La deuxième mort du général de Gaulle
Le rituel est bien balisé. Voyage à Colombey. Discours. Hommage. Grandeur de la France. Résistance. Indépendance nationale. Réconciliation franco-allemande. Henri Guaino, l’auteur le plus connu et le plus lyrique des grands discours sarkozistes, connaît ses classiques sur le bout des doigts. En ces temps de rigueur, de dette et de déficit, il pourrait ajouter que, durant les dix années que le Général passa à l’Élysée, chacun des budgets fut voté à l’équilibre. Une sorte de règle d’or. Michel Debré a raconté dans ses Mémoires la fierté qui l’envahit lorsque, ministre des Finances, il remboursa, un jour de l’année 1967, notre dernier franc de dette. Mais on pourrait aussi rappeler qu’à son retour aux affaires, en 1958, de Gaulle avait souverainement décidé une dévaluation de 20 % de notre monnaie qu’on ne partageait alors avec personne.
C’est l’avantage avec les morts : on peut tout leur faire dire, puisqu’ils ne peuvent plus répondre. Depuis quarante ans, de Gaulle a subi toutes les exploitations, les récupérations, tous les détournements. Il n’a jamais protesté. De Gaulle est l’incarnation moderne d’une spécialité nationale, d’une exception française : l’homme providentiel. Au milieu des drames, des abîmes, des défaites, des guerres civiles, alors que le pays est au bord du gouffre, un homme se lève et sauve la patrie, et la ramène au premier rang. Ce récit mythologique a débuté avec Jeanne d’Arc, une femme, qui, pour le coup, avait de sacrées vertus viriles. Il s’est poursuivi avec Henri IV, Richelieu, Napoléon, Clemenceau. Aux yeux d’une histoire impitoyable, de Gaulle a très vite supplanté le maréchal Pétain, qui a pourtant cru, un 17 juin 1940, qu’il devenait le suivant sur la liste glorieuse. La veille du 18 juin. Comme si la mort de la France devait précéder sa résurrection. Au moins par le verbe. Mais au commencement était le verbe.
De Gaulle est le dernier d’une longue histoire, mais il semble surtout qu’il soit le dernier tout court. L’ultime. Celui qui clôt la liste. Celui qui signe la fin de cette histoire. Beaucoup à gauche – où on voit toujours un apprenti dictateur derrière un grand homme –, mais aussi à droite, s’en félicitent. Une société démocratique repose sur l’égalité des citoyens. De tous les citoyens. Mais la France continue néanmoins à chercher confusément son grand homme. La Ve République a même prévu que le peuple français vote pour lui ; mais plus personne, y compris celui qui en bénéficie, ne croit à la vertu de ce sacre-là. Il y a quelques années, Chirac résidant à l’Élysée, son vieil ennemi Giscard avait cru lui lancer une vacherie de plus en disant : « En ces temps difficiles, il manque un de Gaulle à la tête de la France ! » « Il a raison », avait rétorqué Chirac, humblement.
La société française ne semble plus capable de sécréter en son sein des sauveurs. L’école de la République n’enseigne même plus leur histoire. Comme des sales gosses nihilistes, nous prenons plaisir à casser le moule de notre grandeur passée. Quand on lui demandait pourquoi une immense croix de Lorraine avait été posée à Colombey, de Gaulle répondait, goguenard : « Pour inciter les lapins à la résistance. »