La Brouette I

La saison de l’or est courte. De l’or, il y en a beaucoup, mais comment le prendre ? La fièvre de l’or du Klondike, ce voisin d’outre-mer de la péninsule de Tchoukotka, aurait pu ranimer des morts en un rien de temps. Mais si l’on réfrène cette fièvre de l’or, si, au lieu d’accélérer le pouls de l’orpailleur, du chercheur d’or, on le fait au contraire battre au ralenti, juste un peu, pour que la vie réchauffe à peine les hommes moribonds ? Le résultat a été plus probant qu’au Klondike. Un résultat dont celui qui manie le baquet et la brouette, celui qui extrait le métal, ne saura jamais rien. Lui n’est qu’un mineur, un terrassier, un casseur de pierres. Il ne s’intéresse pas à l’or dans la brouette. Non parce que « c’est interdit », mais à cause de la faim, du froid, de l’épuisement physique et moral.

Faire venir à la Kolyma des millions d’hommes et leur donner du travail en été, c’est difficile, mais c’est possible. Seulement que vont faire ces gens en hiver ? S’enivrer à Dawson ou à Magadane ? Comment occuper des centaines de milliers, des millions d’hommes, l’hiver ? Le climat de la Kolyma est très nettement continental, les températures descendent jusqu’à moins 60° en hiver. Or, à moins 55°, c’est un jour ouvrable.

Pendant tout l’hiver 1938, il y eut des arrêts de travail pour raisons météorologiques. Les détenus ne restaient dans les baraques qu’à partir de moins 56°. Moins 56 degrés Celsius et non Fahrenheit, bien entendu.

En 1940, on releva le seuil à moins 52°.

Comment coloniser une contrée ?

On trouva la solution en 1936.

Le roulage, la préparation du sol, le dynamitage, le concassage et le transport étaient étroitement coordonnés. Des ingénieurs avaient calculé la vitesse optimale d’une brouette, l’instant de son retour, le délai nécessaire pour la charger à la pelle en isolant les roches contenant de l’or à l’aide d’un pic et parfois d’une rivelaine.

On ne travaillait pas chacun pour soi, seuls les chercheurs d’or solitaires s’y prennent ainsi. Pour les détenus, l’État organisait le travail autrement.

Pendant que le rouleur roulait sa brouette, son ou ses camarades devaient en charger une autre.

Il y a un calcul à faire : combien d’hommes faut-il affecter au chargement et combien au roulage ? Deux personnes suffisent-elles pour constituer un « maillon », ou bien en faut-il trois ?

Dans cette mine d’or, les brouettes passaient de mains en mains. Une forme originale de travail à la chaîne ininterrompu.

S’il arrivait que le transport se fît en tombereau, avec des chevaux, c’était généralement en surface, pour le déblayage du terrain, en été.

Mettons tout de suite les choses au point : le terrain, dans le langage des orpailleurs, est la couche de sol qui ne contient pas d’or. Et le sable, celle qui en contient.

Le travail d’été, avec un tombereau et un cheval, consistait donc à déblayer le terrain et à mettre à nu le sable, qui était charrié par d’autres brigades, et non par nous. Mais cela nous était bien égal.

Les tombereaux aussi passaient de mains en mains : nous dételions la charrette vide, le palefrenier nous en confiait une autre, déjà prête et chargée. À la Kolyma, le travail à la chaîne fonctionnait bien.

La saison de l’or est courte. De la mi-mai à la mi-septembre, trois mois seulement.

Aussi avait-on mis au point toutes sortes de recettes techniques et ultra-techniques pour « boucler » le plan.

La chaîne du gisement d’or était réduite au strict minimum, bien que ce fût justement ce système de brouettes que l’on se passe qui nous vidait de nos forces, nous épuisait, et nous transformait en crevards.

Il n’y avait aucun dispositif mécanique, hormis un câble sans fin s’enroulant sur un treuil. Le travail à la chaîne dans les mines était un apport de Berzine. Dès qu’il était devenu clair que chaque mine serait réapprovisionnée en main-d’œuvre à n’importe quel prix et autant qu’il le faudrait, même si les navires du Dalstroï devaient débarquer cent chargements par jour, on avait cessé de ménager les hommes. Et l’on avait entrepris « d’extorquer » (à la lettre) des résultats. Avec l’approbation, la compréhension et le soutien inconditionnel d’en haut, de Moscou.

Qu’est-ce que l’or, au fond ? Qu’il y a de l’or à la Kolyma, on le sait depuis trois siècles. Lorsque le Dalstroï est entré en activité, il y avait de nombreuses compagnies. Elles étaient sans moyens, privées de tout droit, et craignaient d’enfreindre certaines limites dans leurs rapports avec les travailleurs salariés. Il y avait à la Kolyma l’agence « Metprécior », ainsi que des bases culturelles. Elles employaient toutes des travailleurs libres embauchés à Vladivostok.

Berzine a amené des détenus.

Berzine s’est mis, non à chercher des chemins, mais à bâtir une route partant de la mer, à travers monts et marais, la chaussée de la Kolyma…

1972

Récits de la Kolyma
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