26.
Eh ben ! J’avais connu des jours meilleurs. Mon épaule continuait à saigner un peu, même si j’appuyais à l’endroit de la blessure depuis plusieurs heures. Chaque fois que je la bougeais légèrement, un filet de sang chaud coulait entre mes doigts.
Heureusement, je n’avais pas recroisé la bande de clowns et leur fusil, mais de temps à autre, leurs voix parvenaient jusqu’à moi. Je remontais vers le nord en zigzaguant pour brouiller les pistes. Chaque fois que je les entendais, je m’arrêtais et restais là sans bouger un cil pendant d’interminables minutes, à essayer de me fondre dans le paysage.
Finalement, pleine de crampes et de fourmis dans les jambes, je me remettais sagement en route. Au cas où ils soient allés chercher des chiens, j’avais pris soin de m’asperger d’eau au moins quatre fois dans des ruisseaux. Et croyez-moi, ne pas perdre l’équilibre, avec une épaule blessée, sur des rochers glissants couverts de mousse et bordés d’eau glacée, c’est du sport !
J’avais tâtonné mon épaule et mon aile. D’après moi, la balle avait arraché un morceau de chair et d’aile sur son passage mais ne s’y était pas logée. Impossible – quoi qu’il en soit – d’espérer me servir de mon bras et de mon aile, lesquels me faisaient tous les deux terriblement souffrir.
L’heure tournait. Angel était quelque part, à plusieurs heures de là, en train de subir Dieu sait quels trucs horribles en se demandant où je pouvais bien être. J’ai pincé les lèvres pour ne pas pleurer. Je ne pouvais pas voler, pas rattraper Fang et Nudge non plus, qui, à l’heure actuelle, étaient probablement furax. Ce n’était pas comme si je pouvais les appeler sur leur portable ou un truc dans le genre. C’était vraiment trop con.
J’étais dans une mouise sans nom et je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même, ce qui ne faisait qu’empirer les choses.
Après, comme par hasard, il s’est mis à pleuvoir. Ben voyons !
J’en étais rendue à me traîner entre les arbres et les broussailles trempés, dans une boue argileuse rougeâtre, essuyant les gouttes sur mon visage, de plus en plus frigorifiée, pitoyable, affamée et prête à m’arracher les yeux.
Je n’entendais plus les trois mecs depuis longtemps, vraisemblablement rentrés chez eux pour se mettre à l’abri.
Une minute plus tard, j’ai cligné des yeux avant de les essuyer pour mieux voir. Là, droit devant, j’apercevais de la lumière.
Si c’était un magasin ou un appentis, je n’aurais qu’à attendre que tout le monde soit parti et passer la nuit à l’intérieur. Bientôt, je me suis retrouvée à une dizaine de mètres de distance seulement, pliée en deux, en train d’épier entre les arbres. Ce n’était ni un commerce, ni un hangar, mais une maison.
Une silhouette est passée devant la fenêtre. J’ai ouvert grand les yeux de surprise. C’était cette fille. Ella. J’ai supposé qu’elle vivait là.
J’ai mordu ma lèvre. Elle habitait sûrement avec son papa gâteau et sa maman poule, ainsi qu’avec son frère ou sa sœur. Elle en avait de la chance ! Bref, l’important, c’était qu’elle était rentrée chez elle, saine et sauve. Parce que je m’en serais voulu à mort d’avoir laissé ces monstres la tabasser.
Je tremblais comme une feuille, trempée jusqu’aux os par la pluie glacée qui coulait entre mes omoplates. J’étais sur le point de m’écrouler. Fais quelque chose, trouve une idée, me suis-je ordonné.
Je cherchais un éclair de génie quand une porte s’est ouverte, sur le côté de la maison. Ella est sortie, un immense parapluie dans la main. À ses pieds courait une ombre. Un chien. Gras et court sur pattes.
— Allez, Magnolia, a lancé Ella. Dépêche-toi sinon tu vas être toute mouillée.
La chienne a commencé à renifler tout autour du jardin, humant les mauvaises herbes, sans se soucier le moins du monde de la pluie. Sa jeune maîtresse a fait demi-tour avant de se mettre à faire les cent pas, attentive à son jardin, tout en faisant tourner son parapluie dans la main, dos à moi.
À situation désespérée, actions désespérées. Je ne sais pas de qui c’est, mais c’est tout à fait vrai. J’ai pris une grande inspiration avant de m’approcher d’Ella à tout petits pas.