Le premier tchékiste

Les yeux bleus pâlissent. Au fil des ans, les yeux couleur bleuet de l’enfance prennent une teinte bleu-gris, sale et trouble de vivoteur médiocre, ou deviennent les tentacules vitreux des juges d’instruction ou des gardes, ou se transforment encore en regards « d’acier » des soldats : il y a beaucoup de nuances. Mais il est extrêmement rare que les yeux gardent la couleur de l’enfance…

Un faisceau de rayons de soleil rouge était morcelé par les croisillons du grillage de la prison en plusieurs faisceaux ténus ; quelque part, au centre de la cellule, ces faisceaux de lumière se fondaient de nouveau en un flot ininterrompu d’un rouge doré. Dans ce jet lumineux miroitait le fourmillement des grains de poussière. Les mouches qui se retrouvaient dans ce rai de lumière devenaient elles aussi toutes dorées comme le soleil. Les rayons du couchant tombaient droit sur la porte renforcée de bandes de fer gris et luisant.

Le verrou claqua : c’est un bruit que tout détenu perçoit dans une cellule de prison – qu’il veille ou qu’il dorme, il l’entend à toute heure. Aucune conversation, dans la cellule, ne peut couvrir ce bruit. Aucun sommeil, dans la cellule, ne peut l’atténuer. Aucune pensée, dans la cellule, ne peut… Personne ne peut se concentrer sur quoi que ce soit au point de manquer ce bruit, de ne pas l’entendre. Chacun sent son cœur s’arrêter quand il entend cliqueter le verrou : c’est le destin qui frappe à la porte de la cellule, dans les âmes, les cœurs et les esprits. Chacun se sent pris d’angoisse. On ne peut confondre ce bruit avec aucun autre.

Le verrou cliqueta, la porte s’ouvrit et le flot lumineux jaillit hors de la cellule. Par la porte ouverte, on pouvait voir que les rayons avaient franchi le couloir et, passant la fenêtre, avaient survolé la cour de la prison pour aller se briser contre les vitres du bâtiment d’en face. Tous eurent le temps de le voir, tous les soixante détenus de la cellule sans exception, pendant le court laps de temps où la porte resta ouverte. Puis la porte claqua avec un bruit mélodieux, comme celui des vieux coffres dont on referme le couvercle. Et tous les détenus qui avaient avidement surveillé l’envol du flot lumineux, le mouvement du rayon de soleil, comme s’il s’agissait d’un être vivant, de leur frère et ami, tous comprirent que le soleil était de nouveau enfermé avec eux.

C’est seulement alors que tout le monde vit, près de la porte, un homme dont la large et noire poitrine recevait de plein fouet les rayons dorés du couchant et qui plissait les yeux sous l’effet de cette brutale clarté.

Cet homme n’était pas jeune, il était grand, avait de larges épaules, une épaisse toison de cheveux clairs lui couvrait toute la tête. Ce n’est qu’en le regardant de près qu’on pouvait deviner que le grisonnement avait depuis longtemps éclairci ses cheveux blonds. Son visage ridé, semblable à une carte en relief, était grêlé de profondes marques de variole qui ressemblaient à des cratères lunaires.

L’homme portait une vareuse en drap noir, sans ceinture, déboutonnée sur sa poitrine, un pantalon bouffant également en drap noir et des bottes. Il froissait entre ses mains une capote noire passablement élimée. Ses habits tenaient à peine : on en avait enlevé tous les boutons.

— Alexeïev, dit-il à voix basse, en mettant la paume de sa grande patte poilue contre sa poitrine. Bonjour…

Mais tout le monde allait déjà vers lui, le réconfortait du rire nerveux et explosif du détenu, lui tapait sur l’épaule, lui serrait les mains. Le staroste de la cellule, un chef élu, s’approchait déjà du nouveau pour lui montrer sa place.

— Gavriil Alexeïev, répétait l’homme qui ressemblait à un ours. Et il ajoutait : Gavriil Timofeïevitch Alexeïev…

L’homme en noir fit un pas de côté et le rayon de soleil ne nous empêcha plus de voir ses yeux : ses grands yeux couleur bleuet – des yeux d’enfant.

