130.
Pétrifiée moi-même, j’ai vu les yeux de la fille s’écarquiller de peur. Connaissait-elle Ari ? Délicatement, je lui ai tendu le petit mutant qui pleurait dans mes bras et je me suis retournée pour faire face à Ari.
— Te revoilà, toi ? Qu’est-ce que tu fous là ? Je croyais que Papa te gardait attaché avec une petite laisse.
Il a serré les poings autour de ses griffes.
Il fallait que je gagne du temps. Dans mon dos, je faisais signe aux autres de s’enfuir.
— Alors, Ari… Raconte ! Qu’est-ce qui s’est passé ? ai-je poursuivi pour capter son attention. Qui s’est occupé de toi quand Jeb s’est enfui avec nous ?
Ses yeux se sont écartés, ses canines allongées.
— Les blouses blanches. T’occupe ! J’étais en de bonnes mains. Les meilleures qui soient. J’avais quelqu’un pour veiller sur moi.
J’ai froncé les sourcils…
— Ari, je me demandais… Est-ce Jeb qui a donné son accord pour qu’on te transforme en Eraser ou bien on t’a juste fait ça pendant qu’il n’était pas là ?
Le corps musclé d’Ari tremblait de rage.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? C’est vrai que toi, tu es parfaite. La parfaite recombinée. Et moi je ne suis personne, pas vrai ? Je suis juste le gosse qu’on a laissé derrière.
Malgré tout ce qui s’était passé et même si je lui aurais quand même volontiers filé un coup de pied dans les dents avec le sourire après ce qu’il avait fait à Fang, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir pitié de lui. C’était vrai ce qu’il disait… Dès qu’on avait eu quitté l’École, je n’avais plus jamais pensé à Ari. Je ne m’étais jamais posé la question de savoir pourquoi Jeb l’avait abandonné ou ce qui lui était arrivé.
— On t’a fait des choses terribles parce que Jeb n’était pas là pour te protéger, ai-je dit avec calme.
— Ferme-la ! a-t-il grogné. T’as rien compris. T’es bête comme tes pieds !
— Pas sûr. Je parie que quelqu’un a voulu savoir si un Eraser qui ne serait pas né comme ça vivrait plus longtemps que les autres, ai-je insisté. (Ari serrait et desserrait les poings nerveusement.) Tu avais trois ans quand ils t’ont greffé de l’ADN et ils ont fait de toi un Super Eraser. Pas vrai ?
Ari a fait un mouvement brusque vers l’avant, puis m’a envoyé un coup de patte. En dépit de mes très bons réflexes, je n’ai pas eu le temps d’éviter la gifle, qui m’a éjectée contre le mur crado du tunnel. Un truc qui ressemblait à du pus me collait à la joue.
Je retenais mon souffle, me préparais à l’idée de me prendre une solide raclée. Ce bon vieux Jeb, même s’il était clair, désormais, qu’il était dans le mauvais camp, nous avait enseigné l’art du combat de rue. Bien appréciable dans mon cas. Pas de combat loyal. Jamais. Ce n’est pas comme ça qu’on gagne. Tous les mauvais coups sont permis. Et il faut s’attendre à morfler, car si on se laisse surprendre par la douleur, on est mort.
Je me suis retournée vers Ari. Lentement.
— Si tu étais à l’école avec les gosses normaux, tu serais en CP, lui ai-je lancé, un goût de sang dans la bouche. Enfin… si Jeb t’avait protégé.
— Et toi, tu te serais fait lyncher parce que tu n’es qu’une sale mutante.
Plus la peine de prendre de gants, maintenant.
— Et toi bien sûr, tu es… ? Fais-toi une raison, Ari. Tu n’es pas seulement un grand gamin de sept ans poilu… Et tu ressembles bien plus à un mutant que moi. En plus, c’est la faute de ton père tout ça.
— Ta gueule ! a hurlé Ari, hors de lui.
