31.
Une femme à la chevelure foncée et aux yeux inquiets a ouvert la porte en grand.
— Que se passe-t-il ici, Ella ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— M’man, je te présente…
Coupée dans son élan, la main d’Ella s’est arrêtée en route.
— Max, ai-je fini sa phrase.
J’aurais peut-être dû donner un faux nom ? Réfléchis a deux fois avant de parler, Max !
— Max, une amie. C’est la fille dont je t’ai parlé, celle qui m’a sauvée de la bande de José et Dwayne. Moi, je m’en suis sortie, mais ils lui ont tiré dessus.
— Oh non ! s’est exclamée la mère d’Ella. Viens par ici, Max. Tu veux que je téléphone à tes parents ?
J’étais debout sur le paillasson, gênée à l’idée de tremper le sol de pluie et de sang.
— Euh…
À ce moment précis, la mère d’Ella a vu le sang sur mon sweat-shirt. Elle a aussitôt porté son attention sur mon visage où elle a découvert ma joue éraflée et mon œil au beurre noir. Du coup, il n’était plus question d’appeler qui que ce soit pour l’instant. Heureusement.
— Je vais chercher mes affaires, a-t-elle dit d’une voix douce. Enlève tes chaussures et va avec Ella dans la salle de bains.
Les chaussettes dégoulinantes, je l’ai suivie dans le couloir. Ça faisait flic floc lorsque je marchais.
— Qu’est-ce qu’elle est partie chercher, ta mère ? l’ai-je questionnée tout bas.
Ella a allumé la lumière et m’a fait entrer dans une salle de bains vieillotte, au carrelage vert et au tuyau d’évier rouillé.
— Sa trousse de médecin, a murmuré Ella en retour. Ma mère est vétérinaire, alors elle s’y connaît en blessures. Même quand il s’agit d’humains.
Un vétérinaire ! J’ai été prise d’un rire débile, qui m’a contrainte à m’asseoir sur le bord de la baignoire. Un vétérinaire. Attendez un peu qu’elles s’aperçoivent à quel point, dans mon cas, c’était approprié.
La mère d’Ella est arrivée, une boîte à pharmacie en plastique à la main.
— Ella, va chercher quelque chose à boire pour Max. Quelque chose de sucré, comme du jus d’orange.
— Du jus d’orange, c’est parfait, ai-je fait avec émotion.
Ella, instantanément, a fait oui de la tête et s’est précipitée dans le couloir.
— Si j’ai bien compris, tu ne veux pas que je téléphone à tes parents ? a doucement demandé la mère d’Ella pendant qu’elle commençait à couper le col de mon sweat-shirt.
— Euh… non.
Allô, le labo ? Pourrais-je parler à l’éprouvette qui a enfanté ce bébé, s’il vous plaît ?
— Ni à la police non plus, n’est-ce pas ?
— Pas la peine de les mêler à ça, ai-je confirmé avant de retenir ma respiration au moment où ses doigts délicats trouvaient la blessure en haut de mon bras. Je pense que la balle m’a seulement effleurée.
— Oui, tu as sûrement raison, mais la blessure est quand même profonde et pas jolie, jolie. Et là…
Je me suis figée d’un coup, le regard droit devant, tous mes sens crispés simultanément. J’étais en train de prendre de gros risques. D’énormes risques, vous n’imaginez pas. À part aux autres, je n’avais jamais montré mes ailes à personne. Mais cette fois-ci, je ne pouvais pas m’en sortir seule. Et je détestais ça.
La mère d’Ella a eu un léger froncement de sourcil. Elle a terminé de couper mon col et puis elle a déchiré mon sweat-shirt, découvrant mon T-shirt sans manches en dessous. J’étais toujours assise, telle une statue. Je sentais une vague de froid m’envahir, qui n’avait rien à voir avec le fait que j’étais mouillée.
— Tiens.
Ella m’a tendu un grand verre de jus d’orange. J’ai failli m’étouffer à vouloir tout boire en un coup, Wahouuuuu. C’était trop bon.
— Qu’est-ce… a commencé la mère d’Ella pendant qu’elle promenait ses doigts tout le long de mon aile, au niveau de sa jointure, près de ma colonne vertébrale.
Elle s’est penchée pour mieux voir.
Moi, je fixais mes chaussettes trempées, les doigts de pied recroquevillés. Elle m’a légèrement tournée. Je laissée faire.
— Max. (Ses yeux marron foncé trahissaient sa surprise, sa fatigue, son inquiétude. Tout ça à la fois.) Max, de quoi s’agit-il ? a-t-elle fait avec la même douceur tandis qu’elle touchait du doigt mes plumes quasi visibles.
J’ai péniblement dégluti. Plus la peine d’espérer avoir une relation normale avec Ella et sa mère maintenant. Dans ma tête, j’ai passé en revue le plan de la maison : à droite dans le couloir, puis à gauche toute, et tout droit en direction de la porte d’entrée. Ça ne prendrait pas plus de quelques secondes. C’était faisable. J’aurais même sûrement le temps d’attraper mes bottes au passage.
— C’est… une aile, ai-je soufflé. (Du coin de l’œil, j’ai aperçu Ella qui fronçait les sourcils.) C’est… euh… c’est mon aile. (Silence…) Elle est touchée aussi.
J’ai pris une inspiration profonde qui s’est mêlée à un haut-le-cœur. Ensuite, j’ai lentement déplié mon aile. Un petit peu. Pour que la mère d’Ella voie où j’avais été touchée. C’était douloureux.
Elle a ouvert grand les yeux. Grand. Très grand. Au point que je m’attendais à ce qu’ils jaillissent de leurs orbites pour rebondir sur le sol.
— Ouah…, a fait Ella, estomaquée.
Sa mère s’est pliée encore davantage pour m’examiner de plus près. Chose étonnante, elle essayait d’agir normalement, du style « OK, tu as une aile. On ne va pas en faire toute une histoire ».
Au bord de l’hyperventilation, prise de vertiges, je ne voyais plus tout à fait clair.
— En effet, ton aile aussi a été touchée, a fait la mère d’Ella à mi-voix tout en déployant un peu plus mon aile, en douceur. Et on dirait que la balle a arraché un morceau d’os.
Elle s’est rassise, puis m’a regardée.
J’avais toujours les yeux rivés au sol, mais je sentais son regard peser sur moi. Je m’étais fourrée dans de beaux draps ! Fang allait me trucider. Et une fois morte, il me zigouillerait encore.
Et tout ça, je l’avais bien cherché.
La mère d’Ella a inspiré profondément avant d’expirer complètement.
— Bon, Max, a-t-elle lancé d’une voix calme, posée. On va commencer par nettoyer tes plaies et arrêter l’hémorragie. À quand remonte ton dernier vaccin contre le tétanos ?
J’ai levé les yeux à la rencontre des siens. Cette femme était pleine de bon sens et surtout… incroyablement bienveillante et chaleureuse. Envers moi. Depuis quelques jours, j’étais devenue une vraie pleurnicheuse, alors quand j’ai senti des larmes embuer mes yeux, je n’ai pas franchement été étonnée.
— Euh… jamais.
— OK. On va en profiter pour arranger ça.