Le businessman
Il y a beaucoup de « Braskov » à l’hôpital. « Braskov », c’est un surnom, un signe : il signifie qu’il s’agit d’un bras et non de dents cassées. Mais de quel Braskov parle-t-on ? Du Grec ? Du grand gars de la salle numéro sept ? Non, de Kolia Braskov, le businessman.
La main droite de Kolia a été arrachée par une explosion. Kolia est un automutilé, un blessé volontaire. Dans les rapports médicaux, on inscrit les automutilations par explosion dans la colonne des blessures à l’arme blanche. Il est interdit d’envoyer ces blessés à l’hôpital s’ils n’ont pas une fièvre « septique » élevée. Kolia a eu ce genre de fièvre. Pendant deux mois, il a tout fait pour retarder la cicatrisation de sa plaie, mais sa jeunesse a fini par avoir le dessus : Kolia ne restera plus bien longtemps à l’hôpital. Il est temps pour lui de retourner au gisement. Kolia n’a pas peur : qu’a-t-il à craindre, lui, un manchot, des fronts de taille aurifères ? Elle est finie, l’époque où l’on obligeait les manchots à frayer des routes pour des hommes ou des tracteurs sur les exploitations forestières : une journée de travail à plein temps dans la neige molle, profonde et cristalline. Les autorités luttaient contre les automutilations comme elles le pouvaient. Alors les prisonniers se mirent à se faire sauter les pieds en plaçant le détonateur dans leurs bottes de feutre et en allumant le cordeau bickford sous leur propre genou. C’était bien mieux comme ça, et on cessa d’envoyer les manchots frayer les routes. Va-t-on l’obliger à laver de l’or dans une auge – d’une seule main ? Bon, l’été, il pourra y aller pour une journée. S’il ne pleut pas. Et Kolia sourit de toutes ses dents blanches que le scorbut n’a pas eu le temps d’abîmer. Rouler une cigarette de la main gauche, Kolia a déjà appris à le faire. Et presque repu, bien reposé à l’hôpital, Kolia est tout sourire. C’est un businessman, Kolia Braskov. Il fait sans cesse du troc, donne aux diarrhéiques du hareng saur, qui leur est interdit, contre du pain. Ces derniers, eux aussi, doivent rester le plus longtemps possible à l’hôpital, s’y cramponner. Kolia troque une part de soupe contre de la bouillie, et la bouillie contre deux parts de soupe ; il sait faire augmenter de moitié une ration de pain qu’on lui a confiée afin de l’échanger contre du tabac. Cette transaction, il doit la réaliser pour des malades grabataires, gonflés par le scorbut, atteints de mauvaises fractures, des gens de la salle des maladies traumatiques ou « dramatiques », comme dit l’aide-médecin Pavel Pavlovitch sans percevoir l’amère ironie de son lapsus. La chance de Kolia Braskov a commencé du jour où sa main a sauté. Il est presque repu, presque au chaud. Quant aux injures des gradés et aux menaces des médecins, Kolia estime que ce sont des broutilles. Et il a raison.
Pendant ces deux mois bénis que Kolia a passés à l’hôpital, des événements étranges et effrayants se sont produits. Sa main arrachée par l’explosion, inexistante, a continué à lui faire mal. Kolia la sentait parfaitement : les doigts recourbés autour du manche de pelle ou de pic exactement comme au gisement, ni plus ni moins. Il était difficile de tenir une cuiller dans cette main, mais on n’avait pas besoin de cuiller au gisement : on pouvait boire tous les aliments par-dessus le bord de l’écuelle : la soupe, la bouillie, le kissel et le thé. En revanche, ces doigts à jamais recourbés pouvaient saisir une ration de pain. Mais Braskov les avait arrachés, éparpillés aux quatre vents. Alors, pourquoi les sentait-il comme au gisement, recourbés ? Un mois auparavant, sa main gauche avait commencé à se déplier, à jouer comme une charnière rouillée que l’on aurait très légèrement huilée, et Braskov en avait pleuré de joie. Et, encore maintenant, en pesant de tout son ventre sur sa paume gauche il parvenait à la déplier, sans problème. Mais la droite, la main arrachée, restait figée. Il la sentait surtout la nuit. Glacé d’effroi, Braskov se réveillait, pleurait et n’osait même pas en parler à ses voisins : et si cela voulait dire quelque chose ? Peut-être était-il en train de devenir fou.
