Arrêtons le massacre !
Un homme marche seul dans les rues de Paris. Il a le pas lourd et une barbe grisonnante. Il est seul. Ses amis l’ont abandonné et sa femme va le quitter, dit-on, pour mieux se reconstruire. L’homme a été accusé à deux reprises de viol, aux États-Unis et en France, mais, chaque fois, les justices américaine puis française n’ont pas donné raison à ses accusatrices. Mais demain, c’est sûr, il sera condamné pour recel d’abus de bien social et proxénétisme. C’est un malade mental qui doit se soigner. Un délinquant international, ami de flics ripoux et de maquereaux, qui trousse à la hussarde d’anciennes putes reconverties maquerelles dans les toilettes des restaurants. Un monstre. Presque plus un être humain. Ce portrait, nous l’avons tous lu depuis des jours dans tous les journaux. Vous aurez reconnu Dominique Strauss-Kahn, réduit à ses initiales : DSK. Ces mêmes initiales qui, il n’y a pas si longtemps, annonçaient son triomphe – car imitées du modèle absolu de notre époque : JFK – sont devenues le résumé de sa déchéance.
René Girard nous a appris que, dans toutes les sociétés archaïques, le bouc émissaire est d’abord tué et éliminé, avant d’être érigé en dieu adoré par toute la tribu. Nous sommes des sociétés modernes : nous faisons d’abord un dieu, puis nous le transformons en bouc émissaire. Les mêmes journaux qui glorifiaient le roi du monde – et forgeaient la stature du futur président de la République française, avant même que le peuple ne se prononce – dessinent désormais le portrait d’un paria. On était sommé de l’adorer, on doit désormais le haïr, le mépriser.
C’était pourtant avant qu’on aurait pu – on aurait dû ? – s’interroger et s’inquiéter des goûts de cet homme, dont les services secrets des puissances étrangères auraient pu profiter et abuser. Mais silence radio. Il n’était qu’un séducteur, un bon vivant. Il est vrai qu’il était alors l’espoir de la gauche. Avec lui, les plans de rigueur du FMI devenaient des œuvres d’art progressistes ; les baisses de salaires des fonctionnaires en Grèce, de suprêmes habiletés keynésiennes. Il n’est plus désormais, aux yeux des mêmes médias, qu’un bourgeois libidineux, un gigolo obsédé, profitant indûment des générosités d’une riche héritière. C’est aujourd’hui que ses frasques ne nous concernent plus, ne mettent plus en danger potentiel notre pays, qu’elles s’étalent complaisamment et sont dénoncées avec la plus grande vigueur. Un mélange de puritanisme à l’ancienne et de féminisme nouveau style se donnent la main pour vitupérer le mâle infâme, le marquer du sceau de l’infamie, du glauque.
Il y a quelques décennies, ce genre de personnage était le héros de films comiques, comme Les Bronzés ou de bandes dessinées de Wolinski. Cette sexualité alors qualifiée de libérée fut le symbole de l’émancipation de la génération des soixante-huitards ; a fait la gloire littéraire de Houellebecq et celle, télévisuelle, d’Ardisson. Remontons encore le temps : si on enlève les textos et les avions, l’errance libertine de DSK à travers l’Europe ressemble furieusement à celle que conte Casanova dans ses célèbres Mémoires. Qui finit seul, abandonné, oublié de tous, modeste bibliothécaire dans un château de Bohême.