Le train
À la gare d’Irkoutsk, je m’allongeai sous la lumière d’une lampe électrique vive et aveuglante. C’est que j’avais tout mon argent dans ma ceinture. Une ceinture de toile qu’on m’avait fabriquée à l’atelier deux ans auparavant et qui allait enfin me rendre le service prévu. Un milicien faisait les cent pas dans la gare, se déplaçait avec précaution parmi les jambes des dormeurs, se frayait un chemin au milieu de leurs corps sales, puants et en haillons ; mieux encore, il y avait une patrouille militaire avec des brassards rouges et des mitraillettes. Certes, le milicien ne pouvait pas venir à bout de la racaille et on avait sans doute pris ces mesures bien avant mon arrivée à la gare. Je n’avais pas peur qu’on me vole mon argent. Je ne craignais plus rien depuis longtemps – simplement, tout est plus facile quand on a de l’argent que quand on n’en a pas. La lumière me tombait droit dans les yeux, mais ça m’était déjà arrivé des milliers de fois et j’avais appris à dormir ainsi. Je relevai le col de mon caban qu’on appelait « manteau court » dans les documents officiels, fourrai mes mains dans mes manches le plus haut possible, défis légèrement mes bottes de feutre de manière à ne plus avoir les orteils comprimés ; et je m’endormis. Je ne craignais pas les courants d’air. Tout était comme à l’accoutumée : les sifflets des locomotives, les wagons qui roulaient, la gare, le milicien, le marché près de la gare, comme si je venais simplement de faire un rêve qui aurait duré de longues années et que je me réveillais à peine. J’en fus effrayé, je sentis une sueur glaciale me monter au front. Je fus épouvanté par cette terrible force humaine : le désir et la capacité d’oubli. Je me rendis compte que j’étais prêt à tout oublier, à rayer vingt années de ma vie. Et quelles années ! Et, en le comprenant, je remportai une victoire sur moi-même. Je savais que je ne laisserais jamais ma mémoire effacer tout ce que j’avais connu. Je me calmai et m’endormis.
Je me réveillai, retournai mes chaussettes russes du côté sec, me lavai avec de la neige – des gouttelettes noires volèrent de tous côtés – et m’en allai en ville. C’était ma première véritable ville depuis dix-huit ans. Iakoutsk était un grand village. La Léna avait fait son lit loin de la ville, mais les habitants craignaient son retour, ses affouillements, et le champ sablonneux de son ancien lit était désert ; seules la tempête et la neige y régnaient. Ici, à Irkoutsk, il y avait de grandes maisons, des habitants affairés et des magasins.
J’y achetai du linge de corps en tricot – je n’en avais pas porté depuis dix-huit ans. J’éprouvais un plaisir indicible à faire la queue, à payer, à tendre un billet. Du combien ? J’avais oublié ma taille. La plus grande taille. La vendeuse secoua la tête d’un air désapprobateur. Du cinquante-cinq ? Oui, oui. Et elle m’empaqueta du linge que je n’ai jamais porté, car je faisais du cinquante et un ; ce n’est qu’à Moscou que je connus ma taille exacte. Toutes les vendeuses avaient une robe bleu foncé identique. J’achetai un blaireau et un canif. Toutes ces merveilleuses choses coûtaient un prix fabuleusement dérisoire. Dans le Nord, tout était artisanal. Les blaireaux comme les canifs.
J’entrai dans une librairie. Au rayon des livres anciens, on vendait l’Histoire russe de Soloviov[134], huit cent cinquante roubles la collection complète. Non, je n’allais pas acheter de livres avant d’être à Moscou. Mais avoir un livre entre les mains, se tenir près du comptoir d’une librairie ! C’était comme un borchtch à la viande. Comme un verre d’eau fraîche.
À Irkoutsk, nos chemins se séparèrent. Hier encore, à Iakoutsk, j’étais avec trois camarades ; nous nous étions promenés en ville ensemble, nous avions acheté nos billets ensemble, nous avions fait la queue ensemble, tous les quatre ; personne n’aurait eu l’idée de confier son argent à quelqu’un. Ça ne se faisait pas dans notre monde. J’arrivai au pont et je me penchai pour regarder l’Angara bouillonnante, verte, translucide – la puissante, la pure Angara. En effleurant de ma main gelée le garde-fou gris et froid, en humant l’odeur d’essence et de poussière de la ville en hiver, je regardai les piétons pressés, et je compris à quel point j’étais un citadin. Je compris que ce qui est le plus cher, le plus important à l’homme, c’est ce moment où naît en lui le sentiment de la patrie, alors que famille et amour n’existent pas encore. C’est la période de l’enfance et de la prime jeunesse. Et mon cœur se serra. Je saluai Irkoutsk de toute mon âme. Irkoutsk était ma Vologda, ma Moscou.
