117.
J’ai fixé Jeb Batchelder du regard le plus furieux, le plus féroce, le plus haineux qui fût, tout le temps qu’il se frayait un passage parmi les Erasers. Ces derniers s’écartaient pour le laisser passer comme s’il avait été Moïse et eux la mer Rouge. Ça me faisait toujours drôle de le voir… J’étais plutôt habituée à le regretter, pas à le mépriser.
En entendant Jeb, Ari a marqué une pause, la bouche ouverte, fétide et venimeuse à quelques centimètres du cou de Fang. Il avait perdu connaissance, mais respirait encore.
— Ari ! a répété Jeb. Je t’ai donné des consignes.
Jeb a avancé vers moi en gardant un œil sur Ari. Au terme de plusieurs secondes qui n’en finissaient pas, Ari a lentement, très lentement, reculé, laissant Fang, en boule, bizarrement chiffonné, sur le sable.
Jeb s’est arrêté devant moi.
Il m’avait sauvé la vie plus d’une fois. Il nous l’avait sauvée à tous. Il m’avait aussi appris à lire, à faire des œufs brouillés, à faire démarrer une voiture sans les clés. Il fut un temps où ma vie ne pendait qu’à son fil. À cette époque, c’était mon bouclier, mon ancre, la seule certitude constante que j’avais.
— Comprends-tu, maintenant, Max ? m’a-t-il demandé doucement. Tu comprends l’incroyable beauté du jeu ? Personne – ni enfant, ni adulte – n’a jamais ressenti ce que tu ressens. Est-ce que tu comprends en quoi tout cela est nécessaire ?
L’Eraser qui me maintenait a retiré ses doigts de sur ma bouche pour que je puisse parler. J’ai aussitôt craché et touché la chaussure de Jeb.
— Non, ai-je rétorqué d’une voix la plus posée qui soit, malgré mon corps qui, à l’intérieur, hurlait et voulait voler au secours de Fang. Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais et je ne veux pas comprendre.
Son visage, si familier que j’en avais mal de le regarder, paraissait fatigué. Comme s’il perdait patience. Dommage pour lui.
— Je te l’ai déjà dit, a-t-il repris. Tu vas sauver le monde. C’est pour ça que tu es née. Crois-tu qu’une vulgaire ado de quatorze ans sans formation pourrait faire ça ? Bien sûr que non. Tu te dois d’être la meilleure, la plus forte, la plus futée. L’individu suprême. Maximum.
J’ai bâillé et levé les yeux au ciel, sachant pertinemment que ça le foutrait en boule. Il a crispé ses mâchoires de colère.
— Ne me déçois pas en échouant, a-t-il lancé, sévère.
Tu t’en es plutôt bien sortie à New York, mais tu as fait plusieurs erreurs vraiment stupides et graves. Toute erreur a un prix. Il faut que tu apprennes à prendre de meilleures décisions.
— Tu n’es plus mon père, Jeb, ai-je sorti, l’air aussi narquois que possible. Je ne suis plus sous ta responsabilité. Je fais ce que je veux. Et mon nom, c’est moi qui me le suis donné : Maximum Ride.
— Je serai toujours responsable de toi, a-t-il répondu sèchement. Et si tu penses que tu vis ta vie seule, sans personne d’autre aux commandes, alors c’est que tu n’es pas aussi intelligente que ce que je croyais.
— Faut savoir…, ai-je lancé à mon tour, avec une hostilité semblable. Un coup, je suis la meilleure, un coup, je ne le suis plus. Décide-toi !
Il a fait signe aux Erasers de nous relâcher, Iggy et moi. Ari s’est retourné et m’a souri bêtement avant de m’envoyer un baiser.
En réponse, je l’ai gratifié d’un crachat.
— J’ai toujours été la préférée de Papa ! ai-je sifflé tandis que son visage se fermait.
Rapidement, Ari a fait un pas vers moi, les poings serrés. Mais il a été emporté dans la cohue des autres brutes poilues, vers un gros rocher, à l’autre extrémité de la plage. Jeb était parmi eux.
Non, il était l’un d’entre eux.