Aux bains
Dans les mauvaises plaisanteries que seul le camp peut inventer, on qualifie souvent les bains d’« arbitraire ». « Les caves crient à l’arbitraire, les chefs les envoient aux bains » : c’est une expression ironique courante, traditionnelle, pour ainsi dire, de la part des truands qui enregistrent tout avec finesse. Mais cette remarque facétieuse cache une amère réalité.
Les bains représentent toujours un événement négatif pour les détenus, quelque chose qui aggrave leurs conditions de vie. Cette observation n’est qu’un nouveau témoignage de la fameuse « confusion des valeurs » qui est la caractéristique la plus importante, la plus fondamentale, dont le camp dote toute personne qui s’y retrouve pour y purger sa peine ou son « terme », comme disait Dostoïevski.
On se demande comment c’est possible. Le refus du bain est un sujet de perpétuel étonnement pour les médecins et pour tous les chefs, qui voient dans cet absentéisme une forme de protestation, de violation de la discipline, une sorte de défi au régime du camp. Mais les faits sont là. Et, depuis des années, les bains sont un véritable événement au camp. On mobilise l’escorte et on lui donne des instructions, tous les chefs participent en personne à la poursuite de ceux qui essaient de se soustraire aux bains. Quant aux médecins, inutile d’en parler : imposer le bain et la désinfection du linge relève directement des obligations du service sanitaire. Toute la petite administration du camp composée de détenus (les starostes, les répartiteurs) interrompt aussi toutes ses activités pour se consacrer aux bains. Enfin, même les responsables de la production sont invariablement concernés par ce grand problème. Toute une série de mesures concernant la production sont prises le jour des bains (trois fois par mois).
Ces jours-là, tout le monde est debout de l’aube à la nuit noire.
Que se passe-t-il donc ? Est-il possible qu’un homme, fût-il réduit à la dernière extrémité, puisse refuser de se laver, d’enlever la saleté et la sueur qui recouvrent sa peau dévorée de dermatoses et de se sentir un peu plus propre, ne serait-ce que pour une heure ?
Il existe une expression russe : « Heureux comme après le bain. » Elle est juste, elle reflète la béatitude physique qu’on éprouve quand on a le corps bien propre, bien lavé.
Peut-on avoir perdu la raison au point de ne plus comprendre qu’on est mieux sans poux ? Or des poux, il y en a beaucoup, et il est pratiquement impossible de s’en débarrasser sans étuve à désinfection, surtout dans des baraques bondées.
Bien sûr, il convient de préciser ce qu’on entend par « avoir des poux ». On ne tient pas compte d’une dizaine de poux qu’on peut avoir dans son linge. La présence de poux ne commence à inquiéter camarades et médecins que lorsqu’on en fait pleuvoir rien qu’en secouant son linge, qu’un chandail de laine bouge tout seul à cause des insectes qui s’y sont nichés.
Est-il possible qu’un homme, quel qu’il soit, ne veuille se débarrasser de cette torture qui l’empêche de dormir et l’oblige à gratter son corps sale jusqu’au sang ?
Non, bien sûr. Le premier « mais » vient du fait qu’on n’accorde pas de jours de repos pour les bains. On y conduit les détenus avant ou après le travail. Après de longues heures de travail au froid (et ce n’est pas moins pénible en été), quand toutes les pensées et tous les espoirs sont concentrés sur le désir d’arriver le plus vite possible aux châlits, à la nourriture et au sommeil, le retard que causent les bains devient pratiquement insupportable. Les bains se trouvent toujours à bonne distance des baraques parce qu’ils ne servent pas seulement aux détenus ; les travailleurs libres du bourg s’y lavent aussi, et les bains ne sont jamais situés dans l’enceinte du camp, mais dans le bourg des libres.
Le temps perdu aux bains ne se limite pas à une petite heure qu’on consacre à la toilette et à la désinfection des vêtements. Les détenus sont nombreux, ils se lavent groupe après groupe, les retardataires doivent attendre leur tour dans le froid (on les y conduit directement de leur lieu de travail, sans les ramener au camp, sinon ils pourraient se disperser et trouver un moyen d’échapper aux bains). Pendant les grands froids, les autorités s’efforcent de réduire le temps que les détenus passent à l’extérieur : aussi entasse-t-on une centaine de gens habillés dans les vestiaires prévus pour dix à quinze personnes. Les vestiaires sont à peine chauffés, quand ils le sont. Les gens nus se mêlent à ceux en pelisses courtes ; tout le monde se bouscule, jure et crie. Profitant du bruit et de la bousculade, des voleurs professionnels ou occasionnels chapardent les affaires de leurs camarades (car il y a là d’autres brigades, qui vivent séparément ; il est donc impossible de retrouver les affaires volées). Et on n’a personne à qui les confier.
