Le directeur de l’hôpital
— Attends un peu, tu vas te planter, tu vas te casser la gueule, me menaça, à la manière des truands, le docteur Doktor, le directeur de l’hôpital, un des personnages les plus sinistres de la Kolyma… Tiens-toi à carreau !
Je ne me suis pas laissé démonter. On n’allait pas jeter un aide-médecin diplômé en pâture à n’importe quel fauve, on ne le livrerait pas au docteur Doktor – nous étions en 47 et non en 37 –, et moi, qui avais été témoin d’un certain nombre de choses que le docteur Doktor ne pouvait pas même imaginer, j’étais tranquille et je n’attendais qu’une chose : que le chef s’en aille. J’étais l’aide-médecin en chef du service de chirurgie.
Ses persécutions avaient commencé peu auparavant, après qu’il eut découvert dans mon dossier pénitentiaire une condamnation avec le sigle « KRTD » ; or le docteur Doktor était un tchékiste, un collaborateur du département politique qui avait envoyé bon nombre de « KRTD » à la mort ; et voilà qu’il avait sous la main, dans son propre hôpital, muni d’un diplôme créé par lui, un aide-médecin qui aurait dû être liquidé.
Le docteur Doktor tenta de trouver de l’aide auprès du délégué du NKVD. Mais ce délégué était un homme du front, Baklanov, un jeune arrivé après la guerre. Il connaissait les sales petites combines personnelles du docteur Doktor – des pêcheurs lui apportaient spécialement du poisson, des chasseurs abattaient du gibier pour lui, bref, le service de livraison du chef fonctionnait à plein rendement ; aussi le docteur Doktor ne rencontra-t-il aucune sympathie auprès de Baklanov.
— Mais il vient de vos cours, il vient tout juste d’avoir son diplôme. Et vous-même, vous l’avez reçu.
— C’est au service du personnel qu’ils se sont plantés. Allez savoir maintenant.
— Bon, dit le délégué. S’il enfreint la loi, s’il agit contre, on le renverra. On vous soutiendra.
Le docteur Doktor maudit ces temps défavorables et prit son mal en patience. Les chefs aussi peuvent attendre patiemment un faux pas de leurs subordonnés.
L’hôpital Central du camp était grand, il contenait mille lits. Il y avait des médecins-détenus spécialistes en tous genres. Les chefs libres avaient demandé et obtenu l’autorisation de créer deux salles au service de chirurgie pour les opérés d’urgence, une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Dans ma salle, il y avait une jeune fille qu’on avait amenée pour une appendicite, mais qu’on n’avait pas opérée : on lui appliquait un traitement médical. Une jeune fille délurée, elle était, je crois, secrétaire du komsomol d’une direction minière. Quand elle était arrivée, le chirurgien Braude, en galant homme, avait montré le service à la nouvelle patiente, lui avait raconté des histoires de… fractures et de spondylites, lui avait fait la visite guidée. Il faisait moins soixante dehors et il n’y avait pas de poêle au centre de transfusion sanguine : la fenêtre était recouverte d’une dentelle de glace et on ne pouvait saisir le métal à mains nues, mais le galant chirurgien avait ouvert en grand les portes du centre de transfusion, ce qui avait fait refluer tout le monde en arrière, dans le couloir :
— Et là nous recevons habituellement les femmes.
— Sans grand succès, j’imagine, avait répondu l’invitée en soufflant sur ses mains pour les réchauffer.
Le chirurgien en était devenu tout confus.
Cette jeune fille délurée prit l’habitude de venir me voir dans la salle de garde. Nous avions des airelles rouges gelées, une gamelle d’airelles rouges, et nous bavardions tard la nuit. Mais un jour, vers minuit, les portes de la salle de garde s’ouvrirent et le docteur Doktor entra dans la pièce, sans blouse, en veste de cuir.
— Tout est en ordre dans la salle.
— Je vois. Mais vous, qui êtes-vous ? demanda le docteur Doktor à la jeune fille.
— Je suis une malade. Je suis hospitalisée ici, dans la salle des femmes. Je suis venue chercher un thermomètre.
— Demain, vous n’y serez plus. Je vais liquider ce bordel.
— Ce bordel ? Mais qui est-ce ? demanda la jeune fille.
— C’est le directeur de l’hôpital.
— Ah ! c’est lui, le fameux docteur Doktor. J’ai entendu parler de lui. Tu vas avoir des ennuis à cause de moi ? Pour les airelles ?
— Rien du tout.
— Bon, j’irai le voir demain, on ne sait jamais. Je m’en vais lui chanter un tel air qu’il comprendra où est sa place. Et, si on t’ennuie, je te donne ma parole que…
— Il ne m’arrivera rien.
On ne renvoya pas la jeune fille, son entrevue avec le directeur de l’hôpital eut bien lieu et tout s’apaisa jusqu’à la première réunion générale où le docteur Doktor fit un rapport sur le fléchissement de la discipline.
