Apollon parmi les truands *

Les truands n’aiment pas la poésie. La poésie n’a rien à faire dans leur monde trop réel. À quels besoins secrets, à quelles aspirations esthétiques de leur âme doivent répondre les poèmes ? Quelles exigences doivent-ils satisfaire ? Essénine savait certaines choses là-dessus, et il en devinait beaucoup. Néanmoins, même les voleurs les plus instruits se détournent des poèmes, lire des phrases rimées leur paraît un passe-temps déshonorant, une bouffonnerie dont le caractère incompréhensible les vexe. Pouchkine et Lermontov sont des poètes exagérément complexes pour qui n’a jamais lu de poésie. Ils exigent une préparation particulière, un certain niveau esthétique. Il est impossible d’entrer d’emblée dans les poèmes de Pouchkine, pas plus que dans ceux de Lermontov, de Tiouttchev ou de Baratynski[33]. Il y a néanmoins dans la poésie russe classique deux auteurs dont les vers ont un impact esthétique sur des auditeurs non préparés, et c’est avec eux qu’il faut commencer à enseigner l’amour, la compréhension de la poésie. Il s’agit bien entendu de Nekrassov et surtout d’Alexis Tolstoï[34]. Vassili Chibanov et Le chemin de fer sont à cet égard les poèmes les plus sûrs. Je l’ai vérifié bien souvent. Mais ni Le chemin de fer, ni Vassili Chibanov ne produisaient la moindre impression sur les truands. Il était clair qu’ils s’attachaient uniquement à l’anecdote et auraient préféré qu’on la leur raconte en prose, du moins Le Prince Serebrianny d’A. K. Tolstoï. Une description de paysage tirée d’un roman lu à voix haute ne parlait pas davantage à leur âme, et l’on sentait bien leur désir d’en arriver au plus vite à l’exposé de l’intrigue et de l’action, ou du moins au dialogue.

Bien entendu, les truands, si peu humains soient-ils, ne sont pas dépourvus de besoins esthétiques. Ces besoins sont satisfaits par les chansons de prisonniers, et elles sont nombreuses. Il y a les épopées, comme Le truand et son couteau déjà en voie de disparition, ou les stances en l’honneur du célèbre Gorbatchevski et autres stars du monde criminel, ou bien encore la geste L’île des Solovki. Il y a les chansons lyriques qui servent d’exutoire à leur sensibilité, elles sont d’un pittoresque très particulier et se distinguent d’emblée des romances ordinaires, tant par leur intonation que par leur thématique et leur vision du monde.

Les romances des prisons sont généralement extrêmement sentimentales, plaintives et émouvantes. Malgré leurs multiples aberrations phonétiques, elles ont toujours un caractère intimiste souligné par la mélodie, souvent tout à fait originale. L’interprétation, en dépit de son caractère primitif, leur confère une très grande intensité, car le chanteur n’est pas un comédien, mais un personnage de la vie. L’interprète d’un monologue lyrique n’a pas besoin d’enfiler un costume de scène.

Nos compositeurs n’ont pas encore puisé dans le folklore musical des criminels – les tentatives de Léonid Outiossov[35], avec La taule d’Odessa, ne comptent guère.

La complainte Le Destin est extrêmement répandue, et la musique en est remarquable. Sa mélopée plaintive peut émouvoir jusqu’aux larmes un auditeur sensible. Les truands ne peuvent être touchés aux larmes par une chanson, mais même eux écoutent Le Destin d’un air grave et pénétré.

En voici le début :

En tout c’est le destin qui nous mène,

Et nul ne peut lui échapper.

Partout c’est lui qui nous entraîne,

Et nous allons, dociles, où il nous dit d’aller.

Le nom du « poète de cour » qui a composé le texte est inconnu. Le Destin parle ensuite avec le plus grand naturel de l’héritage ancestral du truand, des larmes de sa mère, de la phtisie contractée en prison, et proclame sa ferme intention de suivre jusqu’à la mort le chemin choisi.

Et celui qui possède la force de lutter

Qu’il lutte jusqu’au bout contre sa destinée.

Le besoin de théâtre, de sculpture et de peinture est inexistant chez les truands. Ils n’éprouvent aucun intérêt pour ces muses, pour ces formes d’art. Ils sont trop attachés à la vie réelle. Leurs émotions d’ordre esthétique sont trop sanglantes, trop « vivantes ». Ce n’est pas ici une affaire de naturalisme : les frontières entre l’art et la vie sont trop floues, et les spectacles par trop réalistes que les truands montent quotidiennement épouvantent autant l’art que la vie.