Quand j’arrivai près de la gare, quelqu’un me frappa sur l’épaule.
— On a à te causer, me dit un garçon blondasse en blouson matelassé, et il m’entraîna dans un coin obscur.
Un homme de petite taille surgit immédiatement des ténèbres et me regarda attentivement.
À son regard, je compris à qui j’avais affaire. Son regard était à la fois peureux et insolent, obséquieux et haineux. Je voyais d’autres gueules dans l’obscurité, je n’avais pas besoin de les connaître, elles apparaîtraient au moment voulu avec des couteaux, des clous, des piques à la main… Pour le moment, je n’avais face à moi qu’un visage à la peau blême et terreuse, des paupières enflées et des lèvres minuscules, comme collées à un menton rasé et de travers.
— Qui es-tu ?
Il avança une main sale aux ongles longs. Il me fallait absolument répondre. Ni le milicien ni la patrouille ne pouvaient m’assurer la moindre protection ici.
— Tu viens de la Kolyma.
— Oui, de la Kolyma.
— Où as-tu travaillé là-bas ?
— Comme aide-médecin auprès des brigades.
— Comme aide-médecin ? Un badigeonneur ? Donc tu as bu le sang de nos frères. Il faut qu’on te cause.
Je serrais dans ma poche le couteau neuf que je venais d’acheter et je me taisais. Je n’espérais que dans le hasard. La patience et la chance, voilà ce qui nous avait sauvés et nous sauvait encore. Les deux piliers sur lesquels repose le monde des prisonniers. Et il se passa quelque chose.
L’obscurité se dissipait.
— Je le connais.
Une nouvelle figure apparut à la lumière, qui ne me disait rien. J’avais une excellente mémoire des visages. Et je n’avais jamais vu cet homme.
— Toi ?
Le doigt à l’ongle long décrivit un demi-cercle.
— Oui. Il a travaillé à la Kolyma, répondit l’inconnu. On racontait que c’est un type bien. Il a aidé les nôtres. On en disait du bien.
Le doigt et l’ongle disparurent.
— Bon, file ! dit haineusement le voleur. On va réfléchir.
J’avais la chance de ne plus avoir à passer de nuit à la gare. Le train pour Moscou partait le soir même.
Ce matin-là, il y avait la lumière pesante des lampes électriques, lumière terne qui refusait de s’éteindre. À travers les portes qui claquaient, on voyait le jour d’Irkoutsk, froid et clair. Des hordes de gens encombraient les passages, occupant le moindre centimètre carré du sol en ciment et du banc graisseux dès que quelqu’un se levait, esquissait un mouvement et partait. Une queue interminable devant la caisse et un billet pour Moscou – après, on verrait bien. Et pas pour Djamboul comme c’était inscrit sur mes papiers. Mais qui se souciait de ces papiers de la Kolyma dans une telle cohue, dans ce va-et-vient continuel ? Mon tour arriva enfin : des gestes convulsifs pour prendre mon argent, fourrer un paquet de billets tout brillants dans le guichet où ils allaient disparaître, infailliblement, comme venait de disparaître toute la vie qui avait précédé cet instant. Le miracle continua et le guichet cracha un petit objet rugueux, dur et fin comme un petit bout de bonheur : un billet pour Moscou. La caissière criait que c’était un train mixte, que les wagons étaient composés de couchettes et de places assises, que la couchette ne pouvait être assurée que pour le lendemain ou le surlendemain. Mais je ne compris rien à part les mots « aujourd’hui » et « demain ». Aujourd’hui, aujourd’hui ! Et, tout en serrant fort le billet pour en sentir toutes les arêtes de ma peau insensible et gelée, je me frayai un chemin jusqu’à une place libre. J’étais venu en avion, je n’avais pas d’affaires inutiles, juste une petite valise en carton. J’étais venu de l’Extrême-Nord, je ne transportais que le strict nécessaire, juste une petite valise en carton, celle que j’avais tenté de vendre sans succès à Adygalakh quand j’amassais de l’argent pour mon voyage jusqu’à Moscou. On ne m’avait pas payé mon voyage, mais c’était sans importance. L’essentiel, était la petite plaque en carton dur : le billet de train.