La cellule apprit rapidement tous les détails de la vie d’Alexeïev, chef de l’équipe des pompiers de l’usine de Narofominsk : c’était de là que lui venait son costume noir, un vêtement de service. Oui, membre du parti depuis 1917. Oui, soldat-artilleur, il avait pris part aux combats d’Octobre à Moscou. Oui, exclu du parti en 1927. Puis réintégré. Et de nouveau exclu, la semaine dernière.

Les détenus se comportent différemment quand ils sont arrêtés. Il est très difficile de briser la méfiance de certains. Petit à petit, jour après jour, ils s’habituent à leur destinée et commencent à comprendre certaines choses.

Alexeïev était d’une autre trempe. On aurait dit qu’il s’était tu pendant des années et que l’arrestation, la cellule de prison, lui avaient rendu le don de la parole. Il y trouva la possibilité de comprendre l’essentiel, de pénétrer la marche du temps, de deviner son propre sort et de comprendre pourquoi… De trouver une réponse à cet énorme, à ce gigantesque « pourquoi » qui planait sur sa vie et sa destinée – pas seulement les siennes d’ailleurs, mais aussi celles de centaines de milliers d’autres gens.

Alexeïev racontait sans se justifier, sans poser de questions, en essayant simplement de comprendre, de comparer, de deviner.

Du matin au soir, il arpentait la cellule, énorme, semblable à un ours, dans sa vareuse noire sans ceinture, en tenant quelqu’un par l’épaule de son énorme patte, et il questionnait, questionnait… Ou il racontait.

— Pourquoi est-ce qu’on t’a exclu, Gavrioucha ?

— Attends, tu vas comprendre. C’était à un cours d’études politiques[67]. Sur le thème « Octobre à Moscou ». C’est que moi, je suis un soldat de Mouralov[68], un artilleur, j’ai été blessé deux fois. J’ai braqué mes propres armes sur les élèves officiers qui se trouvaient près des portes Nikitski. Au cours, le professeur me demande : « Qui est-ce qui commandait les armées du pouvoir soviétique à Moscou au moment du renversement ? » Je lui ai répondu : « Mouralov, Nikolaï Ivanovitch. » Je le connaissais bien, personnellement. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire d’autre ? Qu’est-ce que j’aurais bien pu lui dire ?

— Mais c’était une provocation, cette question, Gavriil Timofeïevitch. Tu savais bien qu’on avait déclaré que Mouralov était un ennemi du peuple ?

— Et comment répondre autrement ? C’est que ça, je ne l’avais pas appris aux cours, je le savais de moi-même. On m’a arrêté dans la nuit même.

— Et comment t’es-tu retrouvé à Narofominsk ? Dans l’équipe des pompiers ?

— Je buvais beaucoup. On m’avait démobilisé de la Tchéka dès 1918. C’est justement Mouralov qui m’avait envoyé là-bas. Comme quelqu’un de particulièrement sûr… Bon, et puis j’ai eu ma maladie qui a commencé là-bas.

— Quelle maladie, Gavrioucha ? T’es un ours tellement solide…

— Vous verrez bien. Moi-même, je ne sais pas ce que j’ai comme maladie. Je ne peux pas m’en souvenir. Je ne me rappelle pas ce qui m’arrive. Mais il m’arrive quelque chose. D’abord je me sens agité, en colère, et puis ELLE arrive…

— À cause de la vodka ?

— Non, pas de la vodka… De la vie. La vodka, c’est une autre histoire.

— Tu aurais pu faire des études… tous les chemins t’étaient ouverts.

— Facile à dire ! Les uns étudient et les autres les protègent. Je cause bien, hein, p’tit gars ? Puis les années ont passé ; je n’allais quand même pas entrer à l’Université ouvrière. Il ne m’est plus resté que ce VOKhR maudit. Et puis la vodka. Et puis ELLE.

— Et tu as des enfants ?