Dans un gisement de la Kolyma, des truands avaient dérobé une seringue de vingt centimètres cubes à l’infirmerie. Pourquoi avaient-ils besoin d’une seringue ? Pour s’injecter de la morphine ? Peut-être l’aide-médecin du camp avait-il volé quelques ampoules de drogue à ses chefs pour les remettre servilement aux truands ?

À moins que cet instrument ne soit un objet précieux dans les camps, et que l’on puisse, en faisant chanter un médecin, exiger une rançon sous forme de « repos » à la baraque pour des grands pontes de la pègre ?

Rien de tout cela. Les truands avaient entendu dire que si l’on injectait de l’air dans les veines de quelqu’un, les bulles bouchaient les artères du cerveau et provoquaient une embolie. Et la personne mourait. Ils avaient donc décidé de vérifier sans tarder la véracité de ces intéressantes informations fournies par un médecin anonyme. Leur imagination leur peignait déjà des meurtres cachés qu’aucun commissaire de la criminelle, aucun Vidocq[36], Lecoq ou Vanka Caïn ne découvrirait jamais.

Une nuit, ils avaient sorti de l’isolateur un cave famélique, ils l’avaient ligoté et, à la lueur d’une torche fumante, ils avaient fait une injection à leur victime. Celle-ci n’avait pas tardé à mourir : l’aide-médecin trop loquace avait raison.

Les truands ne comprennent rien au ballet classique, mais l’art de la danse folklorique et tsigane fait partie depuis toujours de L’Honnête Miroir de la jeunesse[37].

La pègre ne manque pas de grands danseurs. Il y a aussi suffisamment d’amateurs et de chorégraphes parmi les criminels.

Ces danses folkloriques et ces claquettes tsiganes sont loin d’être aussi primitives qu’il y paraît au premier abord.

On trouve, parmi les truands « chorégraphes », des artistes extraordinairement doués, capables de danser un discours d’Akhoun Babaïev, ou l’éditorial du journal de la veille.

Je suis un faible, pourtant il me faudra

Prendre la suite de mon père mort.

Il y a aussi cette vieille romance lyrique très courante dans le monde du crime, avec son refrain classique :

La lune scintillait sur le miroir des eaux

dans laquelle le héros s’afflige de quitter sa bien-aimée et lui demande :

Aime-moi, ma mie, tant que je suis là,

Tant que je suis libre, je suis à toi,

Quand de la prison je serai l’hôte,

Toi tu seras la femme de mon pote.

Au lieu de « mon pote », c’est « un autre » qu’il faudrait, mais l’interprète de la romance est prêt à allonger un vers et à casser le rythme, pourvu que la phrase ait le sens voulu, le seul qui l’intéresse. « La femme d’un autre », c’est banal, c’est pour les caves. Tandis que « la femme de mon pote », ça, c’est conforme à la morale de la pègre. Visiblement, l’auteur de cette romance n’était pas un truand, contrairement à celui de la chanson Le Destin, où la « patte » du repris de justice est incontestable.

La romance se poursuit dans des tonalités philosophiques.

Je suis un enfant du crime, un voyou d’Odessa,

Un truand, et c’est dur de m’aimer,

Il vaudrait mieux nous séparer,

Il vaudrait mieux en rester là.

Et plus loin :

On va me condamner et m’envoyer au loin,

Très loin en Sibérie…

Tu connaîtras richesse et bonheur,

Moi, je suis voué au malheur !

Les chansons épiques de truands sont très nombreuses.

C’est le camp des Solovki que nous rappellent

Ces petits points d’or, ces étincelles…

(L’île des Solovki)

La très ancienne chanson Le truand et son couteau est une sorte d’hymne de la pègre très connu, et pas seulement dans les milieux criminels.

Un des classiques du genre est la chanson Je me souviens d’une sombre nuit d’automne. Elle possède beaucoup de variantes et de contrefaçons tardives. Tous les ajouts et remaniements ultérieurs sont moins bons, plus lourds que la première version, qui campe l’image classique du casseur idéal, son travail, sa vie présente et son avenir.

Cette chanson raconte la préparation et le déroulement de l’attaque d’une banque, puis le « vrillage » d’un coffre-fort à Leningrad.

J’entends encore les perceuses bourdonner

Comme deux frelons d’acier.

Puis la porte métallique s’ouvre et :

Les chers billets en grosses liasses régulières

Nous regardaient du haut de l’étagère.

L’un des complices, ayant touché sa part, quitte aussitôt la ville déguisé en Cascarille :

Sobrement vêtu à l’anglaise d’un manteau gris,

Une fleur à la boutonnière,

Il quitta la capitale à sept heures et demie,

Sans un regard en arrière.

