106.
— Direction les arbres, ai-je lâché à l’intention de Fang et il a approuvé d’un signe de tête.
D’emblée, il a dessiné un grand cercle dans le ciel pour prendre la direction du nord. Le temps était brumeux, mais nous n’étions pas encore assez haut pour être hors de vue. Je priais pour que personne ne regarde en l’air. Ouais, l’espoir fait vivre !
On s’est posés sur les branches d’un petit érable, le souffle court.
— On s’en est plutôt bien tirés, a sorti Fang tout en enlevant la poussière de verre de ses épaules.
— Tout ça, c’est ma faute, a dit le Gasman, du chocolat sur le visage. C’est moi qui voulais qu’on aille là-bas.
— C’est leur faute, Gazzy, ai-je corrigé. Et je parie que ce n’était même pas des vrais flics. Ils avaient un petit air familier.
— À quoi tu pensais quand tu as renversé l’huile d’olive sur le serveur, dis ? m’a sermonnée Fang.
J’ai pris une mine boudeuse.
— Moi, j’ai toujours…, a commencé Nudge mais elle n’a pas terminé sa phase.
Je suppose qu’elle allait dire « faim », mais qu’elle s’est aperçue que ce n’était pas franchement le moment.
Même si c’était vrai qu’on avait tous encore très faim et qu’il fallait absolument qu’on mange quelque chose. Une fois l’adrénaline retombée, j’irais chercher une épicerie ou l’équivalent.
— Il y avait des gens qui prenaient des photos, a rappelé Iggy.
— Ouais, ai-je dit toute penaude. Dans la série « catas », je voudrais le numéro un.
— Et c’est pas fini, a lancé une voix mielleuse.
J’ai sauté sur mes pieds, me suis agrippée à une branche et j’ai regardé vers le sol.
Notre arbre était cerné par les Erasers.
Malgré moi, j’ai jeté un regard affligé à Iggy. Généralement, c’était lui qui donnait l’alarme avant tout le monde. S’il n’avait pas entendu ceux-là arriver, ça signifiait qu’ils étaient apparus comme par enchantement.
L’un d’eux a fait un pas en avant. J’ai retenu mon souffle en le reconnaissant. C’était Ari.
— Mais t’es un vrai pot de colle, ma parole.
— Tu m’ôtes les mots de la bouche, a-t-il rétorqué avec un sourire féroce.
— Je me souviens de l’époque où tu avais trois ans, ai-je repris sur le ton de la conversation. Tu étais tellement mignon… avant que tu grandisses et que tu te transformes en loup.
— Comme si tu t’étais jamais intéressée à moi, a-t-il fait. (Ça m’étonnait, cette pointe d’amertume qu’il avait dans la voix.) Moi aussi, j’étais enfermé, comme toi, et tu m’as tourné le dos.
Les bras m’en sont tombés.
— Mais tu étais normal et tu avais un père. Jeb.
— Ouais, le fils de Jeb, a-t-il grondé. Pour ce qu’il faisait attention à moi. Qu’est-ce que tu crois que j’ai fait pendant que toi, tu jouais au papa et à la maman avec mon père ? Que je me suis volatilisé ?
— On dirait qu’il a toujours une dent contre toi, a lâché Fang à mi-voix.
— Ari, je n’avais que dix ans, ai-je dit lentement. Est-ce que c’est pour ça que tu nous cours après comme ça ? C’est la raison pour laquelle tu veux nous tuer ?
— Évidemment que non. (Ari a craché par terre.) C’est mon boulot, d’être à vos trousses. L’histoire ancienne, ça rend juste le tout plus marrant.
Il a souri d’un air suffisant.
Je lui ai fait un doigt.
Il avait entamé sa métamorphose et, quand il a souri, son museau a paru se séparer en deux, comme celui d’un chien. Il a sorti un truc de derrière son dos. Un petit truc avec une fourrure brune et deux ailes…
— Céleste ! s’est écriée Angel tandis qu’elle descendait déjà.
— Angel, NON ! ai-je crié, relayée par Fang :
— Ne bouge pas !
Mais mon bébé a sauté et elle a atterri délicatement sur le sol, à moins de deux mètres d’Ari. Les autres Erasers ont bondi vers elle, mais Ari a brusquement levé la main pour leur dire de ne pas avancer. Ils se sont donc arrêtés, mais sont restés prêts à bondir, leurs yeux froids de loup braqués sur Angel.
Ari a agité Céleste comme pour taquiner Angel et elle s’est avancée.
J’ai foncé à terre, un concentré de stress coulant dans mes veines. Cette fois encore, les Erasers ont fait un brusque mouvement vers l’avant et Ari les a retenus.
— Si tu la touches, je te tue, l’ai-je menacé, les poings serrés.
Ari a souri d’un air narquois. Les derniers rayons du soleil faisaient luire ses cheveux noirs, bouclés. Il a secoué Céleste une nouvelle fois. Angel, juste à côté de moi, a frissonné.
— Rends-moi mon ours.
Elle parlait d’une petite voix très profonde.
Ari s’est mis à rigoler.
Angel a juste eu le temps de faire un pas de souris, avant que je la rattrape par le colback.
— Rends. Moi. Mon. Ours.
Cette fois, Angel avait une drôle de voix. Comme si ce n’était pas la sienne. Elle fixait Ari droit dans les yeux. Il a perdu son sourire, remplacé par une expression de confusion. Je me suis souvenue de la façon dont Angel avait influencé cette femme pour qu’elle lui achète Céleste.
— Tu es…, a entamé Ari avant de s’étrangler et de se mettre à tousser, la main sur la gorge. Tu…
— Lâche cet ours tout de suite, a fait Angel, dure comme la pierre.
Malgré lui, Ari a ouvert sa main puissante et couverte de griffes, et Céleste est tombée par terre.
J’ai à peine eu le temps de suivre Angel au moment où elle s’emparait de Céleste pour rejoindre l’arbre dans un bond.
J’ai cligné des yeux. Je me demandais si j’avais l’air aussi surpris qu’Ari.
Le temps – quelques secondes – que les autres Erasers se remettent en mouvement, Angel avait déjà filé. Ari a tendu le bras et un Eraser a foncé dedans.
— Je vous ai donné un ordre ! a-t-il aboyé à ses troupes. Alors obéissez ! (Il s’est retourné pour me regarder, l’air pensif.) Vous devez obéir coûte que coûte, même si ça vous paraît débile, a-t-il dit sur un ton normal et direct comme s’il me parlait à moi. Même si je sais que vous mourez d’envie d’exploser ces oiseaux.
Un Eraser a laissé échapper un bruit bizarre – mélange d’impatience et de faim – et j’ai eu toutes les peines du monde à m’empêcher de trembler.
Ari s’est approché de moi, comme pour me renifler, comme on sent une proie.
— Ton heure est arrivée, mon petit oiseau, a-t-il murmuré. Et c’est moi qui vais finir le boulot.
— T’excite pas trop vite, le chien-chien.
Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais au lieu de ça, il a incliné la tête et il a appuyé un doigt sur son oreille, comme pour mieux écouter quelque chose.
— Le Directeur veut nous voir, a-t-il aboyé à l’intention de ses troupes. Maintenant !
Après un dernier, long regard vers moi, il a tourné les talons et suivi le reste de sa bande. Tous ensemble, ils se sont volatilisés dans l’ombre de la tombée du jour.