Vendredi 2 décembre 2011
La justice internationale ou la loi du vainqueur
Les grands mots sont de sortie. Crime contre l’humanité, communauté internationale, justice. Laurent Gbagbo est le deuxième ex-chef d’État après Milosevic à comparaître devant la Cour pénale internationale de La Haye. Le procureur du CPI, Luis Moreno Ocampo, y tenait avant de quitter son poste, lui qui n’avait pu accrocher à son tableau de chasse le Soudanais Omar el-Béchir, toujours Président de son pays. Cette juridiction serait, nous dit-on, un progrès extraordinaire du droit et de la justice ; les tyrans, désormais, hésiteraient avant de massacrer des populations innocentes ; le CPI serait une épée de Damoclès au-dessus de leur tête ; ils ne seraient plus impunis et ne pourraient plus jouir de leurs crimes et de leurs rapines. Ce grand progrès historique n’est en vérité que la mise en forme judiciaire d’une des plus vieilles lois de l’humanité : malheur aux vaincus.
Laurent Gbagbo n’aurait jamais été jugé pour les exactions de ses partisans s’il n’avait pas perdu la guerre civile qui l’opposait à son adversaire Alassane Ouattara, aidé par l’armée française. On reproche à Gbagbo de n’avoir pas accepté sa défaite électorale, mais qu’est-ce qui nous prouve qu’il a davantage triché que son rival ? Que sont devenus les officiers de Ouattara qui ont commis d’autres crimes non moins affreux contre des civils ? Non seulement ils n’ont pas été jugés, mais ils ont été promus par le nouveau président ivoirien. Avant Gbagbo, les officiers serbes ont, eux aussi, connu la paille des cachots hollandais. Pas des tendres non plus, ces Serbes, ni innocents des massacres qu’on leur impute, mais surtout des vaincus, qui durent subir la loi des avions de l’OTAN. Personne ne jugera Poutine pour avoir massacré les Tchétchènes. Personne ne jugera les dirigeants du Parti communiste chinois pour avoir envoyé les chars sur les manifestants de la place Tian’anmen. On pourrait continuer longtemps cette nouvelle version du deux poids deux mesures.
Les lois de la guerre traditionnelle entre souverains européens, qui ont régi les relations internationales pendant des siècles, ne condamnaient pas le vaincu au nom de la morale. Cette inflexion est récente, elle date du XXe siècle. Les Allemands furent déclarés responsables moralement de la guerre de 14-18. Et les grands dignitaires nazis furent jugés à Nuremberg pour crimes contre l’humanité. Cette manière de juger l’adversaire vient plutôt de la tradition anglo-saxonne. Napoléon était déjà présenté par la propagande anglaise comme un ogre ennemi de l’humanité.
Les Américains conjugueront cet héritage anglais avec leur isolationnisme originel. S’ils se décidaient à faire la guerre en dehors de leurs frontières, ce ne pouvait être, à leurs yeux puritains, que pour faire le bien. Leur adversaire ne pouvait être que le mal. Cette vision manichéenne ne les a jamais quittés. Saddam Hussein fut présenté comme un nouvel Hitler. Le paradoxe est que les Américains n’ont jamais reconnu ni ratifié le traité de Rome qui fonda, en 1998, la Cour pénale internationale. La justice, ils la rendent eux-mêmes, en faisant la guerre sur le territoire de ceux qui incarnent, à leurs yeux, le mal. À l’ancienne.