— J’ai eu une fille, de ma première femme. Qui m’a quitté. Maintenant, je vis avec une tisseuse. Enfin, depuis mon arrestation elle doit être morte de trouille. Alors que moi, l’arrestation m’a soulagé. Plus besoin de penser à rien. Tout se décidera sans moi. Comment qu’il doit vivre à présent, Gavrioucha Alexeïev, ils trancheront sans moi.

Quelques jours à peine passèrent, et ELLE vint.

Alexeïev poussa un cri plaintif, agita les bras, puis tomba à la renverse sur les châlits. Son visage devint tout gris, une bave écumante se mit à couler de sa bouche bleuie, de ses lèvres molles. Une sueur chaude recouvrit ses joues couleur de cendre et sa poitrine velue. Ses voisins le saisirent par les bras, se jetèrent sur ses jambes. Son corps était parcouru d’un fort tremblement. « La tête, protégez-lui la tête », et quelqu’un fourra sa capote noire sous sa tête aux cheveux ébouriffés. C’était ELLE. La crise d’épilepsie dura longtemps : les fuseaux puissants des muscles d’Alexeïev se contractaient, il frappait quelqu’un de ses deux poings et c’est en vain que les doigts malhabiles de ses voisins tentaient de desserrer ces poings vigoureux. Ses jambes se mettaient à courir mais plusieurs personnes, affalées sur lui, réussirent à le maintenir sur les châlits.

Enfin, ses muscles se relâchèrent peu à peu, ses doigts se desserrèrent : Alexeïev tomba profondément endormi.

Pendant tout ce temps, les responsables de cellule n’avaient pas cessé de cogner contre la porte en appelant un médecin à grands cris. Car, enfin, il devait bien y avoir un médecin aux Boutyrki. Un Fiodor Pétrovitch Haas. Ou, simplement, un médecin de garde, un médecin militaire, lieutenant du service de santé.

Faire venir le médecin se révéla difficile, mais il finit par arriver. Vêtu d’une blouse blanche passée sur son uniforme militaire, il était accompagné de deux assistants vigoureux, des aides-médecins, apparemment. Il se hissa sur les châlits et examina Alexeïev. Entre-temps, la crise avait passé et Alexeïev dormait. Le médecin s’en alla, sans mot dire et sans répondre aux multiples questions dont le bombardaient tous les détenus qui l’entouraient. Les aides-médecins s’en allèrent également. Le verrou cliqueta, provoquant un sursaut d’indignation générale. Et quand la première agitation fut calmée, le « guichet » de la porte s’ouvrit et le surveillant de service dit en se baissant pour pouvoir jeter un coup d’œil par le judas :

— Le docteur a dit qu’il n’y avait rien à faire. C’est de l’épilepsie. Veillez à ce qu’il n’avale pas sa langue. La prochaine fois, inutile d’appeler : ça ne se soigne pas.

Et, de fait, la cellule ne fit plus venir le médecin pour Alexeïev. Il eut pourtant plusieurs crises d’épilepsie.

Après les crises, Alexeïev restait couché, se plaignait de maux de tête. Au bout de deux ou trois jours, on le voyait se lever, et son énorme silhouette, semblable à celle d’un ours et tout de noir vêtue, se remettait à arpenter inlassablement le sol en ciment de la cellule. Ses yeux bleus retrouvaient leur éclat. Après deux désinfections « à chaud », ses habits en drap noir passèrent, ils ne furent plus aussi noirs.

Mais Alexeïev continua de marcher de long en large dans la cellule, tout en racontant avec ingénuité sa vie passée, sa vie d’avant la maladie, pressé de livrer à chacun de ses interlocuteurs ce qu’il n’avait pas encore évoqué dans cette cellule.

— … On dit maintenant qu’il y a des exécuteurs spéciaux. Mais est-ce que tu sais comment ça se passait chez Dzerjinski[69] ?

— Non, comment ?