Je repris mon souffle quelque part dans un coin de la gare. Ma place sous la lampe aveuglante avait bien sûr été occupée ; je me rendis en ville, puis je retournai à la gare.
Le train était déjà à quai. Un train miniature, incroyablement petit sur le remblai, on eût dit quelques boîtes de carton crasseuses posées côte à côte, parmi des centaines d’autres boîtes où vivaient des cantonniers ou des ouvriers, et où il y avait du linge gelé qui claquait au vent.
Mon train ne se distinguait en rien de ces convois transformés en habitations.
Le convoi ne ressemblait absolument pas à un train qui serait à Moscou dans un certain nombre d’heures, mais à un foyer. Des gens descendaient les marches des wagons, transportant des objets qu’ils tenaient au-dessus de leurs têtes. Je compris que l’essentiel – la vie, la promesse de mouvement – manquait au train : il n’y avait pas de locomotive. Effectivement, aucune habitation-foyer n’avait de locomotive. Mon convoi ressemblait à une habitation. Et jamais je n’aurais cru que ces wagons pouvaient me conduire jusqu’à Moscou si on n’avait pas commencé à monter.
C’était la bataille, une bataille effrayante aux portes du wagon. On avait l’impression que le travail avait cessé deux heures plus tôt que la normale et que tous ceux qui se précipitaient chez eux, vers le poêle chaud, tentaient de franchir la porte en même temps.
Il n’était pas question de contrôleurs. Chacun cherchait sa place tout seul, s’y installait tout seul et n’en bougeait plus. Ma couchette numérotée, celle du milieu, était bien sûr occupée, par un lieutenant ivre qui rotait sans interruption. Je tirai le lieutenant par terre et lui montrai mon billet. « J’ai aussi un billet pour cette place », répliqua pacifiquement le lieutenant. Il eut un hoquet, glissa sur le sol et s’endormit sur place.
Le wagon se remplissait toujours. Les gens grimpaient en haut, on voyait disparaître sous le plafond d’énormes ballots et des valises. L’âcre puanteur de touloupes en mouton, de sueur humaine, de saleté et de phénol envahit l’atmosphère.
« Un transfert, un transfert », répétais-je, allongé sur le dos et coincé dans l’espace étroit qui sépare la couchette du milieu de celle du haut. Je vis passer dans mon champ de vision le lieutenant au col ouvert et au visage rouge et défait. Il s’accrocha à quelque chose en haut, se hissa des deux mains et disparut.
Dans la cohue et le bruit du wagon, je n’entendis pas l’essentiel, ce que je voulais et devais entendre, ce dont j’avais rêvé pendant dix-sept ans, ce qui était devenu pour moi comme le symbole du continent, un symbole de vie, le symbole de la Grande Terre. Je n’entendis pas siffler la locomotive. Je n’y avais même pas pensé pendant la bataille pour les places. Je n’entendis pas le sifflet. Mais il y eut un soubresaut, les wagons s’entrechoquèrent et notre voiture, notre convoi, commença à se déplacer, comme si je m’endormais et que la baraque glissait devant mes yeux.
Je m’obligeai à comprendre que je partais. Pour Moscou.
Le wagon fut secoué à un aiguillage, ici même, tout près d’Irkoutsk, et la tête du lieutenant, qui s’était par ailleurs maintenu sur la couchette supérieure où il dormait, roula vers le bas et resta suspendue dans le vide. Le lieutenant rota et du vomi tomba directement sur ma place et sur celle de mon voisin. Le vomissement avait été irrépressible. Mon voisin enleva son manteau – ce n’était pas un blouson matelassé, mais une bonne pelisse avec un col de fourrure –, et se mit à enlever le vomi en jurant sans retenue.
Mon voisin avait une quantité incroyable de paniers tressés de toutes sortes, certains recouverts de toile, d’autres non. De temps à autre, des femmes émergeaient des profondeurs du wagon, emmitouflées dans des fichus de paysannes et dans des vestes de fourrure, avec exactement les mêmes paniers tressés sur l’épaule. Ces femmes criaient quelque chose à mon voisin, et lui, leur faisait des signes de bienvenue. « Mes belles-sœurs ! Elles vont voir des parents à Tachkent », m’expliqua-t-il alors que je ne lui avais rien demandé.