Le deuxième ou, plutôt, le troisième « mais », c’est que, le jour du bain, le personnel de service procède au nettoyage de la baraque sous le contrôle du département sanitaire : on balaie, on lave, on jette tout le superflu. On le fait sans pitié. Or le moindre chiffon est précieux au camp ; il faut beaucoup d’énergie pour se procurer des moufles et des chaussettes russes de rechange, sans parler des autres objets utiles et des produits alimentaires. Tout cela disparaît sans laisser de traces – sur une base légale – pendant les bains. Il est inutile d’emporter ses affaires de rechange avec soi au travail, puis aux bains : l’œil vif et exercé des truands les repère vite. N’importe quel voleur est sûr d’avoir au moins de quoi fumer en échange de moufles ou de chaussettes russes. Accumuler de menus objets est dans la nature humaine, qu’on soit un miséreux ou le lauréat d’un prix. À chaque déménagement (et pas seulement en prison), chacun se découvre une telle quantité de menus objets qu’il se demande avec stupéfaction comment il a pu en amasser autant. On offre, on vend ou on jette toutes ces choses pour arriver enfin, au prix de grands sacrifices, à boucler le couvercle de sa valise. Le détenu accumule des objets de la même façon. C’est un travailleur, il a donc besoin d’une aiguille, de pièces pour ravauder, d’une vieille gamelle en plus, peut-être. Tout cela était jeté sans pitié et, après chaque bain, chacun devait de nouveau remonter « son ménage », s’il n’avait pas eu le temps de tout enfouir dans la neige pour l’en retirer vingt-quatre heures plus tard.
Du temps de Dostoïevski, on ne donnait qu’un baquet d’eau chaude aux bains (les caves pouvaient en acheter en plus). Cette norme s’est conservée jusqu’à nos jours : un baquet en bois d’eau tiède et, dans un tonneau, des morceaux de glace qui brûlent la peau et collent aux doigts, et ce à volonté. Un seul baquet, pas d’autre récipient pour rajouter de l’eau froide. Refroidit-on son eau chaude en y mettant des morceaux de glace, et c’est là toute l’eau pour se laver la tête et le corps. L’été, on a de l’eau froide à la place des glaçons, c’est quand même de l’eau, et non de la glace.
Admettons qu’un détenu doive savoir se laver quelle que soit la quantité d’eau, une cuillerée ou une citerne. S’il n’a qu’une cuillerée d’eau, il lavera ses yeux purulents et considérera que sa toilette est terminée. S’il en a une citerne, il aspergera ses voisins, remplira plusieurs fois son baquet, il se débrouillera pour utiliser toute l’eau dans le temps imparti.
Tout cela montre qu’un problème aussi ordinaire que les bains a été abordé avec humour. Mais, bien entendu, cela ne résout pas le problème de la propreté. Se laver réellement aux bains est un rêve irréalisable.
À l’intérieur même des bains où règnent brouhaha, fumée, cris et cohue habituels – « crier comme aux bains » est une expression courante –, il n’y a jamais d’eau en plus, et personne ne peut en acheter. Mais on n’y manque pas seulement d’eau. On y manque de chaleur. Les poêles métalliques ne sont pas toujours chauffés au rouge, et il fait tout simplement froid (dans la plupart des cas). Cette sensation de froid est accentuée par les milliers de courants d’air qui viennent des portes et des fentes : on bouche les fentes entre les rondins des murs avec de la mousse, or la mousse sèche vite et finit par s’émietter, laissant des trous donnant sur l’extérieur. Toute séance aux bains fait courir aux détenus le risque d’un refroidissement, et cela tout le monde le sait (y compris, bien entendu, les médecins). Le lendemain des bains, la liste des gens dispensés de travail pour maladie, la liste des vrais malades, s’allonge toujours, ce qu’aucun médecin n’ignore.
Il faut également rappeler que les détenus apportent les bûches nécessaires la veille, sur leur propre dos, ce qui retarde de deux bonnes heures le retour à la baraque et rend automatiquement les séances de bains odieuses.
