60.
Pincez-moi, je rêve ! J’hal-lu-ci-ne ! ai-je pensé, médusée. Tout, autour, est devenu flou. Je ne voyais plus que Jeb et son sourire au travers des barreaux de ma cage.
Jeb, c’était le seul « parent », si on peut dire, que j’aie jamais eu. Il nous avait enlevés tous les six, quatre ans plus tôt, délivrés de ce spectacle de foire et cachés dans les montagnes à la maison. C’est lui qui nous avait appris à voler. Avant ça, aucun de nous n’avait franchement eu assez d’espace pour essayer. Il nous avait nourris, vêtus, montré des trucs de survie, appris à nous battre et à lire. Il nous avait raconté des blagues, des histoires. Avec lui, on pouvait jouer aux jeux vidéo et on ne se couchait jamais le ventre vide. C’est aussi lui qui nous bordait le soir. Chaque fois que j’avais eu peur, je m’étais rappelé que Jeb était là et qu’il nous protégerait. Je me sentais toujours mieux après.
Depuis deux ans, Jeb avait disparu.
On avait tout de suite compris qu’il s’était fait tuer. On savait tous très bien qu’il serait mort plutôt que de dire où on était. Mort en nous protégeant. Un truc dans le style.
Pendant les deux dernières années, il nous avait atrocement manqué. Ça nous faisait mal tellement il nous manquait. Exactement comme si votre père ou votre mère mourrait. Imaginez ce que ça vous ferait. Le plus dur au début, ç’avait été de se faire à l’idée qu’il ne reviendrait plus.
Mort ou vivant, c’était mon héros. Chaque jour que Dieu avait fait. Depuis quatre ans.
Mais là, mes yeux me disaient qu’il était dans leur camp. Peut-être même qu’il avait toujours été un des leurs. Que tout ce que je croyais ou ressentais à son sujet n’était qu’un horrible tissu de mensonges. Qu’il nous avait joué la comédie depuis le début.
Je comprenais à présent ce qu’Angel avait voulu me dire, pourquoi elle avait si peur et qu’elle pleurait. Elle savait.
J’étais prise d’une terrible envie de les regarder elle, Fang et Nudge. Pour voir leur réaction.
Mais je n’allais certainement pas lui faire ce plaisir.
Comme une porte qui claque, tout ce qui en moi avait aimé ou fait confiance à Jeb s’est refermé. À la place s’est installée la haine. Une haine si violente, si forte qu’elle me faisait peur à moi-même.
C’est vous dire…
— Je comprends ta surprise, a-t-il dit en souriant. Viens. Il faut que je te parle.
Il a ouvert la porte de ma cage et l’a maintenue ouverte. Mais c’était tout vu : j’avais un plan. Ne rien faire et surtout ne pas parler. J’allais écouter et observer, absorber la moindre information et n’en dévoiler aucune de mon côté.
Je vous l’accorde, ce n’était pas un plan de génie façon Gustave Eiffel, mais c’était mieux que rien.
Lentement, je me suis hissée en dehors de ma cage, ignorant les protestations de mes muscles endoloris. En passant devant les autres, j’ai regardé droit devant. Mais j’ai croisé les doigts dans le dos. Un signe qui voulait dire « Attendez » entre nous. Un signe que Jeb en personne nous avait montré.