C’était plus fort que moi. L’espace d’une seconde, j’avais été désolée pour lui.
Mais une seconde seulement.
— Tu vois, Ari, ai-je commencé sur le ton de la conversation juste au moment de lui envoyer un coup de pied circulaire.
Ça aurait suffi à défoncer la cage thoracique d’un homme ordinaire. Ari n’a presque pas bougé, lui.
Il a juste fait un demi-pas en arrière. Il m’a re-giflée et j’ai vu des petits oiseaux. Ensuite, il m’a enfoncé son poing dans le ventre. On aurait dit qu’un troupeau de bœufs venait de me passer dessus. Pas le genre de truc qui ferait du bien, hein ?
— T’es morte ! a rugi Ari. Et ce n’est pas une façon de parler.
Il s’est jeté sur moi, toutes griffes dehors et puis… il a glissé.
Sa botte a ripé sur le rebord visqueux du tunnel et il est tombé comme une masse sur le dos dans un grand bruit. Comme si tout l’air qu’il avait dans les poumons l’avait quitté tout à coup.
— Sors-les d’ici ! ai-je crié à Fang en tournant très légèrement la tête, avant de me laisser tomber de tout mon poids sur la poitrine d’Ari.
J’entendais mon cœur battre. Je sentais l’adrénaline serpenter dans mes veines et me changer peu à peu en une Supergirl. Je ne pouvais pas oublier le plaisir qu’avait pris Ari en blessant Fang sur la plage.
Ari me poussait et se débattait pour se mettre debout. Il soufflait comme un bœuf atteint de pneumonie. Je lui ai pris la tête à deux mains, le visage déformé par la colère.
Mais il a réussi à se dégager. Il était très rapide. Vraiment très rapide. Plus rapide que moi.
Il m’a flanqué un nouveau coup de poing. Je crois que j’ai entendu une côte se briser. Il allait me réduire en miettes si ça continuait. Pourquoi me détestait-il autant ? Qu’est-ce qu’on leur avait fait aux Erasers pour qu’ils nous haïssent à ce point ?
— Tu n’as pas idée, Maximum. C’est tellement bon de te voir souffrir. Je vais prendre touuuuuuuuut mon temps.
Il me prenait pour son punching-ball maintenant. Et je ne pouvais rien y faire. La douleur, sa force comme sa rage étaient inimaginables.
La seule raison pour laquelle j’étais toujours en vie, c’était qu’Ari continuait de glisser sur le sol crasseux du tunnel.
J’en ai profité, juste au moment où il a re-perdu l’équilibre. C’était une chance unique, une occasion à ne pas rater.
Je lui ai allongé un nouveau coup de pied, dans la gorge cette fois-ci. Un bon vieux coup de pied, bien fort.
Il a eu un haut-le-cœur et il a commencé une chute vers l’avant. Je me suis jetée sur lui, les mains sur sa tête et on est tombé ensemble, au ralenti. J’ai tenu bon, accrochée à lui tandis qu’il tombait de tout son long, en commençant par le derrière, le dos et, pour finir, la tête. Crac ! C’est le bruit qu’a fait son cou. Ça m’a retourné l’estomac. Ari m’a dévisagée, l’air aussi choqué que moi.
— Eh, mais tu m’as fait super mal ! (Je sentais l’âpreté dans sa voix, mêlée à la surprise.) Je ne te ferai jamais de mal, moi. Enfin, pas comme ça.
Au même moment, sa tête est retombée lourdement, son corps, tout entier, s’est affaissé, ses yeux se sont révulsés.
— Max ? (Iggy faisait son possible pour paraître calme.) C’était quoi ça ?
— Je… je… (J’étais assise sur la poitrine d’Ari, sa tête toujours dans mes mains.) Je crois que je lui ai brisé le cou.
J’ai avalé ma salive. J’avais envie de vomir tout d’un coup.
— Je crois qu’il est mort.