94.
Sans même faire une pause, l’Eraser m’a jetée sur son épaule violemment. En parlant de poids mort…
Je pouvais sentir son odeur, forte, animale et voir ses yeux injectés de sang. Il rigolait, ravi de m’avoir attrapée. Angel continuait à pousser des hurlements sur le même registre de décibels que tout à l’heure.
Pour ma part, je donnais des coups de pied et de poing, je hurlais, je griffais l’Eraser qui continuait quand même à se marrer. Jusqu’au moment où il s’est mis à descendre le trottoir en courant sous le regard étonné des passants.
— Est-ce qu’ils tournent un film ? j’ai entendu quelqu’un demander.
Naaaaaan, c’est bien trop original pour Hollywood, là-bas, ils ne font que des séries.
J’ai levé la tête et j’ai aperçu Fang, plus grave et déterminé que jamais, qui nous courait après. Il ne se laissait pas distancer, mais il ne gagnait pas de terrain non plus. Si jamais une voiture nous attendait quelque part ; j’étais foutue. Je me débattais de toutes mes forces en frappant l’Eraser mais j’enrageais de constater le peu d’effet que ça avait sur lui. Sale bête, va ! À la naissance on n’avait donc pas coché l’option douleur pour ces monstres ?
— Faaaaaaaaaaaang ! ai-je beuglé en voyant qu’il perdait du terrain.
L’Eraser était en train de le semer. Au loin, j’entendais vaguement les cris perçants d’Angel. J’ai sorti tous les gros mots que je connaissais, un à un, comme pour ponctuer les coups de poing et de pied que, d’autre part, j’allongeais. Ça n’a même pas ralenti l’homme-loup.
Et là, tout de suite après, on s’est retrouvés par terre, comme si l’Eraser venait se faire couper les jambes. Il est tombé dans un grand bruit sourd et sinistre, et ma tête a heurté le trottoir tellement fort que j’ai vu des étoiles. J’avais les jambes coincées sous lui, alors je me suis mise à donner des coups de pied et à gigoter pour me dégager.
L’Eraser ne bougeait pas. Est-ce qu’il était assommé ? Comment avait-il fait son compte ?
J’ai finalement réussi à me libérer et me suis mise a quatre pattes, le regard fixe, surveillant la bête. Il était complètement immobile, les yeux grands ouverts et vitreux. Une traînée de sang partait de sa bouche, à moitié transformée en museau de loup. Quelques curieux s’étaient arrêtés pour nous observer, mais la majoré continuait à marcher en téléphonant sur leur portable. La routine, quoi ! On était à New York, après tout.
Fang est arrivé à toute vitesse et m’a remise debout avant de m’emmener de force.
— Attends ! ai-je dit. Fang… je crois qu’il est mort.
Il a détourné le regard en direction de l’Eraser, puis il est allé lui donner un petit coup de botte pour voir s’il bougeait. Pas un geste, pas même un battement de cil. Ma main toujours dans la sienne, Fang s’est agenouillé et il a mis deux doigts sur le poignet de l’Eraser, sur ses gardes, au cas où celui-ci se réveillerait.
— Tu as raison, il est mort, a-t-il fait en se relevant. Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Rien du tout. Je l’ai frappé mais ça lui faisait que dalle. Et après, il s’est effondré comme un sac de plomb.
La foule, de plus en plus dense, s’agglutinait tandis que le reste de la bande s’approchait en courant. Angel m’a sauté dans les bras et a éclaté en sanglots. Je l’ai étreinte très fort en lui murmurant : « Chhhhhhhhhhhut, tout va bien, c’est fini. »
Fang a retourné le collier de l’Eraser, l’espace d’une seconde. On a tous les deux eu le temps de voir le tatouage à l’arrière de son cou : 11-00-07.
Au même moment, une voiture de police est arrivée, le gyrophare allumé et la sirène hurlante.
On s’est fondus dans le décor, progressant au travers de la foule.
— Encore ces crétins de camés ! a lancé Fang tout fort.
Puis on s’est mis à allonger le pas en tournant au premier coin de rue. J’ai reposé Angel à terre et elle a d’emblée trotté à côté de moi, sans me lâcher d’un pouce ni cesser de renifler. Je gardais sa main serrée dans la mienne. J’ai tenté un sourire rassurant à son intention mais en fait je continuais à trembler en moi-même. Je l’avais vraiment échappé belle.
Il fallait trouver l’Institut et foutre le camp d’ici pour retourner dans le désert, là où ils ne nous retrouveraient jamais. Mais pour l’heure, il était tard. Bientôt on serait de retour au parc où l’on avait prévu de passer la nuit. Dans la rue, des voitures et des taxis roulaient à côté de nous, ignorants du drame qu’ils venaient de rater.
— Donc, il avait cinq ans, fit Fang calmement.
J’acquiesçai d’un hochement de tête :
— Conçu en novembre de l’année 2000, le septième de sa fournée. Ils ne font pas long feu, hein ?
Et nous, pour combien de temps en avions-nous ? Tous les six ? Et chacun séparément ?
J’ai inspiré profondément et j’ai regardé autour de moi. Mon regard s’est posé sur un taxi avec une de ces enseignes publicitaires sur le toit. En général, une lumière rouge clignotait et annonçait une publicité pour une chaîne de pizzerias, un fournisseur de services ou un restaurant. Sur celui-là, des mots défilaient sur un panneau lumineux. Ça disait : Chaque pas est le début d’un grand voyage.
Ça ressemblait à un cookie chinois[17] en forme de taxi. Chaque voyage, chaque pas. J’ai cligné des yeux.
Je me suis arrêtée sur place et j’ai baissé les yeux, a l’endroit de ce nouveau pas dans l’étrange et de ce long voyage qui était le mien.
C’est là que je l’ai remarque. Un tout petit arbre rabougri qui poussait au milieu d’un trou sur la chaussée. Une grille métallique empêchait ses racines d’être piétinées. Entre ses barreaux, à peine visible, se trouvait une carte en plastique. Je l’ai ramassée, priant pour qu’elle ne soit pas reliée à un bâton de dynamite fumant.
C’était une carte bleue, du genre de celles qu’on utilise dans les distributeurs de billets, et il y avait mon nom dessus : Maximum Ride. J’ai tiré Fang par la manche pour lui montrer la carte, incapable de prononcer le moindre mot. Il a très légèrement écarquillé les yeux. Ce qui, chez lui, voulait dire qu’il était très étonné.
Et juste à ce moment-là, voilà[18]que ma bonne vieille Voix s’est manifestée. Tu peux l’utiliser, à condition que tu trouves le code secret.
J’ai relevé la tête, mais le mystérieux taxi était parti depuis longtemps.
— Je peux l’utiliser si je trouve le code, ai-je expliqué à Fang.
Il a hoché la tête.
— OK.
J’ai avalé ma salive subitement et j’ai rangé la carte dans ma poche.
— Mais pour le moment, allons au parc, ai-je décidé. À Central Park, là où on sera en sécurité.