25.
Mais pas trop longtemps quand même.
— Angel nous attend, a fait Nudge un peu plus tard. C’est vrai, c’est comme notre petite sœur à tous.
Elle a frotté la poudre de roche de ses jambes bronzées déjà poussiéreuses, puis elle s’est mise à gratter une croûte sur son genou, avec une petite moue.
— Le soir, au lieu de dormir, Angel et moi, on parle. On se raconte des blagues et aussi des tas d’histoires. (Ses grands yeux noisette ont rencontré ceux de Fang.) Et maintenant quoi, alors ? Est-ce qu’il va falloir que je dorme dans cette chambre toute seule, une fois rentrée à la maison ? Il faut que Max revienne. Elle ne va pas laisser tomber Angel, si ?
— Non, l’a rassurée Fang. Elle ne va pas la laisser tomber. Tu vois cette grande buse – celle avec la bande noire sur l’épaule –, tu vois comme elle a l’air d’avoir une aile plus rapide que l’autre quand elle vire ? coup, son virage est serré, régulier mais sans heurt devrait essayer.
Nudge l’a examiné. À sa connaissance, c’était l’une des plus longues tirades de Fang.
Elle s’est tournée pour observer la buse dont Fang venait de parler.
— Han, han… Je vois ce que tu veux dire.
Mais à peine avait-elle fini sa phrase que déjà Fang s’était levé pour courir, léger, vers le bord de la falaise où il sauta. Le vent s’est engouffré dans ses grandes ailes noires, si puissantes, et il est monté en flèche. Il s’est rapproché des rapaces qui formaient un cercle, une sorte de ballet volant.
Nudge a laissé échapper un soupir. Elle aurait tellement voulu, tellement, tellement, que Max soit là. Était-elle blessée ? Valait-il mieux qu’ils rebroussent chemin ? Impatiente, elle a attendu que Fang revienne pour lui poser la question.
Au même moment, il est passé à côté d’elle dans une trajectoire circulaire, à hauteur de la grotte.
— Allez ! Viens ! a-t-il lancé. Essaie ! Tu verras, tu voleras mieux.
Nudge a poussé un nouveau soupir avant d’épousseter des éclats de chocolat de sa chemise. Et Angel alors, il s’en fichait ? D’un autre côté, si c’était le cas, il ne le montrerait probablement pas, se dit-elle. Mais elle savait que Fang adorait Angel. Il avait l’habitude de lui lire des histoires avant qu’elle apprenne à lire et, aujourd’hui encore, il la prenait dans ses bras pour la consoler.
Bon, eh bien, autant m’entraîner moi aussi. C’est toujours mieux que de rester à rien faire ici. Elle s’est jetée du bord, sans parvenir à chasser la joie, même teintée d’amertume, qui irradia à ce moment-là dans sa poitrine. C’était tellement… merveilleux de flotter dans les airs, de sentir ses ailes, fortes et agiles, la faire planer en toute liberté.
Elle a rejoint Fang pour qu’il lui fasse une démonstration. Ensuite elle a fait comme lui. C’était vrai que ça marchait.
Elle a dessiné d’immenses boucles dans le ciel pour s’entraîner, se rapprochant petit à petit des rapaces qui, semblait-il, l’avaient acceptée. Tant qu’elle ne penserait pas à Max ou à Angel, ça devrait aller.
Ce soir-là, Nudge s’allongea sur le ventre, ses ailes à plat, de chaque côté, et observa les buses faire la toilette de leurs petits. Elles étaient tellement attentionnées envers eux. C’était presque incroyable que des rapaces si féroces et violents lissent tendrement les plumes blanches tachetées de leurs oisillons, les nourrissent et les aident à sortir du nid pour aller s’entraîner à voler.
Tout à coup, sa gorge s’est serrée et elle a reniflé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? a interrogé Fang.
— Ces oiseaux, a expliqué Nudge comme elle essuyait ses yeux, l’impression d’être stupide. Ils ont une mère, eux, au moins. Pas comme moi. Les parents s’occupent des petits. Moi, je n’ai jamais connu ça. Enfin, sauf avec Max. Mais ce n’est pas une maman.
— Ouais. Je sais.
Fang ne la regardait pas. Il avait dans la voix quelque chose qui ressemblait à de la tristesse.
Le soleil s’est couché, et les rapaces dans leurs nids l’ont imité. Les oisillons ont fini par se taire. Une heure après la tombée de la nuit, Fang s’est rapproché de Nudge et lui a tendu son poing gauche. Nudge a levé les yeux vers lui, puis elle a posé son poing gauche sur le sien. Tous les six, ils faisaient toujours ça avant d’aller dormir.
Sauf la veille au soir, dans le chalet, quand ils s’étaient endormis. Et maintenant, il ne restait plus qu’eux deux.
Nudge a donné une petite tape sur le poing de Fang avec sa main droite, et Fang a fait de même.
— Bonne nuit, a-t-elle réussi à murmurer en dépit de ce sentiment d’avoir été amputée, privée de la présence de tous ceux qu’elle aimait.
En silence, elle s’est roulée en boule contre la paroi de la grotte.
— Bonne nuit, Nudge, a répondu Fang en chuchotant à son tour.