Marcel Proust

Le livre avait disparu. Le grand et lourd volume in-folio posé sur le banc avait disparu sous l’œil de dizaines de malades. Celui qui avait vu le vol ne le dirait pas. Il n’y a pas au monde de crime sans témoins, animés ou inanimés. Soit, et s’il y en avait malgré tout ? On pouvait se permettre d’oublier le mystère du vol d’un roman de Marcel Proust. On pouvait se taire aussi à cause d’une menace jetée en l’air, qui ne visait personne en particulier, mais dont l’action était imparable. Celui qui avait vu se tairait au nom du « j’ai peur ». Le bien fondé d’un tel silence était confirmé par toute la vie au camp, et pas seulement au camp, par toute la vie civile. N’importe quel cave avait pu voler le livre sur l’ordre d’un truand pour montrer son audace et son désir de faire partie du monde criminel, des maîtres de la vie du camp. N’importe quel cave avait pu voler le livre sans motif, juste comme ça, parce que le livre était laissé sans surveillance. En effet, il était posé à l’extrémité du banc, dans la grande cour du grand bâtiment de pierre à deux étages de l’hôpital. Sur le banc, il y avait moi et Nina Bogatyriova. J’avais derrière moi les sommets de la Kolyma, dix ans d’errance dans ces montagnes ; quant à Nina, elle avait l’occupation, le front. Notre conversation, triste et inquiète, était finie depuis longtemps.

Les jours de soleil, on sortait les malades pour la promenade, les femmes à part, et Nina les surveillait en tant qu’aide-soignante.

Je l’accompagnai jusqu’au coin et je revins ; le banc était toujours inoccupé ; les malades qui se promenaient n’osaient pas s’y asseoir pensant qu’il était réservé aux aides-médecins, aux infirmières, aux surveillants et à l’escorte.

Le livre avait disparu. Qui allait lire cette prose étrange, presque impalpable, comme prête à s’envoler dans le cosmos, et où toutes les proportions étaient dérangées, décalées, où il n’y avait ni grand ni petit ? Tous sont égaux devant la mémoire comme devant la mort, et l’auteur a parfaitement le droit de se rappeler la robe de la servante et d’oublier les bijoux de la maîtresse. Ce roman élargit de façon extraordinaire l’horizon de l’art littéraire. Moi, un homme de la Kolyma, un zéka, j’avais été transporté dans un monde perdu depuis longtemps, vers d’autres habitudes oubliées et inutiles. J’avais du temps pour lire. J’étais l’aide-médecin de garde de nuit. J’avais été terrassé par Guermantes. C’est par Guermantes, par le quatrième tome, que se fit mon initiation à Proust. On avait envoyé le livre à Kalitinski, un aide-médecin de connaissance qui jouait les élégants dans la salle, vêtu d’un pantalon de golf en velours, la pipe à la bouche, exhalant partout l’improbable odeur du Capstan. Le Capstan et le pantalon de golf se trouvaient dans le même colis que Du côté de Guermantes de Proust. Ah, nos femmes, nos charmantes et naïves amies ! Au lieu d’un pantalon en grosse toile, un pantalon de golf en velours ; au lieu d’une large écharpe en poil de chameau pure laine de deux mètres de long, quelque chose d’aérien comme un ruban ou un papillon : une somptueuse écharpe de soie qui lorsqu’on l’avait autour du cou, s’enroulait en une petite ficelle de l’épaisseur d’un crayon !

On avait envoyé le même pantalon en velours, la même écharpe de soie en 1937 à Fritz David, le communiste hollandais qui était mon voisin à la ROuR (compagnie de régime renforcé). Fritz David ne pouvait pas travailler, il était beaucoup trop épuisé, et au gisement on ne pouvait même pas échanger le pantalon de velours et la somptueuse cravate contre du pain. Et Fritz David mourut : il tomba sur le sol de la baraque et mourut. D’ailleurs, on était tellement à l’étroit – tout le monde dormait debout – que le cadavre n’arriva pas immédiatement au sol. Fritz David mourut d’abord et tomba ensuite.

Tout cela s’était passé dix ans auparavant : quel rapport avec À la recherche du temps perdu ? Kalitinski et moi, nous évoquions notre univers à nous, notre temps perdu. Dans mon univers, les pantalons de golf n’existaient pas, mais il y avait Proust et j’étais heureux de lire Du côté de Guermantes. Je n’allais pas dormir au dortoir. Proust avait plus de valeur que le sommeil. Et puis Kalitinski me pressait.

Le livre avait disparu. Kalitinski était fou furieux. Nous nous connaissions mal et il était persuadé que c’était moi qui avais volé le livre pour le vendre. Voler à la moindre occasion est de tradition à la Kolyma, une tradition de famine. Les écharpes, les chaussettes russes, les serviettes, les morceaux de pain, le gros gris – en sachet, en boîte – disparaissaient à jamais. Selon Kalitinski, tous savaient voler à la Kolyma. Je pensais de même. On avait volé le livre. Jusqu’au soir, on pouvait encore espérer qu’un volontaire ferait apparition, un mouchard héroïque, et qu’il cracherait le morceau, qu’il dirait où était le livre et qui était le voleur. Mais la soirée passa, des dizaines de soirées s’écoulèrent et on perdit toute trace de Guermantes.

