Lundi 19 septembre 2011

Le « J’accuse » de Jacques Delors

Jacques Delors est inquiet. Légitimement inquiet. Au soir de sa vie, il contemple son œuvre qui est en train de brûler sous ses yeux. L’Europe d’aujourd’hui fut bien édifiée par lui à partir de 1984 et de sa nomination comme président de la Commission européenne. C’était après le grand virage de la rigueur de la gauche, en 1983. Delors avait exigé de Mitterrand, qui s’apprêtait à le nommer à Matignon, de garder aussi la main sur le ministère des Finances. Mitterrand refusa et l’expédia à Bruxelles.

Jacques Delors, en symbiose avec les Allemands d’Helmut Kohl, établit alors l’Acte unique européen. L’ambition était immense : achever le Marché commun. Le principe était simple autant qu’obsessionnel : la concurrence, partout et toujours, même dans les services publics, la liberté des marchandises, mais aussi des capitaux et des hommes. Les barrières douanières furent démantelées, l’Europe se plongea dans le bain glacé de la mondialisation, ouvrant son marché aux quatre vents. Les Chinois s’en délectent encore. C’est donc – entre autres – à Jacques Delors que nous devons la mise en concurrence des travailleurs européens avec les travailleurs chinois. C’est donc à Jacques Delors que nous devons la totale liberté de la finance européenne, à la grande joie des banques et des paradis fiscaux. À Jacques Delors que nous devons la concurrence fiscale entre les États européens, qui a réduit les recettes des grands États et les a poussés à s’endetter pour maintenir les prestations sociales des plus pauvres. Après le grand marché unique, il y eut la monnaie unique : l’euro. Lors de la campagne référendaire sur le traité de Maastricht, emporté sans doute par la passion démocratique, Delors affirma aux partisans du non qu’ils devraient arrêter de faire de la politique.

Jacques Delors a toujours prétendu qu’il avait exigé un volet social à son grand marché, qu’il n’avait pas été écouté. Mais Delors sait très bien qu’une Europe sociale unifiant les standards vers le haut aurait été incompatible avec l’entrée des anciens pays communistes dans l’Union. Jacques Delors a raison d’évoquer l’idéal de paix et de prospérité des pères de l’Europe en 1948. Depuis l’avènement de son grand marché, l’Europe a connu vingt ans de croissance molle et de stagnation du pouvoir d’achat.

La crise de l’euro monte les peuples les uns contre les autres, les Allemands ne veulent pas payer pour les parasites grecs et autres pays du Club Med ; les Grecs traitent les Allemands de nazis ; les Espagnols, les Italiens maudissent la morgue germanique. Et les Français s’y mettent : selon un sondage Ifop paru dans Ouest France, 68 % des Français désapprouvent l’augmentation de la contribution française au sauvetage de la Grèce. Car l’Europe n’est pas une nation. Même pas une fédération d’États-nations, selon la formule célèbre de Delors, qui montre aujourd’hui toute sa perversité. Au lieu d’invectiver ses lointains successeurs, Jacques Delors devrait peut-être leur présenter ses excuses de leur avoir laissé entre les mains une utopie hautement inflammable. Au lieu de s’étonner qu’elle flambe.

Le Bûcher des vaniteux
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