Par « la capitale », on entend bien sûr Leningrad, ou plutôt Petrograd, ce qui permet de faire remonter l’apparition de cette chanson aux années 1914-1924.

Le héros part pour le sud, où il rencontre « une beauté de rêve ». Il va de soi que :

L’argent a fondu comme neige au soleil,

Et voilà qu’il faut replonger

Tête la première dans la grisaille

De cette ville pleine de canailles.

Puis c’est un « coup », l’arrestation, et la strophe finale :

Sous escorte, sur la route qui poudroie,

Je pars affronter la loi.

J’écoperai dix ans sans sursis

Ou alors c’en sera fini.

Ce sont là des œuvres à la thématique particulière. Parallèlement à ces chansons, d’autres, superbes, comme Ouvrez, ouvrez la fenêtre, je n’ai plus longtemps à vivre ou Ne pleure pas, mon amie, surtout dans sa variante originelle de Rostov, jouissent d’une grande popularité dans la pègre où elles trouvent interprètes et auditeurs.

Des romances comme Que tu étais belle, ô nuit bleutée ou Je me souviens du jardin et de l’allée… n’ont pas un texte spécifiquement « truand », bien qu’elles soient populaires parmi les criminels.

Toutes les chansons de voleurs, y compris la célèbre Ce n’est pas pour nous que joueront les accordéons ou Nuit d’automne, ont des dizaines de variantes, comme si elles connaissaient le même destin que les rômans, qui ne sont plus que des schémas, des canevas servant aux épanchements personnels des interprètes.

Il arrive que des romances de caves subissent des changements conséquents, s’imprégnant de l’esprit de la pègre.

C’est ainsi que la chanson Ne me parlez pas de lui est devenue chez les truands l’interminable (le temps des prisons est très long) Mourotchka Bobrova. Il n’est pas question de Mourotchka Bobrova dans le texte original. Mais les truands aiment la précision. Ils ont aussi un faible pour les descriptions détaillées.

Devant le tribunal s’arrête une calèche.

Sortez ! dit une voix sèche.

Par ici, montez l’escalier,

Et défense de regarder !

Les indications de lieux sont assez succinctes.

Et la blonde, docilement,

Baissa ses yeux brûlants,

Elle devint toute pâle

Et se couvrit de son voile.

Et le juge lui demanda :

Dites-moi, Mourotchka,

Si vous plaidez coupable ou pas.

Vous avez la parole !

C’est seulement après cette « exposition » détaillée que commence le texte habituel de la romance :

Oh, ne me parlez pas de lui !

Le passé n’est pas encore mort

etc.

On me dit triste et désolée

Malade et désabusée.

Peut-être que, simplement je suis

Devenue lasse de la vie…

Et enfin, la dernière strophe :

À peine eut-elle terminé

Qu’un cri déchira sa poitrine,

Et le verdict des jurés

N’a jamais été prononcé.

Le fait que le verdict n’ait jamais été prononcé attendrit toujours beaucoup les truands.

L’aversion des voleurs pour le chant choral est tout à fait caractéristique. Même Le roseau bruissait, les arbres ployaient dans la nuit sombre, universellement connu, ne peut les émouvoir. Le roseau bruissait ne jouit d’aucune popularité parmi eux.

Il n’y a pas de chant choral chez les criminels, ils ne chantent jamais en chœur, et si des caves entonnent un air immortel, comme Nous connûmes des jours heureux ou Khaz Boulat, non seulement les truands ne se joignent pas à eux, mais ils ne les écoutent même pas. Ils sortent.

Ils chantent exclusivement en solo, assis près d’une fenêtre grillagée ou allongés sur un châlit, les mains sous la nuque. Jamais un voleur ne se met à chanter sur demande, mais toujours de façon impromptue, comme poussé par un besoin intérieur. Si c’est un bon chanteur, les voix se taisent dans la cellule et tous prêtent l’oreille. Et lui, doucement, en articulant distinctement les mots, dévide ses chansons les unes après les autres, sans aucun accompagnement, bien sûr. L’absence d’accompagnement semble accentuer le pouvoir évocateur de son chant et n’est pas du tout ressentie comme un défaut. Il y a dans les camps des orchestres à vent et à cordes, mais les truands les tiennent pour une hérésie et n’y participent que rarement, bien que la loi de la pègre n’interdise pas expressément ce genre d’activité.

Que l’art vocal en prison se soit développé uniquement sous forme de chant en solo, c’est bien compréhensible. C’est une nécessité historique incontournable. Aucun chant choral ne peut être autorisé entre les murs d’une prison.