— Ainsi, en chirurgie, un aide-médecin reste au bloc opératoire avec une femme – le docteur Doktor avait confondu la salle de garde et le bloc opératoire – et mange des airelles rouges.
— Et avec qui ? chuchota-t-on dans les rangs.
— Avec qui ? cria un des libres.
Mais le docteur Doktor ne donna pas de nom.
La foudre était tombée et je n’avais rien compris. L’aide-médecin en chef est responsable de la nourriture : le directeur de l’hôpital avait décidé de frapper le plus simplement du monde.
On repesa le kissel et il apparut qu’il en manquait dix grammes. J’eus un mal fou à prouver que le kissel étant versé dans de grandes assiettes à l’aide d’une petite louche, une dizaine de grammes restaient inévitablement collés au fond.
L’éclair m’avait prévenu, bien que sans tonnerre.
Le lendemain, la foudre m’atteignit sans éclair.
Un des médecins de la salle m’avait demandé de laisser à un malade mourant une cuillerée de quelque chose de bon et, l’ayant promis, j’ordonnai au serveur de mettre de côté une demi-gamelle, un quart de gamelle de soupe provenant de la table « diététique ». Ce n’était pas légal, mais on le faisait couramment et partout, dans tous les services. À l’heure du déjeuner, une foule de gradés conduite par le docteur Doktor fit irruption dans le service.
— Et ça, c’est pour qui ?
On faisait chauffer la demi-gamelle de soupe diététique sur le poêle.
— C’est le docteur Goussegov qui l’a demandée pour un de ses malades.
— Le malade du docteur Goussegov ne bénéficie pas d’un régime diététique. Qu’on fasse venir le docteur Goussegov.
Le docteur Goussegov, un médecin-détenu et, de plus, condamné d’après l’article 58/1-a, trahison de la patrie, blêmit de terreur en comparaissant devant le regard limpide des autorités. On l’avait pris tout récemment à l’hôpital, après de longues années de demandes, de requêtes. Et voilà qu’il avait donné ce malheureux ordre.
— Ce ne sont pas mes instructions, citoyen-chef.
— Donc vous, monsieur l’aide-médecin en chef, vous mentez. Vous nous induisez en erreur, tempêta le docteur Doktor. Tu t’es coupé, avoue. Tu t’es fait avoir.
Je plaignais le docteur Goussegov mais je le comprenais. Je ne dis rien. Tous les autres membres de la commission gardèrent également le silence : le médecin-chef, le chef du camp. Seul le docteur Doktor fulminait.
— Enlève ta blouse et file au camp. Aux travaux généraux ! Je te ferai pourrir à l’isolateur !
— À vos ordres, citoyen-chef.
J’ôtai ma blouse et me transformai immédiatement en détenu ordinaire, de ceux qu’on poussait dans le dos et qu’on insultait : il y avait bien longtemps que je n’avais pas été au camp…
— Où est la baraque des services ?
— Tu ne vas pas à la baraque des hommes de service, mais à l’isolateur.
— Il n’y a pas encore de mandat d’arrêt.
— Enferme-le sans mandat en attendant.
— Non, je ne le prendrai pas sans mandat. Le chef du camp a ordonné de ne plus le faire.
— Le directeur de l’hôpital est certainement plus haut placé que le chef du camp.
— C’est vrai, mais moi je ne connais qu’un chef : celui du camp.
Je n’eus pas à rester longtemps dans la baraque des services : on rédigea très vite le mandat d’arrêt et j’allai à l’isolateur, un cachot puant, aussi nauséabond que des dizaines d’autres cachots où j’avais déjà été enfermé.
Je m’étendis sur les châlits et y restai couché jusqu’au lendemain. Au matin arriva le répartiteur. Nous nous connaissions tous les deux.
— On t’a flanqué trois jours avec envoi aux travaux généraux. Vas-y, on te donnera des moufles et tu transporteras du sable dans une brouette pour les fondations du nouveau bâtiment de la garde. Il y a eu toute une comédie. Le chef de l’OLP me l’a racontée. Le docteur Doktor exigeait qu’on t’envoie définitivement à un gisement disciplinaire. Qu’on te transfère dans un camp à numéros.
— Ça ne rime à rien, répliquaient tous les autres. À ce train-là, tout le monde se retrouverait dans un camp disciplinaire ou à numéros. Et nous, nous serons privés d’un aide-médecin compétent.
Toute la commission était au courant de la lâcheté de Goussegov, le docteur Doktor l’était aussi, mais il enrageait encore plus.
— Bon, alors deux semaines de travaux généraux.
— Ça non plus, ça ne va pas. C’est une punition trop lourde. Une semaine, avec envoi au travail à l’hôpital, proposa le délégué Baklanov.
— Vous êtes cinglés ! S’il n’y a pas les travaux généraux, la brouette, ce n’est plus une punition. S’il va juste passer la nuit à l’isolateur, ce n’est qu’une simple formalité.
— Bon, entendu, un jour avec envoi aux travaux généraux.
— Trois jours.
— D’accord.
