L’Allemagne d’abord
Quand Angela Merkel lui a confié, au lendemain de la catastrophe de Fukushima, que l’Allemagne sortirait du nucléaire, Nicolas Sarkozy s’est d’abord moqué d’elle : « Mais Angela, l’Allemagne ne risque ni un tremblement de terre ni un tsunami. » Angela ne se soucie guère des sarcasmes de Nicolas. Angela suit uniquement ce qu’elle croit être les intérêts de l’Allemagne, du peuple allemand, et accessoirement ses intérêts électoraux. Intérêts bien ou mal compris, c’est une autre histoire. Mais l’Allemagne décide seule, et se moque bien de nos brocards ou cris d’effroi.
L’Allemagne déstabilisera l’Europe de l’électricité. Elle n’en a cure. Elle importera davantage de gaz russe, renforçant son alliance avec son grand voisin oriental ; elle achètera davantage d’électricité nucléaire française. C’est la théorie du passager clandestin. Une habitude allemande désormais. Il y a dix ans déjà, lorsque le chancelier Schröder a mis en place son plan de rigueur salariale, il avait adopté la même stratégie du passager clandestin de l’euro : l’industrie allemande profitait de la consommation élevée de ses voisins, tandis que les salariés allemands, mis à la diète, limitaient leurs importations.
Le 18 mars dernier, l’Allemagne a scandalisé les Français, et les Anglais aussi, en refusant de s’associer à l’intervention militaire contre Kadhafi. Ceux qui s’étonnent ne devraient pas. En 2005, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a décidé que toute disposition européenne contraire à la Constitution allemande devrait être modifiée pour s’y soumettre. Au même moment, les Français faisaient l’inverse, et changeaient leur texte suprême pour l’adapter au traité européen. Étonnant chassé-croisé historique. Depuis la chute du mur de Berlin, il y a vingt ans, et le départ des troupes d’Occupation alliées de son sol, l’Allemagne réunifiée s’est forgé peu à peu une nouvelle souveraineté. Pendant la même période, les Français, au nom de la complexité des choses et de l’Europe, se défaisaient de l’idée même de nation souveraine.
Notre brillante diplomatie a théorisé l’émergence d’un monde multipolaire ; l’Allemagne le met en pratique sans bruit. L’Allemagne n’est intéressée que par sa place dans la mondialisation, au milieu des grands de demain, Chine, Inde, Russie, Brésil. Nous poursuivons la chimère d’une Europe, géant de demain. L’Allemagne a soumis l’Europe à son modèle. Qui paie commande, telle est sa devise. En dépit d’une opinion de plus en plus nostalgique du mark, elle ne bazarde pas encore l’euro, car la monnaie unique européenne lui a permis de laminer les concurrences française et italienne qui longtemps s’étaient défendues à coups de dévaluations. Aujourd’hui, elle paye pour sauver les Grecs, les Irlandais et les autres, parce que la mort de l’euro la ramènerait à un mark surévalué qui handicaperait sa belle machine exportatrice. Jusqu’à quand ? Ce n’est pas l’Allemagne seule, mais l’Allemagne d’abord. De la souveraineté, nous avons conservé les apparences ; l’Allemagne en redécouvre chaque jour la réalité.