Mais même dans leurs « planques », en liberté, les truands ne chantent jamais en chœur. Leurs orgies et leurs bamboches se déroulent sans chant choral. On peut y voir une preuve de leur nature de loup, de leur esprit anticommunautaire, mais peut-être la raison tient-elle aux mœurs des prisons.

On rencontre peu d’amoureux de la lecture parmi les truands. Sur des dizaines de milliers de voleurs, je n’en ai rencontré que deux pour lesquels les livres n’étaient pas un objet hostile, étrange, étranger. Le premier était le pickpocket Rébrov, un truand héréditaire – son père et son frère aîné avaient suivi la même carrière. Rébrov était un garçon à l’esprit philosophique, un homme capable de se faire passer pour n’importe qui, et de soutenir avec brio n’importe quelle conversation.

Dans sa jeunesse, Rébrov avait commencé à faire des études dans une école de cinéma. Sa mère, qu’il adorait, avait mené un combat acharné pour son cadet, voulant le sauver coûte que coûte de l’effroyable destin de son père et de son frère. Mais son « sang de filou » s’était avéré plus fort que son amour pour sa mère, et Rébrov, quittant l’école, n’avait jamais exercé d’autre profession que celle de voleur. Sa mère n’avait pas abandonné la lutte. Elle l’avait marié à une amie de sa fille, institutrice dans un village. Rébrov l’avait violée jadis, puis l’avait épousée sur les instances de sa mère, et avait eu avec elle une vie plutôt heureuse, lui revenant toujours après ses multiples séjours à l’ombre. Elle lui avait donné deux filles, dont il gardait toujours les photographies sur lui. Elle lui écrivait souvent, le réconfortait de son mieux, et jamais il ne « frimait », c’est-à-dire jamais il ne se vantait de son amour, et il ne montrait ses lettres à personne, bien que les lettres de femmes fussent toujours à la disposition de tous les potes d’un truand. Il avait plus de trente ans. Par la suite, il se convertit à la loi des chiennes, et fut égorgé lors d’un des innombrables et sanglants affrontements.

Les truands le considéraient avec respect, mais aussi aversion et méfiance. L’amour de la lecture, et l’instruction de façon générale, leur inspiraient de la répugnance. Rébrov avait une personnalité trop complexe pour eux, et donc incompréhensible, inquiétante. Son habitude d’exposer ses pensées avec brièveté, clarté et logique les agaçait, leur faisait flairer en lui quelqu’un de différent.

Il est dans les mœurs de la pègre de soutenir les jeunes, de les aider matériellement, et chaque truand éminent entretient une cour d’adolescents.

Rébrov, lui, avait inauguré un autre principe de conduite :

— Si tu es un truand, disait-il à l’adolescent, tu dois savoir te débrouiller, ce n’est pas moi qui vais t’entretenir, je préfère encore donner ça à un cave affamé !

Bien qu’il eût réussi à prouver son bon droit lors d’un procès devant un tribunal d’honneur, où l’on avait discuté de cette nouvelle hérésie, et que la Cour eût tranché en sa faveur, son comportement, qui allait à l’encontre des traditions du milieu, ne suscita aucune sympathie.

Le second était Guenka Tcherkassov, coiffeur dans l’une des sections du camp. Guenka était un véritable amateur de livres, prêt à dévorer tout ce qui lui tombait sous la main, jour et nuit. « Ça a été comme ça tout le voyage ! » disait-il (c’est-à-dire toute sa vie). Guenka était un « casseur », un « monte-en-l’air », c’est-à-dire un spécialiste en cambriolages d’appartements.

— Tout le monde vole toutes sortes de frusques, mais moi, je pique des livres ! racontait-il fièrement d’une voix tonnante. Tous les copains se fichaient de moi. Une fois, j’ai cambriolé une bibliothèque. Je l’ai déménagée dans un camion, je vous jure que c’est vrai !

Plus que d’une vie de voleur réussie, Guenka rêvait d’une carrière de rômancier, de conteur. Il aimait raconter à qui voulait l’entendre des histoires du style Le Prince Viazemski ou Le Club des valets de cœur[38], des classiques de la littérature orale des prisons. Il demandait toujours qu’on lui signale les défauts de son interprétation, et rêvait d’un récit à plusieurs voix.

Voilà deux hommes de la pègre pour lesquels les livres avaient leur importance, leur nécessité.

Le reste des truands ne reconnaissait que les rômans et s’en satisfaisait pleinement.

