L’État et le cas Céline
Frédéric Mitterrand a eu ces jours-ci une révélation inouïe : Louis-Ferdinand Céline était antisémite. Son pamphlet le plus célèbre, Bagatelles pour un massacre, est d’une fureur impressionnante. Ce texte est d’ailleurs d’une qualité littéraire bien inférieure à ses chefs-d’œuvre, comme une justice immanente. Sa haine des juifs finit d’ailleurs par relever du délire psychiatrique. Pendant l’Occupation, il expliquait aux officiers allemands qu’Hitler avait trop de mansuétude pour les juifs parce qu’il était lui-même d’origine juive.
Mais Céline est aussi, et d’abord, un immense écrivain. Un des géants du XXe siècle. Son Voyage au bout de la nuit est l’un des chefs-d’œuvre de la littérature française. Même son équipée grotesque à Sigmaringen, avec le dernier carré des fuyards de la Collaboration autour de Pétain et Laval, lui donna l’occasion d’écrire une grandiose farce rabelaisienne dans laquelle il n’épargnait guère ses compagnons d’infortune. Ses livres sont traduits dans le monde entier, jusqu’en Israël. En revanche, ses pamphlets antisémites ne sont plus édités depuis la fin de la guerre. La critique littéraire nous a appris à distinguer entre l’écrivain et l’homme. Entre l’œuvre et les idées. On peut être un génie et un salaud. On n’est pas forcément un grand écrivain parce qu’on est un brave type. C’est injuste, mais c’est ainsi.
Frédéric Mitterrand l’ignore moins que personne, qui a écrit des livres d’une plume talentueuse, pour dire tout le mal qu’il pensait de lui-même. Le général de Gaulle disait : « Tout homme qui écrit et qui écrit bien sert la France. » Et Nicolas Sarkozy lui-même, grand amateur du Voyage au bout de la nuit, a toujours dit qu’on pouvait aimer Céline sans être antisémite, comme on pouvait aimer Proust sans être homosexuel.
La célébration du génial écrivain aurait pu être l’occasion d’une pédagogie très instructive sur l’antisémitisme d’avant-guerre et de la Collaboration. Céline est l’incarnation de ces anciens combattants de la guerre de 1914 qui avaient érigé la paix en valeur suprême, de ces hommes de gauche – Céline flirte d’abord avec les communistes – qui deviendront antisémites et collabos par pacifisme et refus absolu de la guerre avec l’Allemagne. « Je préfère être un Allemand vivant qu’un Français mort », disait Giono qui fut, lui aussi, inquiété à la Libération.
La décision de Frédéric Mitterrand de retirer Céline du recueil des célébrations nationales pourrait avoir des suites. Il ne faudrait plus étudier dans les écoles Aragon, qui célébra dans ses poèmes le Guépéou, la police politique stalinienne, qui tortura et massacra à qui mieux mieux. Dans quelques années, des voix contesteront la commémoration de Voltaire, qui s’enrichit honteusement dans la traite triangulaire. L’esclavage n’est-il pas lui aussi un crime contre l’humanité ? Le même Voltaire n’était d’ailleurs pas avare de réflexions antisémites. Mais si l’auteur de Candide résiste à ces assauts, il ne manquera pas de bonnes âmes pour expliquer ce deux poids deux mesures par la puissance inégalée du lobby juif. Messieurs Klarsfeld et Mitterrand auront bien travaillé.