72.
— J’arrive pas à le croire, a fait le Gasman pour la trentième fois. Ils nous ont donnés. Ça doit être des cinglés, c’est sûr. Des enfoirés cinglés. Je suis bien content de ne pas les connaître.
— Je suis désolée, Gazzy, ai-je répété pour la trentième fois moi aussi, puisant dans le peu de patience qui me restait.
Je compatissais à 100 %, mais j’avais atteint ma limite à la dix-septième fois.
Quoi qu’il en soit, j’ai ébouriffé ses petits cheveux fins et clairs et je l’ai pris dans mes bras. Il avait le visage sale, raviné par les larmes. Si seulement on avait pu retourner chez nous, dans les montagnes. Mais ça devait grouiller d’Erasers, depuis qu’ils savaient où c’était. On ne pourrait plus jamais rentrer chez nous, mais, à ce moment-là, j’aurais donné n’importe quoi pour donner une douche bien chaude à Gazzy et puis le mettre au lit.
C’était fini ce temps-là, ma fille.
— Angel ? Il est tard, ma puce. Essaie de dormir un peu, tu veux ? D’ailleurs, je crois qu’on ferait tous bien d’en faire autant.
— Moi aussi, je vais dormir, a fait Nudge, la voix encore enrouée d’avoir pleuré. Je n’ai qu’une envie : que cette journée se termine.
J’ai cligné des yeux. C’était la première fois que je l’entendais prononcer une phrase si courte.
Angel s’est roulée en boule dans un coin. Je l’ai couverte de mon sweat-shirt. Le Gasman s’est installé auprès d’elle et Nudge s’est couchée à son tour. Je me suis agenouillée à ses côtés et j’ai ajusté son col.
En général, c’est toujours moi qui m’endors en dernier, une fois que je suis sûre que tout le monde est bien installé, prêt pour la nuit. J’ai commencé à couvrir le feu et Fang m’a rejointe pour me donner un coup de main.
— Peut-être bien que tu es née dans un œuf alors, a sorti Fang.
C’était une blague entre nous. Tous les six, on se disait souvent qu’on avait dû être couvés comme des poussins.
J’ai ri jaune.
— Peut-être bien que oui. Ou peut-être qu’ils m’ont trouvée dans un chou.
— Quelque part, tu as de la chance de ne pas savoir, a-t-il fait de sa voix posée. C’est mieux comme ça.
Je déteste ça, quand il lit dans mes pensées. Surtout qu’il n’a pas le don d’Angel…
— Ça laisse la porte ouverte à plein de possibilités, a-t-il repris. Ton histoire à toi est peut-être pire, mais elle est peut-être aussi cent fois meilleure.
Il s’est accroupi face au feu, puis il a ouvert un peu ses ailes pour les réchauffer.
— Une ado, bordel, a-t-il lâché, dégoûté. C’était sûrement une junkie ou quelque chose comme ça.
Il n’aurait jamais dit ça devant les autres. Certaines choses restaient entre lui et moi.
— Pas forcément, ai-je corrigé en couvrant le feu de cendres. C’était peut-être juste une chic fille qui avait fait une bêtise. Au moins, elle a choisi d’attendre neuf mois pour t’avoir. Peut-être même qu’elle voulait te garder ou te faire adopter par une gentille famille.
Fang, incrédule, a émis un petit grognement.
— D’un côté, une gentille famille imaginaire qui veut m’adopter. De l’autre, une bande de scientifiques complètement tarés qui veulent faire des expériences génétiques sur des enfants innocents. Et devinez sur quoi il a fallu que ça tombe ?
Las, il s’est couché près de Gazzy et il a fermé les yeux, un bras sur le front.
— Je suis désolée, Fang, j’ai articulé en silence.
Je me suis à mon tour allongée et j’ai étiré mon pied pour toucher Nudge. J’ai placé un bras autour d’Angel. J’étais trop claquée pour me préoccuper de cette espèce d’attaque cérébrale survenue plus tôt. Trop vannée pour me demander comment on trouverait l’Institut à New York. Et encore plus lessivée pour m’intéresser à la perspective de sauver le monde.