On remarquait seulement que tous n’aimaient pas les policiers, alors que cela aurait dû être, semble-t-il, leur lecture préférée. Mais un bon rôman historique ou un drame sentimental était écouté avec beaucoup plus d’intérêt. « Tout ça, on connaît déjà ! disait Sérioja Ouchakov, un voleur de chemins de fer. C’est notre vie. Les détectives et les voleurs, on en a marre ! Comme si on ne s’intéressait à rien d’autre ! »

À côté des rômans et des romances des prisons, il y a les films. Tous les truands sont des inconditionnels du cinéma, c’est le seul art auquel ils aient affaire directement, face à face. Et ils ne voient pas moins de films que le citadin moyen, ils en voient même davantage.

Là, ils ont une prédilection pour les films policiers, et qui plus est, pour les policiers étrangers. Les comédies ne leur plaisent que lorsqu’elles sont très primaires, quand l’action est drôle. Les dialogues pleins d’esprit, ce n’est pas leur rayon.

Outre les films, ils ont les danses folkloriques et les claquettes.

Il y a encore autre chose dont se nourrit leur sens esthétique. C’est « l’échange d’expérience » des prisons, les récits qu’ils se font de leurs coups, sur les châlits, dans l’attente de l’instruction ou du départ pour un camp.

Ces narrations, ces « échanges d’expérience » tiennent une place énorme dans leur vie. Ce n’est pas du tout un passe-temps futile. C’est une façon de dresser des bilans, un apprentissage et une éducation. Chaque truand livre à ses camarades des détails de sa vie, de ses expéditions et de ses aventures. Ces récits (qui ne servent pas uniquement à se renseigner, à enquêter sur un inconnu) occupent une grande partie de leur temps en prison, et également dans les camps.

Les truands avec qui on a « fait des casses » (ceux qui sont célèbres dans tout le monde de la pègre, au moins par ouï-dire), avec lesquels on a volé, valent une recommandation.

« Quels sont les “mecs” qui te connaissent ? » Cette question entraîne généralement un exposé détaillé de ses exploits. C’est une obligation « juridique », et d’après le récit d’un inconnu, les truands peuvent porter sur lui un jugement assez juste, ils savent faire la part de l’exagération, mais aussi reconnaître la vérité.

La relation des exploits, toujours enjolivée à la gloire des lois et des mœurs de la pègre, est justement pour les jeunes un appât romantique extrêmement dangereux.

Chaque épisode est dépeint avec des couleurs si alléchantes, si attrayantes (les truands ne lésinent pas sur les couleurs) que le jeune auditeur se retrouvant dans leur cercle, disons pour son premier vol, est séduit, enthousiasmé par leur héroïsme. Ce récit est une pure invention, une affabulation du début à la fin (« Si tu n’y crois pas, prends ça pour un bobard ! »).

Les « chers billets en grosses liasses régulières », les diamants, les bamboches et surtout les femmes, tout cela est une façon de s’affirmer, et là, le mensonge n’est pas considéré comme un péché.

Bien que les grandioses ripailles dans la « planque » n’aient consisté en réalité qu’en une modeste chope de bière à crédit dans le Jardin d’été, l’envie de broder est irrésistible.

Le conteur a déjà été « contrôlé » et peut mentir autant que cela lui chante.

Porté par son inspiration, le fanfaron s’attribue des exploits imaginaires entendus dans une prison de transit, et ses auditeurs feront à leur tour passer ces aventures pour les leurs, en forçant sur les couleurs.

Voilà comment se fabrique le romantisme du crime.

Le jeune, qui n’est parfois qu’un gamin, a la tête qui tourne. Il est enthousiasmé, il a envie d’imiter ses héros bien vivants. Il fait leurs commissions, reste suspendu à leurs lèvres, guette leur sourire, boit chacune de leurs paroles. À vrai dire, ce gamin n’a personne d’autre auprès de qui se réfugier en prison, car les dilapidateurs et ceux qui ont enfreint les lois sur la propriété des kolkhozes se détournent de ces petits malfaiteurs destinés à devenir des repris de justice.

Cette autoglorification et ces fanfaronnades ont incontestablement une essence esthétique apparentée à celle de la littérature. Si la prose de fiction des truands est le rôman, l’œuvre contée, les conversations de ce genre constituent une forme de chroniques orales. On ne discute pas là d’organisation des expéditions futures, mais on raconte avec verve comment « Kolka-le-Rieur a mis un troufion dans sa poche », comment « Katka-la-Citadine a embobiné le procureur », bref, ce sont des échanges « de souvenirs de vacances ».

Leur influence pernicieuse est immense.

1959

Récits de la Kolyma
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