Mon voisin ouvrait volontiers son panier le plus proche et me le montrait. Il ne contenait presque rien, hormis deux vestes fripées et quelques petits objets. Mais il y avait beaucoup de photographies, de famille et de groupe, sur de grands passe-partout – des photographies dont certaines étaient encore des daguerréotypes. Mon voisin sortait volontiers une photographie plus grande que les autres et expliquait aimablement et en détail qui s’y trouvait représenté, qui avait été tué à la guerre, qui avait été décoré et qui faisait des études d’ingénieur. « Et là, c’est moi ! » disait-il invariablement en pointant un doigt vers le milieu de la photographie. Et tous ceux auxquels il la montrait hochaient docilement la tête, avec politesse et sympathie.
Après trois jours de vie dans le même wagon tressautant, mon voisin avait une idée complète, claire et absolument exacte de ce que j’étais, bien que je ne lui aie rien dit de moi, et il me souffla très vite, pendant que les autres étaient distraits par quelque chose :
— J’ai un changement à Moscou. Tu me donnes un coup de main pour sortir un panier du contrôle ? Sans le faire peser ?
— Mais on m’attend à la descente du train.
— Ah oui. J’avais oublié qu’on vous attendait, vous.
— Qu’est-ce que tu transportes ?
— Quoi ? Des graines. Et au retour, des caoutchoucs…
Je ne descendis à aucun arrêt. J’avais de quoi manger. Je craignais que le train ne reparte sans moi, qu’il ne se produise quelque chose de fâcheux : la chance ne peut pas être éternelle.
Sur la couchette intermédiaire d’en face, il y avait un homme en manteau de fourrure, perpétuellement ivre, sans chapka ni moufles. Des amis saouls l’avaient mis dans le train, confiant son billet à la chef de wagon. Au bout de vingt-quatre heures, il descendit à un arrêt, revint avec une bouteille de vin sombre, la but directement au goulot et la jeta tout droit sur le plancher. La chef de wagon la rattrapa habilement et l’emporta dans sa tanière pleine de couvertures que personne ne prenait dans une voiture mixte, et de draps dont personne ne voulait. Derrière la barrière de couvertures, dans le compartiment des contrôleurs, sur la troisième couchette, celle du haut, une prostituée s’était installée, une prostituée qui quittait la Kolyma ; ou peut-être n’était-ce pas une prostituée, mais une femme transformée en prostituée par la Kolyma. Cette dame était assise pas très loin de moi, à la place du bas, et la lumière vacillante de la lampe terne du wagon tombait par intermittence sur son visage infiniment las, sur ses lèvres fardées avec tout ce qu’on pouvait imaginer, sauf du rouge à lèvres. Puis quelqu’un s’approchait d’elle, lui disait quelques mots et elle disparaissait dans le compartiment des contrôleurs. « Cinquante roubles », dit le lieutenant qui, une fois dessoûlé, s’était révélé un charmant garçon.
Nous jouions tous les deux à un jeu très intéressant. Quand un nouveau passager montait dans le wagon, chacun essayait de deviner sa profession, son âge et ses occupations. Nous échangions nos observations, puis le lieutenant s’asseyait près du passager, liait conversation et venait me retrouver avec les réponses.
Ainsi, nous avions étiqueté une dame aux lèvres maquillées, mais aux ongles non laqués, membre du corps médical, et le manteau de fourrure dont elle était vêtue – une fourrure visiblement artificielle, une imitation – montrait que sa propriétaire était sans doute infirmière, ou aide-médecin à la rigueur, mais certainement pas médecin. Un médecin ne porterait pas de fourrure artificielle. On n’avait pas encore entendu parler de nylon ni de synthétiques à l’époque. Notre hypothèse se révéla juste.
