34.
Nudge s’est vaguement réveillée quatre fois avant de finir par se retourner et ouvrir les yeux.
Il faisait à peine jour. Fang avait disparu. D’abord Angel, ensuite Max… et maintenant Fang.
Disparu ! Nudge a regardé autour d’elle, puis elle s’est traînée à quatre pattes jusqu’à l’entrée de la grotte. Rien de tel qu’une crise de panique pour vous sortir une bonne fois pour toutes de votre sommeil et mettre tous vos sens en éveil. Nudge était particulièrement attentive, en même temps qu’effrayée, le cerveau bouillonnant de mille et une pensées.
Un mouvement a attiré son attention et sa tête a pivoté en direction d’une formation de rapaces tournant dans le ciel d’un bleu et d’un blanc aveuglants. Ils étaient tellement beaux, la puissance et la grâce à la fois. Ils ne faisaient qu’un avec le ciel, la terre, la falaise escarpée.
Fang volait parmi eux.
Nudge s’est mise debout en vitesse, évitant de justesse de se cogner la tête contre le plafond bas de la grotte. Sans hésiter, elle s’est élancée dans le ciel. Ses ailes se sont déployées, le vent s’y engouffrant comme dans les voiles d’un bateau. Soudain, c’était elle, le petit voilier brun, fendant l’infini d’une mer bleue.
Elle s’est avancée près des buses qui, après lui avoir jeté des regards noirs et perçants, ont évolué de sorte qu’elle puisse se joindre à elles. Fang l’observait. Son visage surprit Nudge, la façon dont il avait l’air si vivant, si… détendu. Fang avait toujours l’air tellement coincé d’habitude, tendu comme la corde d’un arc.
— ’jour, a-t-il lâché.
— J’ai faim, a lancé Nudge à son tour.
Il a hoché la tête.
— On est à trois minutes de la ville. Suis-moi.
Il a changé l’inclinaison de son corps pour pouvoir avancer et prendre de la hauteur sans bouger les ailes. C’était chouette. Comme un avion. Nudge essaya mais eut moins de succès. Elle allait devoir s’entraîner encore un peu.
En dessous d’eux serpentait une petite autoroute à deux voies, bordée ici et là des derniers magasins et bureaux avant qu’elle s’engouffre dans le désert. Fang a indiqué d’un signe de tête un fast-food flanqué d’une grande benne à ordures à l’arrière. Même d’aussi haut, Nudge pouvait distinguer un employé y fourrer des cartons pleins avant de commencer une nouvelle journée de travail.
Ils ont continué encore un instant à voler en cercle au-dessus du fast-food jusqu’à ce qu’ils soient sûrs que l’employé n’allait pas revenir, puis ils ont commencé leur descente rapide, telles deux bombes, collant leurs ailes contre eux avec juste la pointe qui dépassait pour guider leur chute. À un mètre environ de la benne, ils les ont rouvertes, ont freiné d’un coup sec avant d’atterrir, presque sans un bruit, sur son arête métallique.
Eh ! C’est le paradis ici ! a fait Fang en tripotant la nourriture, invendable mais toujours comestible. Hamburger ?
Nudge réfléchit, puis finit par secouer la tête.
— Je ne sais pas… depuis que j’ai vu les rapaces déchiqueter des petits animaux… Eh ! Mais, regarde ! Il y a des salades. Et des tartes aux pommes ! Jackpot !
Ils ont serré les cordons de leurs coupe-vent autour de leur taille et se sont hâtés de remplir leurs poches. Tout ce qui pouvait voyager ferait l’affaire. Trois minutes après avoir décollé, ils flottaient à nouveau dans les airs, le corps couvert des bosses de leurs poches pleines et le visage souriant.
Nudge se sentit tellement mieux après avoir mangé. Elle poussa un soupir et s’assit en tailleur à l’entrée de la grotte d’où elle observa le vol des buses.
Fang, quant à lui, venait de finir son cinquième hamburger et s’essuyait les mains sur son jean.
— Tu sais, je crois bien que la façon dont ils descendent en piqué veut dire quelque chose entre eux, dit-il.
— Comme s’ils se disaient où il y a à manger ou un truc dans le genre. Je n’ai pas encore tout capté, mais ça va venir.
Nudge se rassit sur ses genoux et déploya ses ailes, savourant la sensation de chaleur solaire sur elles. Elle essayait de ne rien dire, de ne pas déranger Fang, mais après cinq minutes, elle frôlait déjà la crise.
— Fang ? Il faut qu’on aille chercher Max, lança-t-elle. Ou bien tu crois qu’on doit continuer seuls et aller délivrer Angel nous-mêmes ?
Fang détacha péniblement ses yeux des rapaces.
— On va faire demi-tour et chercher Max, répondit-il. Il a dû… lui arriver un truc.
Nudge opina de la tête avec une expression toute solennelle sans pour autant réussir à mettre le doigt sur ce qui avait bien pu retenir Max. Elle n’avait pas envie d’y penser, quoi qu’il en soit.
Fang se mit debout. Sa silhouette, longue et sombre, ressortait d’autant plus sur les parois érodées de la falaise en grès. Il posa son regard sur elle, le visage empreint de calme, de patience, les yeux dépourvus du moindre éclat de lumière.
— T’es prête ?
Nudge bondit sur ses pieds, puis se frotta les fesses pour faire partir le sable collé.
— Sûr. Hummm… par où tu crois qu’il faut… ? Mais Fang, déjà, était parti, happé par le vent, porté par le souffle qui montait de la gorge du canyon.
Nudge prit un tout petit peu d’élan avant de s’élancer à sa suite.
— Oyoyoooooooooo-yo-yo ! cria-t-elle sur un air de Tarzan.
Peu importe ce que ça voulait dire.