83.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? a fait le Gasman tandis qu’il pointait du doigt un petit écriteau métallique sur lequel on pouvait lire :
Troisième rail : danger. Gardez vos distances.
— Ça veut dire qu’il y a un courant de sept cents volts qui passe dans le troisième rail, a expliqué Fang. Tu le touches et tu es un pop-corn mort.
— OK, ai-je fait. Merci du conseil. Tout le monde reste à distance du troisième rail.
Après, j’ai regardé Fang l’air de dire « Merci pour cette charmante métaphore » et il m’a presque souri en retour.
C’est Iggy qui a senti le train en premier.
— Dégagez des rails, a-t-il lancé, immobile jusqu’à ce que je le tire par le bras.
On s’est tous dirigés vers un mur dégueulasse et puant contre lequel on s’est aplatis au maximum.
Trente secondes plus tard, un train est passé à une allure telle qu’il a failli nous emporter avec lui. Je gardais mon genou pressé contre Angel pour l’empêcher d’être aspirée.
— Hé bé, ça fout les nerfs en boule, ai-je dit comme on se décollait du mur avec maintes précautions.
— Qui est là ?
C’était une voix grincheuse, agressive et rauque, comme si son propriétaire avait passé les cinquante dernières années à fumer. Ce qui était peut-être le cas, finalement.
On a fait quelques pas, sur nos gardes. Nos ailes, déjà, se déployaient, au cas où il aurait fallu décoller soudainement.
— Personne, ai-je crié tout fort, aussi convaincante que possible, au moment où l’on tournait dans un coude du tunnel.
— Ouah, a soufflé le Gasman.
Devant nous, se dressait une ville. Une petite ville en lambeaux dans les sous-sols de Manhattan. Des poches de gens remplissaient une grande caverne en béton. Le plafond était situé trois étages environ plus haut, recouvert de stalactites de peinture séchée et de gouttes de condensation.
Plusieurs paires d’yeux étaient fixées sur nous, plantées au milieu de visages couverts de crasse. On entendu quelqu’un dire :
— C’est pas les flics. Juste des gosses.
Ils nous ont aussitôt tourné le dos, visiblement pas très intéressés, à l’exception d’une femme dissimulée sous cinq couches de vêtements.
— Z’avez à manger ? a-t-elle aboyé.
En silence, Nudge a sorti de sa poche un knish emballé dans une serviette en papier et le lui a tendu. La femme l’a étudié en commençant par le renifler puis elle s’est retournée et s’est mise à manger.
Ici et là, l’espèce de caverne était éclairée de feux allumés dans des barriques de pétrole. La nuit n’était pas fraîche, mais les barriques aidaient à lutter contre l’humidité qui me rongeait les os.
On venait de pénétrer dans un tout nouveau monde, royaume des sans-abri, des marginaux, des fugitifs… On a aussi vu une poignée de gamins de notre âge, plus ou moins.
Ma tête me faisait à nouveau mal. Ça n’avait fait qu’empirer depuis le début de la soirée et tout ce que je demandais à ce moment-là, c’était dormir.
— Par ici, a fait la femme du knish, le doigt tendu.
On l’a suivi des yeux vers un petit rebord en béton construit dans le mur. Il s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres, jonchés de personnes endormies, ou assises, ou encore occupées à délimiter leur territoire au moyen de vieilles couvertures ou de cartons. La femme pointait du doigt une section d’une dizaine de mètres qui semblait inoccupée.
J’ai jeté un œil à Fang qui m’a répondu d’un haussement d’épaules. Ce n’était pas aussi bien que le parc, mais il faisait chaud et on serait au sec et, selon toute vraisemblance, en sécurité. On a grimpé sur le rebord, moi aidant Angel à monter. Toujours dos aux autres, on a fait notre signe de ralliement et, presque tout de suite, Nudge s’est allongée, la tête sur les mains.
Avec Fang, on s’est assis dos au mur. J’ai laissé tomber ma tête dans mes mains et je me suis mise à me masser les tempes.
— Ça va ? a interrogé Fang.
— Ouais, ai-je marmonné. Ça ira mieux demain.
— Dors un peu. Je monte la garde en premier.
Je lui ai souri, pleine de reconnaissance. J’ai sombré dans le sommeil très vite… loin… loin… sans même savoir comment on ferait pour savoir que c’était le matin.