Tante Polia
Tante Polia mourut à l’hôpital d’un cancer de l’estomac à l’âge de cinquante-deux ans. L’autopsie confirma le diagnostic du médecin traitant. D’ailleurs, à notre hôpital, les conclusions de l’examen d’anatomie pathologique coïncidaient presque toujours avec le diagnostic clinique : cela prouve généralement que l’hôpital est très bon, ou alors qu’il est très mauvais.
On ne connaissait le nom de famille de Tante Polia qu’au bureau de l’administration. Même la femme du gradé chez qui Tante Polia avait travaillé pendant sept ans en qualité de « femme de service », c’est-à-dire de domestique, ne se souvenait pas de son nom.
Tout le monde sait ce que sont un homme ou une femme de service sans pour autant connaître son véritable rôle : il peut être l’homme de confiance de l’inaccessible maître de milliers de destinées humaines ; le témoin de ses faiblesses, de ses mauvais côtés. La personne qui connaît les aspects négatifs de la maisonnée. Un esclave, mais aussi un inévitable participant des conflits domestiques cachés, souterrains ou, à tout le moins un observateur de ces rixes familiales. Un arbitre secret des disputes entre le mari et la femme. Celui qui tient le ménage de la famille du chef, celui qui augmente ses richesses – et pas uniquement grâce à son sens de l’économie et à son honnêteté. Un personnage de ce genre se livrait au commerce des cigarettes de gros gris pour le compte de son chef : il les vendait aux détenus à dix roubles l’unité. La Chambre des poids et mesures du camp avait arrêté qu’une boîte d’allumettes contenait l’équivalent de huit cigarettes de gros gris et que huit de ces boîtes constituaient une « huitaine » de gros gris. Ces mesures de capacité valaient pour un huitième du territoire de l’Union soviétique : pour toute la Sibérie orientale.
Notre homme de service tirait six cent quarante roubles de chaque paquet de gros gris. Mais ce chiffre lui-même n’était pas un maximum, comme on dit. On pouvait aussi ne pas remplir complètement les boîtes : la différence était à peine perceptible, et d’ailleurs personne n’allait entamer une dispute avec l’homme de service du chef. On pouvait rouler des cigarettes plus minces. Toute l’opération reposait entre les mains et sur l’honnêteté de l’homme de service. Le nôtre achetait le gros gris au chef au prix de cinq cents roubles le paquet. Et il empochait un bénéfice de cent quarante roubles.
Le patron de Tante Polia ne faisait pas commerce de gros gris et, plus généralement, elle n’eut à s’occuper d’aucune affaire louche chez lui. Tante Polia était une cuisinière renommée et on prisait fort les gens de service qui s’y connaissaient en art culinaire. Elle pouvait trouver une planque pour un compatriote ukrainien ou le faire porter sur une liste de libérables – et elle le faisait en effet. Elle aida vraiment sérieusement ses compatriotes. Les autres, elle ne les aida pas, sauf par de bons conseils.
C’était la septième année que Tante Polia travaillait chez le chef et elle pensait qu’elle réussirait à franchir le cap de ses dix ans de peine sans encombre.
C’était une femme désintéressée par calcul, car elle pensait à juste titre que son indifférence à l’égard des cadeaux et de l’argent ne pourrait que plaire à n’importe quel chef. Ses calculs s’étaient révélés justes. On considérait qu’elle faisait partie de la famille du chef et on avait déjà ébauché un plan pour la libérer : on devait la compter au nombre des détenus qui chargeaient les camions au gisement où travaillait le frère du chef, et ce gisement devait solliciter sa libération.
Mais Tante Polia tomba malade ; son état empira, elle fut hospitalisée. Le médecin-chef ordonna qu’on la mît dans une chambre particulière. On tira dix moribonds dans le couloir glacial pour faire de la place à la femme de service du chef.
L’hôpital s’anima. Tous les jours, en fin d’après-midi, on vit arriver des Willis, des camions ; des dames en touloupe, des militaires en descendaient : tous se précipitaient chez Tante Polia. Et à chacun Tante Polia promettait la même chose : si elle guérissait, elle dirait un mot au chef.
Tous les dimanches, une limousine ZIS-110 passait le portail de l’hôpital : on apportait un petit colis ou un petit mot à Tante Polia de la part de la femme du chef.
Tante Polia donnait tout aux aides-soignantes : elle goûtait une cuillerée de chaque plat et donnait le reste. Elle savait ce qu’elle avait.
Guérir, elle ne le pouvait pas. Et voilà qu’un beau jour un visiteur inhabituel se présenta à l’hôpital avec un petit mot du chef : le père Piotr, comme il se nomma au répartiteur. Apparemment, Tante Polia voulait se confesser.
Ce visiteur inhabituel, c’était Pietka Abramov. Tout le monde le connaissait. Il avait même été hospitalisé là quelques mois auparavant. Et maintenant voilà qu’il était le père Piotr.
