132.
Les affreuses paroles de Jeb résonnaient dans ma tête. Encore et encore. Mais le pire, c’était ce qu’elles signifiaient et les conséquences qu’elles avaient pour moi, plus terribles chaque fois que j’y pensais. Tu as tué ton propre frère. Comment était-ce possible ? Comment ? Fallait-il y croire ou bien cela faisait-il partie de toute cette mascarade ? De ce… test ? Mon test.
On a réussi sans trop savoir comment – à remonter jusqu’à la rue. Fang nous y attendait. Je me sentais mal, comme si un poids lourd venait de me renverser, mais je me forçais à avancer. Je n’avais pas oublié ce que j’avais dans les poches. Tous ces noms, ces adresses, ces photos… de nos parents ?
— Où sont passés les autres gosses ? Les mutants ? ai-je interrogé Fang.
Il se passait tellement de choses à la fois. C’était difficile de suivre, parfois, mais on n’avait pas le choix.
— La fille avec les ailes les a emmenés. (Il a haussé les épaules.) Elle ne voulait pas rester avec nous. J’ai eu beau insister, elle a refusé. Ça te rappelle quelqu’un ?
Je lui ai fait signe de laisser tomber. Je n’avais plus envie d’en parler pour l’instant. Plus envie de parler tout court, d’ailleurs.
Je revoyais les yeux d’Ari se révulser, j’entendais encore son cou craquer.
— Avancez. Marchez sans vous arrêter, ai-je ordonné en boitant.
Ce n’est que deux minutes plus tard que je me suis rendu compte qu’Angel portait autre chose que Céleste dans ses bras.
— Angel ? (Je m’étais arrêtée en plein milieu du trottoir.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un petit truc noir et poilu se tortillait sous son bras.
— C’est mon chien.
Elle a haussé le menton comme elle faisait toujours en cas de crise aiguë d’entêtement.
— Ton quoi ? a lâché Fang qui fixait l’« objet » en question.
On a fait un cercle autour d’Angel, quand soudainement, je me suis dit qu’on devait avoir l’air louche.
— Ne restons pas ici, ai-je marmonné. Mais Angel, cette conversation est loin d’être terminée.
À Battery Park, au niveau de la pointe de l’île, on a trouvé des espèces de gradins couverts et abandonnés, presque entièrement dissimulés derrière une forêt de rhododendrons et d’ifs. On s’est vite blottis en dessous, à l’abri, juste comme la pluie s’abattait sur la ville pour la laver un bon coup. J’étais vannée. Un vrai citron pressé, sans plus une goutte de jus.
— Bon, ai-je lancé en me redressant un peu. (Je faisais de mon mieux pour faire semblant d’avoir toujours la pêche.) Angel, raconte. Le chien.
— C’est mon chien, a-t-elle simplement annoncé. (Elle parlait avec fermeté, sans me regarder.) Je l’ai trouvé à l’Institut.
Fang m’a jeté un regard qui, en gros, voulait dire : Si tu la laisses garder ce chien, je te tue.
— Angel, on ne peut pas se permettre d’avoir un chien, ai-je dit, avec sévérité.
Le chien s’est dégagé en se trémoussant et il s’est assis à côté d’elle. À première vue, il semblait normal. Il me scrutait avec ses yeux noirs et brillants, me souriait avec son air sympa. Il remuait son petit bout de queue et reniflait avidement, trop content de découvrir ce festival d’odeurs nouvelles.
Angel a attiré le chien contre elle, tandis que le Gasman s’approchait pour pouvoir l’examiner.
— En plus, tu as déjà Céleste, ai-je souligné.
— J’adore Céleste, a reconnu Angel, pleine de sincérité. Mais je ne pouvais pas laisser Total là-bas.
— Total ? a relevé Iggy.
— C’était ce qu’il y avait d’écrit sur la carte accrochée à sa cage.
— Totalement mutant, oui. Vous allez voir que ce chien va nous attaquer par-derrière et nous tuer pendant qu’on dort, a averti Fang.
Le chien a légèrement penché la tête sur le côté. Il avait perdu son « sourire ». Mais, finalement, il s’est remis à agiter la queue. Pas rancunier pour deux sous.
Fang m’a décoché un nouveau regard : si je comprenais bien, c’était à moi de jouer les mauvais flics et de faire respecter la loi.
— Angel, ai-je repris sur un ton cajoleur. On a déjà du mal à se nourrir parfois. Et en plus, on est toujours en cavale. C’est dangereux ce qu’on fait. C’est assez difficile comme ça de s’occuper de nous.
Angel a serré les mâchoires, le regard fixe, sur ses baskets.
— C’est le meilleur chien de toute la terre et l’univers. Na !
J’ai dévisagé Fang en signe d’impuissance.
— Angel.
C’était son tour de prendre un air sévère. Elle a levé les yeux vers lui. Ses grands yeux bleus ressortaient au milieu de son visage sale, sans parler de ses fringues et ses nattes en bataille.
— Tu arrêtes de t’en occuper une fois, une seule, et c’est fini. Ciao, bye-bye. Compris ? a expliqué Fang.
Le visage d’Angel s’est illuminé. Elle s’est jetée dans ses bras, tandis que je le contemplais, bouche bée. Fang lui a rendu son étreinte et il a vu la tête que je faisais. Il a haussé les épaules et a laissé partir Angel.
— Elle m’a fait ses yeux de chien battu, a-t-il murmuré. Tu sais bien que je ne peux jamais résister.
— Total ! s’est écriée Angel. T’as le droit de rester !
Elle a pris la petite boule de poils noire frétillante contre elle, avant de se reculer pour mieux lui sourire. Total a laissé échapper un aboiement de joie et il a fait un bond.
Et là, il nous a sciés ! On avait le regard braqué sur lui, incrédules, la mâchoire pendante. Il avait presque touché le toit des gradins, situé à quelque cinq mètres du sol.
— Oh ! a lâché Angel au moment où Total atterrissait en s’écrasant par terre. Puis il a recommencé un saut, cette fois pour aller lécher le visage de sa maîtresse.
— Ouais… oh ! ai-je répété.