverse, 25% seulement des mauvais sont encore scolarisés, 2% au
lycée et 0,2% parvenus en seconde dans le délai normal." Les
enquêteurs concluent: "On ne saurait nier la valeur du pronostic
d'avenir formulé par les maîtres au vu des résultats scolaires."
Certes, mais la confirmation de ce diagnostic porté sur des enfants
de 10 ou de 11 ans appelle des recherches ultérieures plutôt qu'il
ne répond à notre désir de savoir et d'expliquer.
Cette enquête, vieille de quelques années,
ne reflète déjà plus la situation présente. Le taux de
scolarisation au-delà de l'âge d'obligation scolaire s'élève
régulièrement, le taux d'entrée en sixième, de 55% pour la
promotion observée (septembre 1962), atteint les deux tiers environ
aujourd'hui. De même, le rapport entre le nombre des bacheliers et
le nombre des élèves entrés en sixième sept années plus tôt
progresse, lui aussi, régulièrement.
Dans la promotion qui fait l'objet de
l'enquête, c'est l'orientation initiale, le passage de C.M.2 à
l'une ou l'autre des trois voies (fin d'études, C.E.G., lycée) qui
exerce l'influence décisive, véritable sélection pour employer ce
mot honni. Cette sélection initiale entraîne une conséquence
intelligible. "La proportion d'élèves qui suivent un rythme normal
d'avancement des études de la sixième à la deuxième au lycée est
assez nettement plus élevée dans les milieux les moins favorisés,
environ les deux tiers, que dans les milieux les plus favorisés, un
peu plus de la moitié seulement."
L'augmentation de la demande d'instruction
vient de toutes les classes sociales: les filles veulent étudier
comme les garçons, les milieux privilégiés ont conscience que leurs
enfants ne peuvent se passer d'une formation intellectuelle,
cependant que les parents des milieux moins favorisés découvrent,
eux aussi, cette nécessité. Le pourcentage de métiers non manuels
augmente, mais le désir légitime de promotion sociale chez les uns,
la volonté de garder une position élevée chez les autres créent
inévitablement une compétition. À l'heure présente,
l'orientation-sélection s'exerce à trois moments, à l'entrée en
sixième, à l'entrée en seconde, au baccalauréat.
Une "politique de démocratisation", tendant
à accélérer le mouvement, s'exercerait à la fois sur la sélection
initiale, sur les méthodes de l'enseignement secondaire, sur les
conditions des jeunes que leur famille ne peut soutenir. Mais elle
ne comporte pas la dévalorisation des examens ou diplômes, elle ne
peut pas exclure la compétition. Le système français d'examens et
de concours présentait et présente encore des défauts majeurs, il
crée des inégalités, excessives ou factices, qui persistent durant
toute la carrière. Mais l'exigence de succès assuré, le "contrôle
continu des connaissances" éliminant en fait le risque d'échec
relèvent de la démagogie bourgeoise, exactement comme la
dénonciation de la société de consommation.
Les contestataires de 1968, en toute bonne
foi, protestaient contre une conséquence de la démocratisation dont
ils dénonçaient les insuffisances. Ce sont les étudiants des
milieux les moins favorisés qui réclament aujourd'hui des examens
sérieux parce qu'ils n'ont ni fortune ni relations et qu'ils ont
besoin de titres valables.
Dans la société telle qu'elle est, le
ministre de l'Éducation nationale doit proclamer bien haut que
démocratie et compétition ne se séparent pas. Nous y reviendrons
dans un prochain article.
(1)
Voir
Le Figaro
du 8 septembre 1969.