S’il n’avait pas été vendu à un amateur – des amateurs de Proust parmi les autorités du camp ! on pouvait à la rigueur trouver des admirateurs de Jack London dans leur monde, mais de Proust !… –, s’il n’avait pas été vendu à un amateur, il servirait à faire des cartes à jouer. Le Côté de Guermantes était un in-folio de poids. C’était l’une des raisons pour laquelle je n’avais pas gardé le livre sur les genoux, mais l’avais posé sur le banc. C’était un tome épais. Pour des cartes, des cartes… Ils le découperaient et voilà tout.

Nina Bogatyriova était une beauté, une beauté russe arrivée du continent depuis peu. On l’avait emmenée dans notre hôpital. Trahison de la patrie : 58 1/a ou 1/b[14].

— Tu as connu l’occupation ?

— Non, nous n’avons pas été occupés, on était près du front ; j’ai écopé de vingt-cinq plus cinq[15], et les Allemands n’y sont pour rien. À cause du commandant. On m’a arrêtée. Le commandant voulait coucher avec moi. J’ai refusé. Et voilà, une condamnation. La Kolyma. Je suis sur ce banc. Tout est vrai. Et tout est faux. Je n’ai pas couché avec lui. Autant aller avec un gars d’ici. Avec toi par exemple…

— Je suis pris, Nina.

— Je l’ai entendu dire.

— Ce sera dur pour toi, Nina. À cause de ta beauté.

— Qu’elle soit maudite, cette beauté !

— Que te promettent les autorités ?

— De me laisser à l’hôpital comme aide-soignante. J’étudierai pour devenir infirmière.

— On ne garde pas de femmes ici, Nina, pour le moment.

— Mais, moi, on m’a promis de me garder. J’ai un homme. Il m’aidera.

— Qui est-ce ?

— C’est un secret.

— Méfie-toi. Ici, c’est un hôpital d’État, officiel. Personne ici n’a un tel pouvoir. Parmi les détenus. Médecins ou infirmiers, c’est la même chose. Ce n’est pas un hôpital de gisement.

— Peu importe. J’ai de la veine, moi. Je vais faire des abat-jour. Et puis j’irai aux cours comme toi.

Nina resta à l’hôpital pour fabriquer des abat-jour en papier. Et quand elle eut terminé, on l’expédia de nouveau dans un convoi.

— C’est ta bonne femme qui part avec le convoi ou quoi ?

— Oui.

Je me retournai. Derrière moi, il y avait Volodia, un vieux loup de la taïga, un aide-médecin sans instruction médicale. Activiste de la culture ou secrétaire de soviet dans le passé.

Volodia avait largement dépassé la quarantaine et il connaissait la Kolyma depuis longtemps. La Kolyma le connaissait aussi. Trafics avec les truands, pots-de-vin aux médecins. On l’avait envoyé ici pour suivre les cours, pour acquérir des connaissances nécessaires à sa fonction. Volodia avait bien un nom de famille – Ragouzine, je crois –, mais tous l’appelaient Volodia. Lui, le protecteur de Nina ? C’était trop affreux.

Derrière moi, la voix tranquille de Volodia :

— Autrefois, sur le continent, je me débrouillais très bien dans un camp de femmes. Dès qu’on commençait à moucharder comme quoi je vivais avec une bonne femme, je la mettais sur la liste et hop, bonne pour le convoi. Et j’en appelais une autre. Pour faire des abat-jour. Et tout était de nouveau en ordre.

Nina s’en alla. Sa sœur Tonia resta à l’hôpital. Celle-là vivait avec le coupeur de pain, une amitié avantageuse. C’était Zolotinski, un grand et beau gaillard basané, un droit commun. Zolotinski était venu à l’hôpital assurer la fonction de coupeur de pain dont le profit espéré et tout à fait réel se chiffrait en millions, et ce, en échange d’un énorme pot-de-vin versé, disait-on, au directeur de l’hôpital. Tout était parfait, mais il s’avéra que ce beau gaillard basané de Zolotinski était syphilitique : il dut reprendre un traitement. Il fut démis de ses fonctions et envoyé dans une ven-zone, un camp pour les hommes atteints de maladies vénériennes. Zolotinski n’avait passé que quelques mois à l’hôpital et il n’avait eu le temps de contaminer qu’une femme : Tonia Bogatyriova. On emmena Tonia dans une ven-zone pour femmes. Tout l’hôpital se trouva en alerte. Tout le personnel médical dut passer un test, le test de Wassermann. L’aide-médecin Volodia Ragouzine eut quatre croix. Volodia le syphilitique disparut de l’hôpital.

Quelques mois plus tard, l’escorte amena des femmes malades à l’hôpital ; parmi elles il y avait Nina Bogatyriova. On la conduisait plus loin, elle ne fit que se reposer à l’hôpital. On l’emmenait dans une ven-zone pour femmes.

Je sortis accueillir le convoi.

À part ses grands yeux marron profondément cernés, il ne restait plus rien de celle que j’avais connue.

— Voilà, je vais dans une ven-zone.

— Dans une ven-zone ? Mais pourquoi ?

— Comment ? Tu es aide-médecin et tu ne sais pas pourquoi on envoie les gens dans des ven-zones ? Ce sont les abat-jour de Volodia. J’ai eu des jumeaux. Ils n’étaient pas faits pour vivre. Ils sont morts.

— Tes enfants sont morts ? C’est une chance, Nina.

— Oui. Maintenant, je suis libre comme l’air. Je guérirai. Tu as retrouvé ton livre, là, l’autre fois ?

— Non, je ne l’ai jamais retrouvé.

— C’est moi qui l’avais pris. Volodia m’avait demandé quelque chose à lire.

1966

Récits de la Kolyma
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