119.
Ensemble, on a réussi à regagner Manhattan sans tomber en chute libre sous l’effet de nos blessures, de la fatigue ou des deux.
— Ça alors, t’es un vrai macho, ai-je lancé au moment d’atterrir dans Central Park.
Fang semblait exténué. Il était moite de sueur et pâle, mais il avait volé tout du long sans jamais se plaindre.
— Tu l’as dit, bouffi ! m’a-t-il répondu.
Il m’a décoché un regard soutenu qui voulait dire « Je n’ai pas oublié ce que tu as fait ». À savoir, l’embrasser.
J’ai piqué un fard, incroyablement gênée. Je n’avais pas fini d’en entendre parler.
— Tu es sûr que ça va, Fang ? a interrogé Nudge, une note inquiète, très touchante, dans la voix.
Nudge était folle de lui.
À le voir, on aurait pu croire qu’il était tombé d’une falaise. D’énormes bleus violacés rendaient son visage difforme, déjà éraflé sur les joues par les griffes d’Ari. Il se déplaçait par ailleurs avec difficulté et raideur.
— Ça va, ouais. Ça m’a fait du bien de voler. Ça m’a légèrement débloqué.
— Essayons de trouver une planque où l’on pourra crécher et pioncer un peu avant de faire une nouvelle tentative avec l’Institut, ai-je suggéré. Il faut qu’on sache maintenant. On ne peut plus reculer. Pas vrai ?
— Ouais, a dit Nudge. Faut y aller. Faut en finir. Je veux savoir pour ma mère. Et pis d’autres trucs. Je voudrais connaître le fin mot de l’histoire. Bonne ou mauvaise.
— Moi pareil, a fait Gazzy. Je veux trouver mes parents et leur dire ce que je pense d’eux. Quelque chose comme : « Bonjour Maman, bonjour Papa, vous êtes vraiment des ordures, tous les deux. »
Je décidai qu’il valait mieux rester sous terre pour plus de sécurité. Une fois dans la station de métro, on a sauté du quai et on a avancé rapidement le long des voies. Je reconnaissais l’endroit. En effet, après avoir marché quelques minutes, on est arrivés dans une énorme caverne, éclairée par des feux et peuplée de sans-abri et de marginaux. Ça faisait du bien d’être chez soi, surtout pour des rats d’égout comme nous.
— Eh ben, ça m’a l’air accueillant tout ça, a sorti Fang en se frottant les mains.
J’ai fait la moue tandis qu’on grimpait sur le rebord en béton. Mais au fond de moi, j’étais heureuse qu’il lui reste assez d’énergie pour faire preuve de sarcasme.
Lessivée par toutes ces émotions, j’ai brandi mon poing gauche pour notre fameux rituel d’avant coucher.
Juste après, Angel est venue se pelotonner contre moi. J’ai vérifié que tout le monde allait bien, en particulier Fang, et je me suis étendue, drapée dans mon désespoir de la tête aux pieds.
En plein milieu d’un feu d’artifice qui s’était déclaré dans mon cerveau endormi, j’ai émergé, mais sans ouvrir les yeux. Machinalement, j’ai tendu la main et elle s’est refermée sur le poignet de quelqu’un.
Toujours par réflexe, je me suis redressée et j’ai tordu le bras de l’intrus dans son dos tout en reprenant mes esprits.
— Du calme, la meuf ! a ordonné le propriétaire du bras, furieux.
Je me suis vite mise debout, à deux doigts de lui arracher le bras. J’aurais pu, vous savez, si j’avais voulu.
Fang s’est douloureusement levé pour me rejoindre, le regard alerte, mais le corps engourdi.
— T’es encore en train de faire foirer mon Mac, a fait le pirate informatique comme je le relâchais. La vache ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il s’adressait à Fang.
— M’suis coupé en me rasant.
Le bidouilleur de service a froncé les sourcils tout en se frottant l’épaule, là où je lui avais fait mal.
— Pourquoi t’es revenue ? a-t-il interrogé, hors de lui. Tu fous en l’air mon disque dur.
— Montre.
Alors il m’a ouvert son ordinateur portable.
Sur l’écran passait tout ce que je voyais dans ma tête : des images, des mots, des photos, des plans, des équations mathématiques.
Le mec a pris une mine renfrognée, l’air plus perplexe, tout compte fait, qu’énervé.
— C’est space. Vous n’avez pas d’ordi avec vous.
— Non, a dit Fang. On n’a même pas de téléphone portable.
— Et un Palm Pilot][27] ? a repris le type.
— Non plus, ai-je répondu. On n’est pas franchement à la pointe de la technologie, tu vois.
C’est-à-dire que si on avait eu un mouchoir en papier sur nous, ç’aurait été ce qu’on appelle une réelle avancée.
— Une puce-mémoire peut-être ? a insisté le pirate.
Je me suis figée sur place. Mes yeux ont glissé vers Fang, presque malgré moi.
— Quelle sorte de puce-mémoire ? lui ai-je demandé comme si de rien n’était ou presque.
— N’importe laquelle. N’importe quelle puce qui aurait des données susceptibles d’interférer avec mon disque dur.
— À supposer qu’on ait une puce, ai-je interrogé prudemment, est-ce que tu pourrais la lire ?
— Si je savais ce que c’est, peut-être. Qu’est-ce que vous avez ?
— C’est une petite puce carrée, lui ai-je expliqué sans le regarder.
— Petite comme ça ?
Il tenait son pouce et son index à cinq centimètres l’un de l’autre environ.
— Plus petite.
Ses doigts étaient à présent à un centimètre de distance.
— Tu as une puce-mémoire de cette taille-là ?
J’ai hoché la tête.
— Où ça ? Fais voir.
J’ai pris une grande inspiration.
— Elle est à l’intérieur, là. On me l’a implantée. Je l’ai vue sur une radio.
Il m’a observée, médusé. Il a tourné son portable vers lui et l’a refermé.
— Tu as une puce petite comme ça sous la peau, a-t-il voulu vérifier.
À nouveau, j’ai hoché la tête. Visiblement, ça avait l’air pire que d’avoir des poux.
Il a fait quelques pas en arrière.
— Ça, c’est pas une très bonne nouvelle, a-t-il dit lentement, comme si j’étais débile. Une puce de cette taille, ça pourrait être la NSA[28]. Faut pas déconner avec ces trucs-là. M’approchez pas, compris ? Je ne veux pas d’ennuis, moi. En moins de deux, je vais les avoir aux basques. (Il s’est enfoncé dans la pénombre, les mains en l’air comme pour repousser l’ennemi.) Je les déteste ! Je les déteste !
Il a disparu dans les entrailles souterraines des tunnels.
— Ciao, ai-je soufflé. J’aimerais pas être à ta place.
Fang m’a jeté un regard courroucé.
— T’es vraiment pas sortable !
J’aurais tellement voulu qu’il ne soit pas cassé pour pouvoir lui flanquer un grand coup.