Caligula
La note parvint à la ROuR avant la sirène, dans l’obscurité. Le commandant alluma la lampe à essence, lut le papier et sortit en hâte pour donner ses ordres. Rien ne lui semblait étrange.
— Il est un peu fêlé, non ? demanda le surveillant de service en mettant son index contre sa tempe.
Le commandant lui jeta un regard glacial et le surveillant eut très peur de sa légèreté. Il détourna les yeux et regarda la route.
— On l’amène, dit-il. C’est Adratiev en personne qui vient.
Dans le brouillard, on voyait deux soldats d’escorte armés de fusils. Derrière eux, un roulier menait par la bride un cheval gris décharné. Un homme grand et corpulent les suivait en marchant dans la neige. Sa courte pelisse de mouton blanc était ouverte, sa chapka sibérienne repoussée sur sa nuque. Avec un bâton, il frappait sans pitié les flancs osseux, sales et creusés du cheval. Celui-ci se tordait à chaque coup, se traînant toujours car il n’avait pas la force d’accélérer le pas.
Au poste de contrôle, les soldats firent s’arrêter le cheval ; Adratiev s’avança en titubant. Lui-même haletait comme un cheval emballé, en exhalant des vapeurs d’alcool au visage du commandant qui s’était mis au garde-à-vous.
— C’est prêt ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— À vos ordres, répondit le commandant.
— Emmène-le ! hurla Adratiev. Accueille ton pensionnaire ! Je punis les hommes, je ne vais pas épargner les chevaux. Je vais lui apprendre à vivre. Ça fait trois jours qu’il ne travaille pas, maugréa-t-il en enfonçant son poing dans la poitrine du commandant. Je voulais mettre le roulier en prison. C’est qu’on ne remplit pas la norme. La no-orme… Et le roulier, lui, il me jure : « Ce n’est pas moi, c’est le cheval qui ne veut pas travailler. » Moi, je c-comprends, hoqueta Adratiev, je le c-crois… Passe-moi les rênes, que je lui dis. J’ai pris les rênes, il n’avance pas. Je lui donne du sucre – j’en avais pris exprès chez moi –, il n’en veut pas. Eh bien, mon salaud, que je me dis, d’où vais-je décompter tes journées de travail ? Il faut le mettre là-bas, avec tous les tire-au-flanc, tous les ennemis de l’humanité : au cachot. À l’eau. Trois jours pour commencer.
Adratiev s’assit dans la neige et ôta sa chapka. Ses cheveux mouillés, emmêlés lui tombèrent sur les yeux. Il essaya de se lever, chancela et tomba brusquement à la renverse.
Le surveillant et le commandant le traînèrent à l’intérieur du poste de contrôle. Adratiev dormait.
— On le ramène chez lui ?
— Non. Sa femme n’aime pas ça.
— Et le cheval ?
— Il faut l’enfermer. Le chef va se réveiller, et s’il apprend qu’on n’a pas mis le cheval au cachot, il va nous assassiner. Mets-le dans le 4. Avec l’intelligentsia.
Deux gardes, des détenus, apportèrent des bûches pour la nuit au poste de contrôle et commencèrent à les empiler près du poêle.
— Qu’en dites-vous, Piotr Grigoriévitch ? demanda l’un d’eux en montrant des yeux la porte derrière laquelle Adratiev ronflait.
— J’en dis qu’il n’y a là rien de nouveau… Caligula…
— Ah oui, comme chez Derjavine[19], dit le premier. Et en se redressant il récita en y mettant le ton :
Caligula, ton cheval au Sénat
Tout couvert d’or, n’avait aucun éclat,
Car seules en ont les bonnes actions…
Les deux vieillards allumèrent une cigarette et la fumée bleue du gros gris envahit la pièce.
1962