— Si les juges décidaient la peine capitale, la sentence devait être exécutée par le juge d’instruction qui avait mené l’enquête. Celui qui avait fait le rapport et demandé la mesure suprême. « Tu réclames la peine de mort pour cet homme ? Tu es convaincu de sa culpabilité, tu es sûr que c’est un ennemi du peuple et qu’il mérite la mort ? Alors, tue-le de tes propres mains. » Il y a une sacrée différence : signer un papier, confirmer la sentence, ou tuer soi-même…

— Oui…

— De plus, chaque juge d’instruction devait trouver le temps et l’endroit pour ces affaires-là… Certains le faisaient dans leur bureau, d’autres dans le couloir ou dans une cave. Ça dépendait. Du temps de Dzerjinski, le juge d’instruction organisait ça tout seul… Tu y réfléchis à deux fois avant de demander la mort de quelqu’un.

— Et toi, Gavrioucha, tu as assisté à des exécutions ?

— Oui, j’en ai vu. Qui n’en a pas vu ?

— Et c’est vrai que le gars qu’on abat tombe face contre terre ?

— Oui, c’est vrai. Quand il est face à toi.

— Et si on tire par-derrière…

— Alors, il tombe sur le dos, à la renverse.

— Et tu as eu à… le faire…

— Non, je n’étais pas juge d’instruction. C’est que je suis presque illettré. Je faisais simplement partie du détachement. Je luttais contre le banditisme, etc. Puis j’ai eu cette maladie et on m’a démobilisé. En tant qu’épileptique. Alors, je me suis mis à boire. Ça non plus, ça n’aide pas à guérir, à ce qu’il paraît.

La prison n’aime pas les roublards. Dans une cellule, chacun est sous les yeux de tout le monde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personne n’est de force à cacher sa véritable nature et à se faire passer pour ce qu’il n’est pas dans une prison d’instruction, pendant ces moments, ces heures, ces jours, ces semaines et ces mois de tension et de nervosité, où tout le superflu, tous les masques disparaissent comme neige au soleil. Il ne reste plus que le vrai, qui n’est pas le fait de la prison mais qui est mis à nu et éprouvé par elle. La volonté, qui n’est pas encore brisée, écrasée, comme il en va quasi inéluctablement au camp. Mais qui pensait alors au camp, à ce que c’était ? Certains, peut-être, le savaient et auraient été heureux d’en parler, de mettre les nouveaux en garde. L’homme, cependant, ne croit que ce qu’il veut bien croire.

Voici Weber à la barbe noire : un communiste de Silésie, membre du Komintern, qu’on a ramené de la Kolyma pour « complément d’enquête ». Lui, il sait ce qu’est le camp. Et puis il y a Alexandre Grigoriévitch Andreïev, ancien secrétaire général de l’Association des bagnards politiques[70], un SR de droite qui connaît aussi bien le bagne tsariste que la relégation soviétique. Andreïev connaît une vérité que la majorité ignore. Mais il ne peut la dire. Non qu’elle soit un secret, simplement il est impossible d’y croire. Voilà pourquoi Weber et Andreïev se taisent tous les deux. La prison, c’est la prison. La prison d’instruction, c’est la prison d’instruction. Chacun a son propre dossier, sa propre lutte, son comportement que nul ne peut lui dicter, son devoir, son caractère, son âme, sa réserve de forces spirituelles, son expérience. La grande mise à l’épreuve des qualités humaines a surtout lieu ailleurs que dans la cellule de prison, par exemple dans le petit bureau d’un juge d’instruction. Le sort de chacun dépend de toute une série de hasards, et pourtant, la plupart du temps, le hasard n’y est pour rien.

Même en préventive – alors qu’on n’a pas encore été condamné – on apprécie les gens simples et sincères. La cellule était bienveillante à l’égard d’Alexeïev. L’aimait-elle ? Comme si on pouvait aimer quelqu’un dans une cellule d’instruction ! Car il s’agit de l’instruction, d’une prison de transit, d’un transit. La cellule était bienveillante à l’égard d’Alexeïev.

Les semaines et les mois filaient, on ne convoquait toujours pas Alexeïev à l’interrogatoire. Il marchait, marchait inlassablement.

