Les baies
Fadeïev déclara : « Attends voir, je m’en vais lui dire deux mots » ; il s’approcha de moi et mit la crosse de son fusil contre ma tête. Étendu dans la neige, je serrais la bûche qui était tombée de mon épaule et que je n’arrivais pas à soulever pour aller reprendre ma place dans la colonne des gens descendant de la montagne ; chacun portait un rondin sur l’épaule, « un bâton de bois de chauffage », plus ou moins grand selon le cas : tout le monde était pressé de rentrer, les soldats d’escorte comme les détenus ; tout le monde avait faim, sommeil et en avait franchement assez de cette interminable journée d’hiver. Mais, moi, j’étais couché dans la neige.
Fadeïev vouvoyait toujours les détenus :
— Écoutez, le vieux, dit-il, ce n’est pas possible qu’un grand type comme vous ne soit pas capable de porter une bûche comme celle-ci, un petit bâton, pour ainsi dire. Vous êtes à l’évidence un simulateur. Vous êtes un fasciste. À l’heure où notre pays lutte contre l’ennemi, vous lui mettez des bâtons dans les roues.
— Je ne suis pas un fasciste, lui répondis-je, je suis un homme affamé et malade. C’est toi, le fasciste. Tu lis dans les journaux que les fascistes tuent des vieillards. Comment tu vas raconter à ta fiancée ce que tu faisais à la Kolyma ? Penses-y un peu.
Tout m’était égal. Je ne pouvais pas supporter les gens aux joues roses, en bonne santé, repus, bien vêtus ; je n’avais pas peur. Je me recroquevillai pour protéger mon ventre, mais ce fut un geste archaïque, instinctif : je n’avais absolument pas peur des coups dans le ventre. Fadeïev me donna un coup de pied dans le dos. J’eus soudain chaud, mais ne ressentis aucune douleur. Tant mieux si je mourais.
— Écoutez, me dit Fadeïev après m’avoir retourné le visage face au ciel de la pointe de sa botte, vous n’êtes pas le premier gars de cet acabit auquel j’ai affaire, les types comme vous je les connais.
Siérochapka, l’autre soldat d’escorte, s’approcha :
— Montre-toi un peu, que je me souvienne bien de toi. Ce que tu as l’air méchant et laid. Demain, je t’abattrai de ma propre main. Compris ?
— Compris, lui répondis-je en me relevant et en crachant une salive salée et sanglante.
Je traînai mon rondin sous le hululement, les cris et les injures de mes camarades : ils avaient gelé pendant qu’on me battait.
Le lendemain, Siérochapka nous emmena au travail : ramasser, dans une forêt qui avait été abattue l’hiver précédent, tout ce qu’il était possible de brûler dans les poêles métalliques. Le bois avait été coupé en hiver, les souches étaient énormes. Nous les déracinions à l’aide de leviers pour ensuite les scier et les mettre en piles.
Sur les quelques arbres qui avaient échappé à la hache et entouraient notre lieu de travail, Siérochapka suspendit des jalons faits d’herbe sèche tressée, jaune et grise : il venait de délimiter ainsi la zone interdite.
Notre chef de brigade fit un feu pour Siérochapka sur une éminence – au travail, le feu était réservé à l’escorte – et il empila une réserve de bûches.
Les vents avaient depuis longtemps balayé la neige. L’herbe glacée recouverte de givre glissait et changeait de couleur dès que l’effleurait une main humaine. Recouvert de glace, un petit buisson d’églantier des montagnes se dressait sur une butte : ses baies gelées couleur lilas foncé exhalaient un arôme exceptionnel. Mais les airelles rouges, trop mûres et virant au gris bleu, saisies par le givre, étaient bien meilleures que l’églantier. Des airelles des marais pendaient sur des branches droites et courtes ; d’un bleu vif, ridées comme un porte-monnaie en cuir vide, elles avaient gardé leur jus sombre, d’un noir bleuté, au goût indicible.
Les baies de cette saison, prises par le gel, n’ont rien à voir avec les baies de pleine maturité, juteuses. Leur goût est beaucoup plus fin.
Rybakov, mon camarade, cueillait des baies et les mettait dans une boîte de conserve pendant nos pauses cigarette, et même lorsque Siérochapka regardait ailleurs. S’il parvenait à remplir sa boîte, le cuisinier du détachement de la garde lui donnerait du pain. Du coup, l’entreprise de Rybakov prenait de l’importance.
Je n’avais pas de clients de ce genre et je mangeais moi-même les baies en pressant soigneusement et avec avidité chaque fruit contre mon palais : le jus sucré et parfumé de l’airelle écrasée me grisait un court instant.
Je ne pensai pas à aider Rybakov à faire sa cueillette ; d’ailleurs lui-même n’aurait pas voulu de mon aide : il lui aurait ensuite fallu partager le pain.
Sa boîte de conserve se remplissait trop lentement, il y avait de moins en moins de baies et, sans nous en rendre compte, tout en travaillant et en cueillant nos baies, nous étions arrivés aux limites de la « zone » : les jalons pendaient juste au-dessus de nous.
— Regarde un peu, dis-je à Rybakov, il faut rebrousser chemin.
Mais devant nous, il y avait des buttes couvertes de baies d’églantier et d’airelles des marais, d’airelles rouges aussi… Nous les avions remarquées depuis longtemps. Il aurait fallu que l’arbre aux jalons se trouvât deux mètres plus loin.
Rybakov montra sa boîte à moitié vide, le soleil qui déclinait à l’horizon, et il se mit à progresser lentement vers les baies magiques.
Un coup de feu claqua et Rybakov tomba sur les buttes, face contre terre. Tout en brandissant son fusil, Siérochapka cria :
— Laissez-le là où il est ! N’approchez pas !
Il rechargea et tira un autre coup. Nous savions ce que ce deuxième coup de feu voulait dire. Siérochapka le savait aussi. Il devait toujours y avoir deux détonations : la première est une simple sommation.
Couché sur les buttes, Rybakov semblait étonnamment petit. Le ciel, les montagnes et la rivière étaient immenses, et Dieu sait combien on peut coucher d’hommes dans ces montagnes, sur les petits sentiers entre les buttes.
La boîte de Rybakov avait roulé au loin ; je réussis à la ramasser et à la cacher dans ma poche. Peut-être qu’on me donnerait du pain en échange de ces baies : je savais bien pour qui Rybakov les avait cueillies.
Siérochapka fit tranquillement mettre en rangs notre petit détachement, nous compta, nous donna l’ordre d’avancer et nous ramena au camp.
Du bout de son fusil, il me donna un petit coup sur l’épaule et je me retournai :
— C’est toi que je voulais, dit Siérochapka, mais tu n’es pas allé t’y mettre, mon salaud…
1959