44.
Nudge s’est retournée dans un bond. Ils étaient trois, déjà en train de se transformer, passant du stade de mannequins à celui de loups, avec leurs museaux bizarres qui s’allongeaient, leurs crocs qui émergeaient de leurs gencives rouge sang, leurs griffes qui pointaient au bout de leurs doigts.
— Ari, a dit Fang posément.
Nudge a froncé les sourcils et dirigé son regard vers le chef. Soudain, elle a ouvert les yeux en grand.
— Ari ! a-t-elle lâché. Tu n’étais qu’un enfant.
Il a souri, écartant les griffes de ses mains.
— Eh oui ! Et maintenant, je suis un bon, grand Eraser. (Il s’amusait à faire claquer ses dents, en faisant un maximum de bruit.) Et vous… vous êtes des petits cochons bruns. Miam, miam !
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? a voulu savoir Nudge calmement. Je suis désolée, Ari.
Il a froncé ses sourcils touffus.
— Garde ta pitié pour toi. Je suis parfaitement content comme je suis. Au fait, j’ai un truc à vous dire. (Il a relevé ses manches pour révéler ses bras poilus et très musclés.) Votre cachette dans la montagne n’est plus qu’un tas de cendres. Vos copains n’ont vraiment pas eu de chance. Vous êtes les derniers en vie… Mais on vous tient, ça y est !
Les Erasers ont trouvé ça marrant et se sont mis à glousser, les épaules parcourues de spasmes alors que Nudge accusait le coup de cette horrible nouvelle. Les deux derniers en vie ? Les autres morts ? La maison partie en fumée ?
Elle a commencé à pleurer, s’ordonnant d’arrêter tout de suite sans pour autant y arriver. Elle a fini par sangloter comme un bébé.
En jetant un coup d’œil angoissé à Fang, elle a vu qu’il toisait Ari, les mâchoires serrées, les mains ramassées en poings.
— L’avion, a-t-il grogné, la bouche de travers.
Ari a plissé ses beaux et grands yeux. Il se demandait clairement ce que ça voulait dire.
— Le cactus d’abord, a grogné Nudge à son tour.
Elle n’arrivait pas à croire qu’elle faisait preuve d’un tel courage, presque autant que Fang. Les autres, morts ? Ce n’était pas possible ! NON !
— À trois, a fait Fang d’une voix posée.
Ce qui voulait dire « À la une ».
Ari s’est penché en avant, plus rapide que l’éclair, pour bloquer les épaules de Fang.
— La ferme !
Un, a lancé Fang qui avait retrouvé son équilibre. Instantanément, Nudge a fait un brusque mouvement l’avant, poussant de toutes ses forces le deuxième Eraser au niveau de la poitrine. Pris par surprise, ce dernier a titubé avant de basculer vers l’arrière, en plein sur les plus grands piquants d’un cactus, longs de six centimètres environ. L’Eraser a juré et poussé un cri si strident qu’il ressemblait étrangement au crissement d’un train. Quelle musique merveilleuse.
L’instant d’après, Nudge s’est projetée en l’air sur le côté, priant pour que Fang l’attrape au passage.
Ce qu’il fit. La tenant par les bras, il la faisait tourner sur elle-même comme lorsqu’on fait faire l’avion à des enfants. Nudge a profité de son élan pour envoyer un grand coup de pied à Ari dans le cou, qui manqua de tomber à la renverse et se mit à suffoquer.
Puis Fang lâcha les mains de Nudge qui partit tournoyer dans les airs avant de déployer ses ailes pour les faire battre si fort qu’elle resta bien en hauteur, sans perdre d’altitude.
— Vous allez crever, les mutants ! a grondé Ari férocement, bondissant à la poursuite de Fang qui décollait au même instant.
Il a saisi Fang par le pied et tous les deux sont retombés lourdement sur le sol. Tout de suite après, Ari s’est retrouvé assis sur le torse de Fang, occupé à le marteler de coups. Nudge a plaqué sa main sur sa bouche, le souffle coupé, en voyant du sang gicler du nez de Fang. Le deuxième Eraser a balancé un grand coup de pied dans la poitrine de Fang. Et puis un autre. Et encore un. Toujours plus fort, plus dur. Nudge paniquait. C’était la cata, là. Les gens du quartier allaient sûrement la repérer qui planait à hauteur des arbres. Fang a reçu un nouveau coup qui a expédié violemment sa tête sur le côté. Alors il a envoyé un crachat sanglant à Ari, en plein visage. Celui-ci a rugi et porté ses deux mains à la poitrine de Fang avec force qui aurait suffi à lui briser les côtes. Nudge a entendu la violente expiration de Fang. Comme un ballon qui se dégonflait brusquement.
Que pouvait-elle faire ? Si elle regagnait le sol, elle était morte. Et Fang allait mourir lui aussi. Si seulement elle pouvait…
C’est là qu’elle s’est souvenue des bombes de peinture par terre. Peut-être étaient-elles vides ? Mais peut-être pas.
Telle une fusée, elle a foncé vers le sol, a empoigné la bombe la plus proche et s’est de nouveau projetée dans les airs, hors d’atteinte. Elle a secoué la bombe très fort, est redescendue de quelques mètres et l’a dirigée en plein sur le visage d’Ari. Après un bruit de sifflement qui laissa penser qu’elle était vide, la bombe a craché un jet de peinture verte en forme d’arc de cercle. Ari a hurlé et il a fait un bond en se frappant au visage avec ses mains pleines de griffes.
Fang a sauté en l’air, décollant plus rapide que son ombre. Nudge est parvenue à atteindre un autre Eraser au visage avant qu’il ne reste plus de peinture. De toutes ses forces, elle a envoyé valser la bombe vide dans la tête d’Ari où elle a rebondi contre ses cheveux vigoureux, soyeux mais… verts.
La minute d’après, Fang et elle volaient dans le ciel, loin, loin au-dessus des Erasers. Ari se tenait toujours debout, mais son petit pote était au sol en train de jurer et d’essayer d’enlever la peinture dans ses yeux. Celui du cactus avait finalement réussi à en sortir mais il était sérieusement amoché, couvert d’éraflures. Entre le sang rouge et la peinture verte, ils auraient fait un bon beau sapin de Noël.
Vous êtes morts, les zarbis, a fait Ari avec hargne. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses longues dents jaunes dépassaient de sa bouche.
— C’est vrai que tu n’es pas du tout zarbi, toi, a fait Nudge, l’air mauvais. Regarde-toi dans la glace, avec ta tronche de chien !
Ari a fouillé dans sa veste et en a sorti un revolver. Nudge et Fang ont immédiatement détalé. Une balle est venue siffler aux oreilles de Nudge. C’est ce qui s’appelait passer à un cheveu de la mort.
Une fois hors de portée, Nudge, à bout de souffle, a dit :
— Je te demande pardon, Fang. C’est à cause de moi si tu es blessé.
Fang a craché un nouveau filet de sang qu’il a suivi des yeux, très longtemps jusqu’à ce qu’il s’écrase au sol.
— C’est pas ta faute, lui a-t-il répondu. T’es encore qu’une gamine après tout. Je ne peux pas t’en vouloir.
— On rentre à la maison.
— Ils ont dit qu’elle avait brûlé, a rétorqué Fang qui essuyait le sang sur ses lèvres.
— Je voulais parler de chez les rapaces.