La visite du révérend bouleversa tout l’hôpital. Ainsi, il y avait des prêtres dans nos contrées ! Et ils confessaient tous ceux qui le demandaient ! Dans la plus grande salle de l’hôpital, la salle no 2, où tous les jours, entre le déjeuner et le dîner, un malade racontait quelque récit gastronomique, jamais pour exciter les appétits, mais à cause de la nécessité qu’éprouve tout affamé de susciter des émotions alimentaires, dans cette salle, on ne parla plus que de la confession de Tante Polia.
Le père Piotr était coiffé d’une casquette et vêtu d’un caban. Son pantalon ouaté était fourré dans de vieilles bottes en toile goudronnée. Ses cheveux étaient coupés court pour un homme de religion, bien plus court que les cheveux des dandys des années cinquante. Le père Piotr déboutonna son caban et son blouson matelassé, ce qui permit d’apercevoir une chemise russe bleu ciel et une grande croix pectorale. Ce n’était pas une simple croix, mais un crucifix ; de fabrication artisanale cependant, façonné par une main experte, mais démunie des outils nécessaires.
Le père Piotr confessa Tante Polia et s’en alla. Il resta longtemps au bord de la route, à lever le bras dès qu’un camion approchait. Deux d’entre eux passèrent sans s’arrêter. Alors, le père Piotr tira de sous sa veste une cigarette déjà roulée, la brandit au-dessus de sa tête, et le premier camion qui passa ralentit : le chauffeur ouvrit la portière de sa cabine avec hospitalité.
Tante Polia mourut et on l’enterra au cimetière de l’hôpital. C’était un grand cimetière au pied de la montagne (au lieu de « mourir », les malades disaient « aller sous le mont »), avec des fosses communes « A », « B », « V » et « G »[41], et quelques rangées de petits monticules, de tombes isolées. Ni le chef, ni son épouse, ni le père Piotr n’assistèrent à l’enterrement de Tante Polia. Ce fut la même cérémonie que d’habitude : le répartiteur attacha au genou gauche de Tante Polia une plaquette en bois portant son numéro. C’était le numéro de son dossier pénitentiaire. Conformément aux instructions, le numéro devait être inscrit à l’aide d’un simple crayon noir et surtout pas d’un crayon chimique : comme sur les encoches-repères topographiques, en forêt.
Les aides-soignants fossoyeurs recouvrirent de pierres le corps sec de Tante Polia, comme ils le faisaient d’habitude. Le répartiteur fixa un bâton dans les pierres : toujours avec le numéro de dossier.
Quelques jours passèrent et le père Piotr vint à l’hôpital. Il était déjà allé au cimetière et tonnait au bureau de l’administration :
— Une croix. Il faut mettre une croix.
— Et puis quoi encore ? répondit le répartiteur.
Ils se disputèrent longtemps. Finalement, le père Piotr déclara :
— Je vous donne une semaine. Si, d’ici là, vous ne faites pas mettre de croix, je me plaindrai au chef de la Direction. Si celui-ci ne fait rien, j’écrirai au chef du Dalstroï. Et si ce dernier refuse, je me plaindrai au Conseil des commissaires du peuple. S’il refuse, j’écrirai au Synode, hurla le père Piotr.
Le répartiteur était un détenu de longue date et il connaissait bien le « pays des prodiges » ; il savait qu’il pouvait s’y passer les choses les plus inattendues. Et, après avoir réfléchi, il décida d’en parler au médecin-chef.
Le médecin-chef, qui avait été un jour ministre ou vice-ministre, conseilla de ne pas discuter et de mettre une croix sur la tombe de Tante Polia.
— Si le pope parle avec une telle assurance, c’est qu’il y a anguille sous roche. Il sait quelque chose. Tout est possible, tout est possible, marmonna l’ex-ministre.
On mit une croix, la première du cimetière. On pouvait la voir de loin. Bien qu’il n’y en eût qu’une, tout l’endroit prit l’aspect d’un vrai cimetière. Tous les malades qui pouvaient marcher allaient la voir. On y cloua une planchette avec une inscription bordée de noir. On ordonna à un vieil artiste de réaliser l’inscription : c’était un homme hospitalisé depuis plus d’un an, pas vraiment alité au sens habituel du terme, mais simplement compté au nombre des malades ; il passait tout son temps à exécuter des copies en masse de trois œuvres : L’Automne doré[42], Les Trois Preux[43] et La Mort d’Ivan le Terrible[44]. Il affirmait qu’il pourrait les exécuter les yeux fermés. Il avait pour clients toutes les autorités du bourg et de l’hôpital. Mais il accepta de faire la planchette pour la tombe de Tante Polia. Il demanda ce qu’il fallait inscrire. Le répartiteur se mit à farfouiller dans ses listes :
— Je ne trouve rien en dehors de ses initiales, dit-il. Timochenko, P.I. Tu n’as qu’à mettre : Polina Ivanovna. Morte à telle date.
L’artiste, qui ne discutait jamais avec ses clients, fit ce qu’on lui demandait. Mais une semaine plus tard, jour pour jour, arriva Pietka Abramov, alias le père Piotr. Il dit que Tante Polia ne s’appelait absolument pas Polina mais Praskovia, et qu’elle n’était pas Ivanovna mais Ilinitchna. Il donna également sa date de naissance et demanda qu’on la portât sur l’inscription funéraire. On procéda aux rectifications en sa présence.
1958