85.
Exactement comme la dernière fois, la douleur a lentement disparu, m’arrachant presque des larmes de frustration : si elle disparaissait, ça voulait dire que je n’étais pas morte. Et si je n’étais pas morte, ça pouvait recommencer.
J’avais toujours des flashs au fond des yeux, mais les images étaient floues, indéchiffrables. Toute seule, je me serais mise à brailler. Mais au lieu de ça, il fallait que je garde toute ma tête, ne surtout pas réveiller les petits, si ce n’était pas déjà fait, et encore moins attirer l’attention sur nous.
Vous êtes qui, vous ? a repris la voix, mécontente. Qu’est-ce que vous foutez ? Vous avez planté tout mon système, pauvres crétins ! En temps normal, j’aurais sauté sur mes jambes et poussé Angel et les autres derrière moi, un masque de hargne sur le visage.
Mais ce soir-là, j’étais roulée en boule à gémir et me tenir la tête, les paupières pressées, m’efforçant de ne pas pleurnicher comme une cruche.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Fang parlait avec une pointe d’acier dans la voix.
— Mon ordi a planté. Je suis remonté à la source et j’ai découvert que les interférences venaient de vous alors maintenant, vous allez arrêter, sinon… !
J’ai pris une grande inspiration, secouée de frissons et morte de honte qu’un inconnu me voie comme ça.
— C’est quoi son problème, au juste ? Elle fait un mauvais trip ou quoi ?
— Elle va très bien. (Fang lui a illico coupé la chique.) Et on ne sait rien à propos de ton ordinateur. À moins que tu sois complètement dépourvu de cerveau, je te conseille de foutre le camp d’ici.
Je ne connais personne de plus glacial et méchant que Fang quand il s’y met.
Pourtant, l’autre type a repris, catégorique :
— Je ne bougerai pas tant que vous n’arrêterez pas de déconner avec mon Mac. T’as qu’à emmener ta copine à l’hosto ? !
Ta copine ? Il allait falloir qu’on m’explique plus tard. N’empêche, ça a suffi à me donner assez de force pour prendre appui sur mon bras et m’asseoir.
— Et d’abord, t’es qui toi ?
Je faisais de mon mieux pour prendre un air féroce, mais ce n’était pas franchement ça, rapport à ma toute petite voix larmoyante. Papillotant des yeux, j’ai tenté de fixer l’étranger malgré la lueur du tunnel, faible mais suffisante pour entretenir ma douleur lancinante.
À ce que je voyais, c’était un gosse de mon âge avec un vieux treillis en haillons. Il portait un PowerBook en piteux état en bandoulière, un peu à la façon d’un xylophone.
— C’est pas tes oignons ! a-t-il rétorqué. Contente-toi d’arrêter de foutre ma carte mère en l’air !
Je me sentais encore moite et nauséeuse. Sans compter ma migraine et mes tremblements. Cela dit, je pensais que je pouvais aligner deux ou trois mots à la suite l’un de l’autre, un truc qui ferait :
— Mais de quoi tu parles ?
— De çà ! ! !
Le gosse a tourné son Mac vers nous et, en voyant l’écran, j’en ai eu le souffle coupé.
C’était un méli-mélo d’images clignotantes, de dessins, de cartes, de codes, de clips vidéo dans lesquels des gens parlaient, mais où l’on avait coupé le son. La réplique exacte de ce que j’avais vu pendant mes crises.