Voilà comment, après de longues années, je saisis de nouveau les brancards de la brouette, de la « machine de l’Osso, deux brancards et une roue ».
J’étais un vieil habitué de la brouette de la Kolyma. J’avais appris en 1938 toutes les finesses de la brouette au gisement aurifère. Je savais pousser sur les brancards pour que le point d’appui se retrouve sur l’épaule, je savais ramener la brouette vide : la roue en avant, en tenant les brancards vers le haut pour que le sang reflue. Je savais retourner la brouette d’un seul geste, puis la redresser et la remettre sur le chemin de roulage.
J’étais passé maître dans l’art de la brouette. Je la poussais volontiers et faisais étalage de ma classe. Je la fis tourner volontiers et j’égalisai le chemin de roulage avec un caillou. Ici, je n’avais rien à démontrer. Il y avait juste la brouette, une punition, un point c’est tout. Ce travail punitif ne ferait l’objet d’aucun décompte. Pendant plusieurs mois, je n’avais pas quitté l’énorme bâtiment à trois étages de l’hôpital Central, je m’étais passé d’air pur : je plaisantais volontiers en disant qu’au gisement j’en avais fait provision pour vingt ans. Voilà que je respirais à nouveau en me rappelant la brouette. Je passai deux nuits et trois jours à ce travail. Au soir du troisième jour, le chef du camp vint me voir. De toute son expérience de camp à la Kolyma, il n’avait jamais encore eu l’occasion de voir une punition aussi sévère, pour un tel délit, que celle réclamée par le docteur Doktor, et il voulait comprendre.
Il s’arrêta près du chemin de roulage.
— Bonjour, citoyen-chef.
— Aujourd’hui, c’est la fin de tes travaux forcés, tu peux ne pas rentrer à l’isolateur.
— Merci, citoyen-chef.
— Mais, pour aujourd’hui, travaille jusqu’au bout.
— À vos ordres, citoyen-chef.
Avant la fin du travail – indiqué par un coup tapé sur un bout de rail – arriva le docteur Doktor. Il était accompagné de deux de ses ordonnances : Postel, « l’économe » de l’hôpital, et Gricha Kobeko, le prothésiste dentaire.
Postel était un ancien collaborateur du NKVD, un syphilitique ; il avait contaminé deux ou trois infirmières qu’il avait fallu envoyer dans une venzone, une zone vénérologique pour femmes, dans un campement forestier où ne vivaient que des syphilitiques ; le beau Gricha Kobeko, lui, était un mouchard de l’hôpital, un informateur, un fabricant d’« affaires ». Une compagnie digne du docteur Doktor.
Le directeur de l’hôpital s’approcha du chantier et, cessant leur travail, les trois préposés aux brouettes se relevèrent et se mirent tranquillement au garde-à-vous.
Le docteur Doktor me dévisagea avec une satisfaction visible :
— Ah, te voilà ! C’est le travail qui te convient. Compris ? C’est le travail qui te convient.
Le docteur Doktor avait-il amené des témoins pour me provoquer, me pousser ne serait-ce qu’à une petite infraction ? Les temps avaient changé, bien changé. Le docteur Doktor le comprenait ; moi aussi. Un chef et un aide-médecin, ce n’était plus la même chose qu’un chef et un simple travailleur. Loin de là.
— Moi, citoyen-chef, je peux faire n’importe quel travail. Je peux même être directeur de l’hôpital.
Le docteur Doktor jura grossièrement et s’éloigna en direction du bourg libre. On tapa sur le rail et je rentrai, mais pas au camp, pas dans la zone, comme les deux jours précédents ; non, je regagnai l’hôpital.
— Grichka, de l’eau ! criai-je.
Et je lui demandai de m’apporter quelque chose à manger après mon bain.
Mais je connaissais mal le docteur Doktor. Presque quotidiennement, notre service fut inspecté par une commission de contrôle. Et, comme il s’attendait à une visite des autorités supérieures, le docteur Doktor devenait littéralement fou.
Il aurait sûrement fini par me coincer, mais d’autres chefs libres brisèrent sa carrière, lui firent un croc-en-jambe, le chassèrent d’un bon poste.
Il fut subitement envoyé en congé sur le continent alors qu’il n’avait fait aucune demande. Un autre chef vint le remplacer.
Ce fut la tournée d’adieu. Le nouveau chef, gros, indolent, s’essoufflait vite. Le service de chirurgie était au deuxième étage, on avait marché vite, on était hors d’haleine. En m’apercevant, le docteur Doktor ne put s’empêcher de s’offrir un divertissement :
— Tiens, voilà la fameuse contre-révolution dont je t’ai parlé en bas, dit le docteur Doktor à voix haute en me montrant du doigt. Je voulais le démettre de ses fonctions, mais je n’en ai pas eu le temps. Je te conseille de le faire sans tarder. On respirera mieux à l’hôpital.
— J’essayerai, répondit le gros chef avec indifférence.
Je compris qu’il haïssait autant que moi le docteur Doktor.
1964