Mais tout cela n’est rien encore. Le pire, c’est l’étuve à désinfection, obligatoire à chaque toilette, selon les instructions.
Au camp, il y a deux sortes de linge de corps : l’« individuel » et le « commun ». Ce sont des expressions officielles, reconnues par l’État, au même titre que ces perles linguistiques que sont l’« empunaisement » l’« empouillement », etc. Le linge « individuel », réservé au personnel de service, aux contremaîtres et à d’autres privilégiés, est un peu plus neuf et de meilleure qualité. Destiné à cette catégorie de prisonniers, ce linge est lavé séparément avec plus de soin, et renouvelé plus fréquemment. Quant au linge « commun », c’est du linge commun. On le distribue sur place, aux bains, immédiatement après la toilette, à la place du linge sale qu’on a rassemblé et compté auparavant. Mais il ne saurait être question de choix selon la taille. Le linge propre, est au vrai sens du terme, une loterie ; voir des adultes sangloter de rage en échangeant leurs sous-vêtements crasseux, mais bien solides contre du linge propre usé jusqu’à la trame m’a toujours semblé étrange, douloureux à en pleurer. Rien ne peut contraindre l’homme à prendre ses distances vis-à-vis de ces désagréments dont la vie est faite. Chacun a beau comprendre qu’au prochain bain, tout recommencera, que, de toute façon, sa vie est perdue et qu’un caleçon et un maillot de corps n’y changeront rien, enfin, que s’il a eu du linge solide la dernière fois, c’était aussi par hasard, tous se disputent, tous pleurent. Comme presque tous les actes de détenus, ce phénomène reflète une anomalie psychique : c’est la fameuse « démence » qu’un neurologue du camp a qualifiée de maladie universelle.
La vie émotionnelle du détenu en est à un point tel que le fait d’aller chercher du linge à un guichet sombre donnant sur la mystérieuse profondeur des bains, représente une véritable épreuve pour ses nerfs. Bien avant la distribution, tous ceux qui viennent de se laver se bousculent devant ce guichet. Ils discourent et dissertent sur le linge qu’on leur a donné la dernière fois, sur celui qu’on a distribué cinq ans auparavant au Bamlag et, dès que s’ouvre la planchette qui obstrue le guichet, tous se ruent vers l’ouverture dans une bousculade générale de corps glissants, sales et puants.
Le linge qu’on distribue n’est pas toujours sec. Trop souvent, il est mouillé : on n’a pas le temps de le faire sécher, il n’y a pas assez de bûches. Personne n’aime mettre du linge mouillé ou humide au sortir des bains.
Mille malédictions se déversent sur la tête des préposés aux bains, rompus à tout. Ceux qui ont enfilé du linge humide finissent par geler complètement, mais il faut encore attendre la désinfection des vêtements.
Qu’est-ce qu’une étuve à désinfection ? C’est une fosse recouverte d’un couvercle en rondins et enduite d’argile à l’intérieur, que l’on chauffe à l’aide d’un poêle métallique dont le foyer donne dans l’entrée de l’étuve. On suspend les cabans, vareuses et pantalons dans cette fosse, sur des bâtons, on ferme hermétiquement le couvercle et le préposé à la désinfection commence à « donner de la chaleur ». Il n’y a ni soufre en sachet ni thermomètre pour mesurer la température atteinte. La réussite est le fruit du hasard ou de l’honnêteté du préposé.
Dans le meilleur des cas, seuls les vêtements accrochés près du poêle sont bien chauffés. Les autres, auxquels la chaleur ne parvient pas, ne font que prendre l’humidité. Quant à ceux qui se trouvent dans les coins les plus éloignés, ils ressortent complètement froids. Cette étuve n’extermine pas les poux. Ce n’est qu’une formalité, un dispositif destiné à tourmenter encore davantage le détenu.
Les médecins le savent très bien, eux aussi, mais on ne peut quand même pas laisser un camp sans étuve à désinfection. Alors, après une heure d’attente dans le grand « vestiaire », on commence à sortir des brassées de vêtements, des lots presque identiques ; on jette le tout sur le sol : à chacun de retrouver son bien comme il peut. Le détenu enfile en jurant son caban, sa vareuse et son pantalon ouaté mouillés par la vapeur. Il lui faudra encore faire sécher sa vareuse et son pantalon près du poêle de la baraque, la nuit, se privant de ses dernières heures de sommeil.
On comprend aisément pourquoi personne n’aime le jour des bains.
1955