De temps en temps, nous voyions passer devant notre compartiment un garçonnet de deux ans aux yeux bleus, aux jambes torses, sale, en haillons. Il venait du bout du wagon. Ses petites joues pâles étaient couvertes de dartres. Deux minutes plus tard environ, son jeune père le suivait d’un pas sûr et ferme ; vêtu d’un blouson matelassé, il avait les doigts lourds, forts et bronzés des travailleurs. Il rattrapait le garçonnet. L’enfant riait, souriait à son père, le père lui souriait à son tour et, plein d’un joyeux enthousiasme, il ramenait le petit dans l’un des compartiments de notre wagon. J’appris leur histoire. Une histoire classique à la Kolyma. Le père était un droit commun, on venait de le libérer et il retournait sur le continent. La mère de l’enfant avait refusé de rentrer, et le père partait avec son fils, fermement résolu à arracher l’enfant, et peut-être lui-même par la même occasion, aux griffes tenaces de la Kolyma. Pourquoi la mère n’était-elle pas partie ? Peut-être était-ce l’histoire habituelle. Elle en avait trouvé un autre, la vie libre à la Kolyma lui avait plu, elle était déjà une travailleuse « libre » et ne voulait pas revenir sur le continent comme citoyenne de seconde zone… Mais peut-être sa jeunesse était-elle en train de se faner. Ou bien son amour, son amour de la Kolyma, avait pris fin. Allez savoir ! Mais peut-être était-ce encore pire. La mère purgeait peut-être une peine selon l’article 58 – le plus « commun » de tous les articles de droit commun – et elle savait ce qui l’attendait si elle revenait sur la Grande Terre. Une nouvelle peine, de nouveaux tourments. À la Kolyma non plus, elle n’était pas à l’abri d’une nouvelle peine, mais on n’irait pas la traquer comme on traquait ceux qui rentrait sur le continent.
Je ne connus pas les détails et ne voulais d’ailleurs pas les connaître. Noblesse, probité et amour envers son enfant. Pourtant, le père avait dû fort peu le voir, car l’enfant avait sûrement été placé dans une pouponnière, dans un jardin d’enfants.
Les mains maladroites du père qui déboutonnaient la petite culotte de l’enfant, les gros boutons multicolores cousus par des mains grossières, malhabiles, mais bonnes. Le bonheur du père et le bonheur de l’enfant. Ce petit garçon de deux ans ignorait le mot « maman ». Il criait : « Papa ! papa ! » L’enfant et l’homme à la peau sombre s’amusaient tous les deux, trouvant difficilement de la place parmi les ivrognes, les joueurs de cartes, les paniers et les ballots des spéculateurs. Dans notre wagon, ces deux-là étaient enfin heureux.
Le passager qui avait dormi deux jours pleins après le départ d’Irkoutsk, et qui ne s’était réveillé que pour boire, pour descendre une nouvelle bouteille de vodka, de cognac ou de liqueur, ne réussit pas à dormir plus longtemps. Le train eut un cahot. Le passager endormi s’effondra sur le plancher et se mit à gémir sans arrêt. L’aide médicale appelée par les contrôleurs constata qu’il avait l’épaule fracturée. On l’emmena sur un brancard et il sortit de ma vie.
Soudain, je vis apparaître dans le wagon la figure de mon sauveur, ou peut-être est-ce exagéré de parler de sauveur, puisque l’affaire n’avait pas pris un tour grave, sanglant. Celui qui me connaissait s’assit sans me reconnaître ou sans vouloir le faire. Nous échangeâmes cependant un regard et je m’approchai de lui. « Je voudrais au moins arriver jusque chez moi et revoir mes parents. » Tels furent les derniers mots que j’entendis prononcer par le truand.
Et voilà tout : la lumière aveuglante de la gare d’Irkoutsk, le spéculateur qui emportait des photographies d’inconnus en guise de camouflage, le vomi rejeté sur ma couchette par le gosier du jeune lieutenant, la prostituée triste sur la troisième couchette du compartiment des contrôleurs et l’enfant sale de deux ans criant avec joie : « Papa ! papa ! » – voilà tout ce qui s’est gravé dans ma mémoire comme premier bonheur, le bonheur ininterrompu de la liberté.
La gare de Iaroslavl. Le bruit, le ressac urbain de Moscou, de la ville qui m’était plus chère que toutes les villes du monde. Le wagon s’arrêta. Le visage de ma femme, ce visage que je connaissais si bien, m’accueillant de la même façon qu’auparavant, quand je rentrais de mes nombreux voyages. Cette fois, la mission avait été longue : presque dix-sept ans. Et, surtout, je ne rentrais pas de mission. Je revenais de l’enfer.
1964