87.
Le gosse s’est immédiatement mis à entrer des commandes tout en se parlant à lui-même :
— Je vais trouver d’où ça vient…
Avec Fang, on l’a observé, mais au bout de quelques minutes, le débile s’est arrêté et a flanqué un coup dans son ordinateur, frustré. Il nous a examinés en plissant les yeux, enregistrant chaque détail, le sang séché sur mon menton, les petits qui dormaient à côté de nous.
— Je me demande bien comment vous faites, a-t-il lancé l’air résigné et irrité. C’est quoi votre truc ? Il est où votre équipement ?
— On n’en a pas, a rétorqué Fang. Flippant, hein ?
— Vous êtes en cavale ? Vous avez des ennuis ?
Jeb nous avait suffisamment rabâché de ne jamais faire confiance à personne (même pas lui, ça, on l’avait récemment appris) et le simplet commençait sérieusement à me foutre les nerfs en pelote.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? a interrogé Fang calmement.
Le gamin a levé les yeux au ciel :
— Voyons voir… Disons que vous êtes une bande de mômes en train de pioncer dans un tunnel de métro. C’est le genre de truc qui met la puce à l’oreille, vous ne trouvez pas ?
Bon d’accord, il marquait un point.
— Et toi, alors ? ai-je lâché. Toi aussi, t’es un môme qui dort dans un tunnel de métro. T’as pas école ?
Le gosse a presque étouffé de rire :
— Je me suis fait virer du M.I.T.[11]
Le M.I.T. était une université pour petits génies. J’en avais entendu parler. Ce gosse était bien trop jeune pour y aller.
— Han, han.
Je m’appliquai à paraître la plus blasée possible.
— Non, mais c’est vrai, a-t-il repris, presque penaud. J’ai obtenu une dérogation. Je préparais un diplôme en informatique, mais j’ai merdé et je me suis fait virer.
— Comment ça, t’as merdé ? a sorti Fang.
Le gosse a haussé les épaules.
— J’voulais pas prendre ma Thorazine. Donc ils ont dit « pas de Thorazine, pas d’école ».
J’avais « fréquenté » suffisamment de scientifiques cinglés pour apprendre deux ou trois trucs. Par exemple, je savais que la Thorazine était le médicamentdes schizophrènes.
— Alors comme ça tu n’aimes pas la Thorazine ? je lui ai fait.
— Non. (Son visage s’est subitement endurci.) Ni le Haldol, ou le Melleril ou le Zyprexa. Tout ça, c’est de la merde. Tout ce qu’ils veulent, c’est que je la ferme, que je fasse ce qu’ils disent, sans faire de vague.
C’était bizarre… il me rappelait un peu nous six : il avait choisi d’avoir la vie dure, une sale vie même, pour être libre plutôt que de rester enfermé mais qu’on s’occupe de lui.
Évidemment, on n’était pas schizos. Quoique réflexion faite, j’avais une voix qui me parlait dans la tête. Mieux valait éviter les jugements hâtifs.
— Et c’est quoi l’histoire avec ton ordi, mec ? a lâché Fang.
Le gamin a haussé encore une fois les épaules :
— C’est mon gagne-pain. Je peux m’introduire dans n’importe quel système. Je fais des petits boulots quand j’ai besoin de fric. (Tout à coup, il a fermé la bouche.) Pourquoi ? Ça t’intéresse ?
— Cool, Raoul, a lancé Fang, en fronçant les sourcils. On discute, c’est tout. (Mais le garçon, déjà, reculait, l’air furieux.) Qui vous envoie ? a-t-il interrogé en haussant le ton. Qui êtes-vous ? Foutez-moi la paix ! Ne vous approchez pas !
Fang a levé les mains, comme pour dire « Calme-toi », mais le môme avait déjà fait demi-tour et s’éloignait en courant. Quinze secondes plus tard seulement, l’écho de ses baskets avait disparu.
— Ça fait toujours du bien de rencontrer un plus cinglé que soi, ai-je ironisé. On se sent tellement normal après.
— « On » ? a souligné Fang.
— Qu’est-ce qui se passe ? a fait Iggy, encore à moitié endormi, tandis qu’il se redressait.
J’ai laissé échapper un soupir, contrainte et forcée de raconter à Iggy l’histoire du gamin et de son ordinateur la Voix dans ma tête, les flashs qui m’assaillaient pendant mes crises. Je faisais de mon mieux pour avoir l’air désinvolte et qu’Iggy ne me sente pas trembler comme une feuille.
— Peut-être que je deviens folle, ai-je dit avec légèreté. Mais je suis sûre que ça me mènera sur le chemin de la grandeur. Comme Jeanne d’Arc.
— Quand même… T’arrives à contrôler les ordinateurs des autres ? a sorti Iggy avec scepticisme.
— Je ne sais pas comment ça marche. Mais étant donné que je n’ai pas la moindre idée de qui ou quoi est derrière tout ça, je suppose que je ne peux rien y faire.
— Humm. Vous croyez que ça a un rapport avec « l’École » ou l’Institut ? a interrogé Fang.
— Ben, c’est soit ça, soit je suis née comme ça, ai-je répondu avec sarcasme. Si par hasard je ne suis pas née comme ça, alors essayons vraiment de trouver cet Institut demain. Au moins, maintenant, on sait quel nom chercher.
L’Institut des sciences de la vie.
Pas mal dans le genre accrocheur, hein ?