La douleur de la main coupée s’est manifestée de plus en plus rarement, puis le monde est redevenu normal. Braskov se réjouit de sa chance. Quand il pense à quel point tout s’est bien goupillé pour lui, il sourit, sourit.
L’aide-médecin Pavel Pavlovitch sort de la cabine, une cigarette de gros gris inentamée à la main et il s’assied à côté de Braskov.
— Du feu, Pavel Pavlovitch ? dit Braskov en se penchant vers l’aide-médecin. Un instant.
Braskov se précipite vers le poêle, en ouvre la porte et fait tomber par terre de la main gauche quelques braises minuscules. Après avoir habilement jeté une petite braise en l’air, il la rattrape dans sa paume et rapporte du « feu » à l’aide-médecin en faisant sauter la braise dans sa main. Braskov lève la braise déjà noire, mais encore ardente, souffle dessus de toutes ses forces pour que le feu ne s’éteigne pas et l’approche du visage de l’aide-médecin qui s’est très légèrement penché. Ce dernier aspire fortement l’air en gardant la cigarette à la bouche, et se met enfin à fumer. Des lambeaux de fumée bleue flottent au-dessus de sa tête. Les narines de Braskov se dilatent. Dans la salle, cette odeur réveille les malades et ils aspirent désespérément la fumée ; non, pas la fumée mais son ombre mouvante…
Tout le monde comprend que le mégot sera pour Braskov. Lui, il fait son calcul : il en tirera deux bouffées, puis il l’apportera en chirurgie et le donnera au cave qui a le dos brisé. En échange, il aura une ration de pain, ce n’est pas rien. Et si Pavel Pavlovitch en laisse un peu plus, le « mégot » deviendra une nouvelle cigarette qui coûtera encore plus cher.
— Tu vas bientôt sortir, Braskov, dit Pavel Pavlovitch sans hâte. Tu te la coules douce. Assez gonflé… Ça suffit. Dis voir, un peu, comment tu as osé ? Ça me fera peut-être une histoire à raconter à mes gosses. Si je les revois un jour.
— Mais ce n’est pas un secret, Pavel Pavlovitch, répond Braskov tout en réfléchissant.
Apparemment, Pavel Pavlovitch a mal roulé sa cigarette. Dès qu’il aspire, qu’il avale la fumée, le feu avance et le papier brûle. La cigarette de l’aide-médecin ne rougeoie pas, elle se consume comme un cordeau bickford. Comme un cordeau bickford. Donc, il faut raconter au plus court.
— Alors ?
— Le matin, je me lève, je touche ma ration : je la planque, hop ! contre ma poitrine. On nous distribuait le matin la ration de toute la journée. Je vais voir Michka, le gars aux explosifs : « Alors, ça va ? que je lui dis. – Ça va. » Je lui file toute ma ration de huit cents grammes et en échange il me donne un détonateur et un cordeau bickford. Je vais chez mes pays, à la baraque. Ce ne sont pas mes pays, mais on dit comme ça. Fédia et un certain Petro. « Prêts ? je demande. – Prêts, qu’ils disent. – Donnez-moi ça. » Ils me remettent leur ration. Je planque les deux bouts de pain sous mes vêtements et on s’en va au travail. À la production, pendant que notre chef va chercher ses outils, on prend une braise dans le poêle, on va jusqu’au terril. On se serre les uns les autres en tenant chacun le détonateur de la main droite. On met le feu au bickford, paff ! et les doigts ont volé de tous les côtés. Le chef de brigade se met à hurler : « Qu’est-ce que vous faites ? » Le chef de l’escorte : « Allez, hop ! en avant, au camp, au service sanitaire. » On nous a pansés là-bas. Puis on a envoyé mes pays quelque part, mais moi, j’ai eu de la fièvre et je me suis retrouvé à l’hôpital.
Pavel Pavlovitch a presque fini sa cigarette, mais Braskov, pris par son propre récit, a bien failli oublier le mégot.
— Et le pain, les deux rations que tu avais eues, tu les as mangées ?
— Et comment ! Dès qu’on m’a mis le pansement. Les gars s’étaient approchés : Donne-nous-en un morceau.
— Allez au diable ! que je leur ai dit. C’est mon commerce.
1962