Il y a deux écoles de juges d’instruction. La première estime qu’il faut immédiatement étourdir, assommer le prévenu. Cette école fonde sa réussite sur une brusque attaque psychologique, une pression, l’écrasement de la volonté du prévenu avant que ce dernier ait pu reprendre ses esprits, retrouver le nord et concentrer ses forces morales. Les partisans de cette école commencent leurs interrogatoires la nuit même de l’arrestation – des interrogatoires qui durent de longues heures et sont assortis de toutes sortes de menaces. L’autre école estime que le séjour en cellule ne peut que torturer et affaiblir la volonté de résistance du prévenu. Que, plus il passera de temps en cellule avant de voir le juge d’instruction, plus ce sera avantageux pour ce dernier. Le prévenu se prépare à l’interrogatoire, au premier interrogatoire de sa vie en concentrant toutes ses forces. Or l’interrogatoire n’arrive pas. Passent une semaine, un mois, deux mois : pas d’interrogatoire. C’est la cellule de prison qui se charge de briser le psychisme du prisonnier à la place du juge d’instruction.

On ignore l’utilisation que font les deux écoles de cette arme efficace qu’est la torture. Ce récit se rapporte au début de 1937 et on ne commença à recourir à la torture que dans la seconde moitié de cette même année.

Le juge d’instruction de Gavriil Timofeïevitch appartenait à la deuxième école.

Alors que le troisième mois de marche forcenée d’Alexeïev dans la cellule touchait à sa fin, on vit accourir une jeune femme en vareuse militaire qui le convoqua en citant ses initiales, mais « sans ses effets » : c’était donc pour un interrogatoire. Alexeïev coiffa ses boucles claires de ses doigts et franchit le seuil de la cellule après avoir rajusté sa vareuse devenue brune.

Il revint très vite. Donc, on l’avait interrogé dans le bâtiment spécial réservé à cet effet, on ne l’avait emmené nulle part. Alexeïev était sidéré, écrasé, choqué, secoué, effrayé.

— Il s’est passé quelque chose, Gavriil Timofeïevitch ?

— Oui, quelque chose. Du nouveau à l’interrogatoire. On m’accuse de complot contre le gouvernement.

— Du calme, Gavrioucha… Dans cette cellule, on accuse tout le monde de complot contre le gouvernement.

— Je voulais les tuer, qu’ils disent.

— Ça aussi, ça arrive souvent. Et de quoi on t’accusait avant ?

— Eh bien, à Narofominsk, après mon arrestation… J’étais chef de l’équipe de lutte contre l’incendie de l’usine textile. Ce n’était pas un grade élevé, donc.

— On ne s’occupe pas des grades, ici, Gavrioucha.

— Eh bien, on m’y avait interrogé sur le cours d’études politiques. Comme quoi j’avais dit du bien de Mouralov. Mais c’est que moi, j’ai fait partie de son détachement, à Moscou. Qu’est-ce que j’aurais pu dire ? Et voilà que maintenant, tout à coup, il n’est même plus question de Mouralov.

Ses marques de variole et ses rides s’accentuèrent. Son sourire se teinta d’une sorte de tranquillité forcée et, en même temps, d’incertitude, et ses yeux bleus perdirent de leur éclat. Mais le plus étrange, c’est que ses crises d’épilepsie se firent plus rares. Comme si la proximité du danger et la nécessité de lutter pour sa vie avaient relégué les crises à l’arrière-plan.

— Que faire ? Ils vont m’anéantir.

— Il n’y a rien à faire. Dis juste la vérité. Donne un témoignage vrai tant que tu en as la force.

— Qu’est-ce que tu en penses ? On ne me fera rien ?

— Au contraire, tu auras forcément quelque chose. On ne nous laisse pas partir d’ici sans ça, Gavrioucha. Mais la mort et dix ans de prison, ce n’est pas la même chose. Et dix ans, ce n’est pas cinq ans.

— J’ai compris.

Gavriil Timofeïevitch se mit à chanter plus souvent. Et il chantait merveilleusement bien. Il avait une voix de ténor très pure, très claire. Il ne chantait pas très fort, dans le coin opposé au judas :

Qu’elle était belle, cette nuit bleu ciel,

Et que la lune pâle avait un reflet tendre…

Mais souvent, de plus en plus souvent, il en chantait une autre :

Ouvrez-moi la fenêtre, ouvrez-moi,

Je n’ai plus bien longtemps à vivre.

