88.
Ça vous est déjà arrivé de vous réveiller cent fois plus fatigué que lorsque vous vous êtes couché ?
Le lendemain matin – enfin, j’ai supposé que c’était le matin puisque nous étions tous en train d’émerger –, j’avais l’impression d’être une des douze princesses[12]qui avait dansé toute la nuit avec des chaussures trouées et devait passer la journée suivante à dormir pour récupérer. À trois exceptions près tout de même : a) Je ne suis pas une princesse, b) dormir dans le tunnel d’un métro et avoir une autre crise genre attaque cérébrale n’a pas grand-chose à voir avec danser jusqu’aux dernières heures de la nuit et c) mes bottes militaires étaient encore en bon état. Mis à part ça, c’était exactement pareil.
— C’est le matin ? a fait Angel en bâillant.
Quant aux premières paroles de Nudge, elles furent eh bien… assez prévisibles :
— J’ai faim.
— D’accord, on va te trouver de quoi bouffer, ai-je déclaré d’un air las. Mais après, on se met en chasse pour l’Institut.
Fang, Iggy et moi, on s’était mis d’accord qu’on ne raconterait rien aux petits à propos du pirate informatique ou de ma dernière crise. Pourquoi les inquiéter ?
Ça nous a pris quelques minutes pour nous repérer tandis que l’on cheminait dans les tunnels du métro jusqu’à la lumière du jour et l’air pur. Autant dire qu’il faut avoir reniflé une sacrée crasse pour trouver l’air de New York pur.
— Ouah, toute cette lumière, ça fait mal aux yeux, a grogné le Gasman en se couvrant les paupières juste avant d’ajouter, j’ai rêvé ou j’ai senti des cacahuètes au miel grillées ?
Ça sentait tellement bon. Impossible de résister. Si ça avait été un Eraser qui avait vendu ces cacahuètes, on serait probablement allés en acheter malgré tout. J’ai toisé le marchand. Non. Ce n’était pas un Eraser.
Avec nos cacahuètes, on a descendu la Quatorzième Rue en mâchonnant bruyamment pendant que je cherchais un moyen efficace de ratisser la ville. D’abord, les pages jaunes. On a repéré une cabine téléphonique plus haut, mais il ne restait que la chaîne à laquelle l’annuaire avait été attaché. Peut-être qu’on pourrait jeter un œil à celui d’un magasin ? Hééé ! Et les renseignements ! ? Mais oui ! ! ! J’ai sorti quelques pièces de ma poche et j’ai décroché le combiné, puis j’ai composé le 411[13].
— New York, l’Institut des sciences de la vie, ai-je annoncé quand le serveur vocal s’est déclenché.
— Désolé. Il n’y a pas d’abonné enregistré à ce nom. Veuillez réessayer.
Frustration. C’était devenu ma meilleure ennemie. J’avais envie de hurler.
— Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire, maintenant ? ai-je demandé à Fang.
Il a baissé les yeux vers moi. Ça cogitait dur dans sa tête, ça se voyait. Il m’a tendu un petit sachet en papier paraffiné.
— Une cacahuète ?
On a continué à manger en marchant, scotchés aux vitrines des magasins, stupéfaits. Tout ce qui pouvait s’acheter dans le monde était en vente sur la Quatorzième Rue, à New York. Évidemment, on ne pouvait pas se permettre quoi que ce soit, mais c’était quand même génial.
— Souriez, vous êtes filmés, a sorti Fang tout en pointant une vitrine.
La caméra vidéo d’un magasin d’électronique filmait les passants et le film était projeté sur toute une série d’écrans. On a instantanément tourné la tête, paranos à l’idée que quelqu’un puisse avoir nos tronches en vidéo.
Tout à coup, une douleur vive au niveau de mes tempes m’a arraché une grimace. Au même moment, j’ai vu des mots défiler sur les écrans de télé. Je les regardais, incrédule, tandis que « Bonjour, Max » apparaissait.
— Purée, a soufflé Fang, cloué sur place et Iggy est rentré dedans en disant :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est toi ? m’a interrogée le Gasman. Mais comment ils savent que c’est toi ?
C’est en jouant qu’on apprend, Max, disait la Voix dans ma tête. C’était la même que celle de la veille au soir. Je me suis aperçue que j’étais incapable de dire si c’était une voix d’adulte ou d’enfant, celle d’un homme ou d’une femme, la voix d’un ami ou d’un ennemi. Le pied, quoi !
Les jeux sont un bon moyen pour tester ses capacités. Le divertissement est essentiel au développement de l’être humain. Va t’amuser, Max.
J’ai marqué une pause, sans prêter attention au flot de gens qui nous passaient à côté dans la rue.
— Je n’ai pas envie de m’amuser ! Ce que je veux, ce sont des réponses ! ai-je laissé échapper malgré moi – moi, la foldingue qui non seulement entendais des voix, mais qui leur répondais.
Prends le bus sur Madison Avenue, a continué la Voix, et descends là où on s’amuse.