Laissez-moi m’en aller d’ici libre

Pour souffrir et aimer, laissez-moi.

Alexeïev s’interrompait, se relevait d’un bond et se remettait à marcher, à marcher inlassablement.

Il se disputait très souvent. La vie de prison, d’instruction, prédispose aux disputes. Il faut le savoir, le comprendre, se maîtriser ou apprendre à se distraire… Gavriil Timofeïevitch ignorait ces finesses de la prison et se laissait prendre aux disputes, aux bagarres.

Quelqu’un lui disait quelque chose de travers, un autre injuriait Mouralov. Mouralov était le dieu d’Alexeïev. C’était le dieu de sa jeunesse, de toute sa vie.

Quand Vaska Javoronkov, un mécanicien de locomotive du dépôt de la gare de Saviolovski, dit quelque chose sur Mouralov, une remarque dans le style des derniers manuels du parti, Alexeïev se jeta sur lui et saisit la bouilloire de cuivre dans laquelle on distribuait le thé dans la cellule.

Cette bouilloire qui était restée aux Boutyrki depuis le temps des tsars était un énorme cylindre en cuivre qu’on nettoyait à la brique et qui étincelait comme un soleil couchant. On la transportait pendue à un bâton, et quand ils distribuaient le thé, les gens de service devaient la tenir à deux.

Alexeïev, un costaud, véritable Hercule, prit audacieusement la bouilloire par son anse, mais ne put la soulever. Elle était pleine d’eau : on était encore loin de l’heure du dîner où on remportait la bouilloire.

Ainsi, tout finit par des rires, encore que Javoronkov, devenu blême, se fût préparé à parer le coup. Vaska Javoronkov avait presque la même affaire que Gavriil Timofeïevitch. Lui aussi, on l’avait arrêté après un cours d’études politiques. Le responsable des cours lui avait demandé : « Et qu’est-ce que tu ferais, Javoronkov, si tout à coup il n’y avait plus de pouvoir soviétique ? » Et Javoronkov à l’âme simple avait répondu : « Comment, qu’est-ce que je ferais ? Je travaillerais comme mécanicien au dépôt, tout comme maintenant. J’ai quatre enfants. » Le lendemain, il était arrêté. Son instruction était déjà terminée et le mécanicien attendait la sentence. Leurs affaires se ressemblaient : Gavriil Timofeïevitch prenait conseil de Javoronkov et ils étaient amis. Mais, quand les données de l’affaire d’Alexeïev changèrent, qu’on se mit à l’accuser de complot contre le gouvernement, Javoronkov le trouillard se démarqua de son ami. Et il ne manqua pas de glisser une remarque sur Mouralov.

À peine avait-on calmé Alexeïev après son accrochage semi-comique avec Javoronkov qu’éclata une nouvelle dispute. Alexeïev traita quelqu’un de roublard. De nouveau, il fallut les séparer. Maintenant, toute la cellule le savait et le comprenait : ELLE allait arriver. Des camarades se mirent à marcher aux côtés d’Alexeïev en le tenant par le coude, prêts à se saisir à l’instant de ses bras, de ses jambes et à lui soutenir la tête. Soudain, Alexeïev s’arracha à eux, sauta sur l’appui de la fenêtre, saisit à deux mains le grillage de la prison et se mit à le secouer, encore et encore, en jurant et en rugissant. Le corps noir d’Alexeïev était suspendu au grillage comme une énorme croix noire. Les prisonniers arrachèrent ses doigts du grillage, déplièrent ses mains à la hâte parce qu’une sentinelle postée sur le mirador venait de remarquer le remue-ménage de la fenêtre ouverte.

Alors, Alexandre Grigoriévitch Andreïev, le secrétaire général de l’Association des bagnards politiques, dit en montrant l’énorme corps noir qui glissait à terre :

— Le premier tchékiste.

Mais il n’y avait aucune joie mauvaise dans sa voix…

1964

Récits de la Kolyma
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