Un descendant de décembriste[66]

On a consacré beaucoup de livres au premier hussard, au célèbre décembriste[67]. Dans un chapitre détruit d’Eugène Onéguine, Pouchkine a écrit : Ami de Mars, de Bacchus et de Vénus…

C’était un chevalier, un homme intelligent, un érudit, dont la parole était en accord avec les actes. Et ce furent là de bien grands actes !

Quant au deuxième hussard, son descendant, je vous en dirai tout ce que je sais.

À Kadyktchane où, affamés et à bout de forces, nous avancions pas à pas, nous faisions tourner le cabestan égyptien jusqu’à en avoir des cals sanguinolents à la poitrine, pour permettre au wagonnet plein de roches de remonter la pente – à Kadyktchane, on creusait une galerie de mine, cette fameuse mine aujourd’hui connue de toute la Kolyma. Le labeur des Égyptiens, j’ai eu l’occasion de le voir de mes propres yeux, de l’éprouver sur ma propre peau.

L’hiver 1940-1941 approchait, un hiver de la Kolyma, sans neige, mauvais. Le froid engourdissait nos muscles, nous serrait les tempes de son étau. On avait installé des poêles métalliques dans les tentes en grosse toile déchirée où nous vivions l’été. Mais ces poêles ne chauffaient que l’air libre.

Les chefs ingénieux avaient prévu de protéger du froid les détenus. On avait construit une deuxième carcasse, plus petite, à l’intérieur de la tente, avec une dizaine de centimètres entre les deux. À l’exception du plafond, toute la carcasse avait été revêtue de carton goudronné, ce qui avait donné une sorte de double tente, à peine plus chaude qu’avant.

Dès les premières nuits passées sous cette tente on comprit que la mort ne se ferait pas attendre. Il fallait trouver un moyen de se sortir de là. Mais lequel ? Avec l’aide de qui ? À onze kilomètres de Kadyktchane, il y avait un grand camp, Arkagala, où travaillaient des mineurs. Notre mission était une section de ce camp. Il fallait aller là-bas, à Arkagala !

Mais comment ?

La tradition du bagne veut que, dans ce genre de cas, on s’adresse d’abord au médecin. À Kadyktchane, il y avait un poste d’aide-médecin où travaillait une sorte de « badigeonneur », un presque médecin pris parmi les anciens étudiants de l’Institut de médecine de Moscou : c’était ce qui se disait sous notre tente.

Il fallait un immense effort de volonté pour trouver la force de se lever et d’aller à l’infirmerie, après une journée de travail. Bien sûr, on n’avait ni à s’habiller ni à se chausser – on gardait tout sur soi d’un bain à l’autre –, mais on manquait de forces. C’était dommage de se fatiguer pour cette « consultation » qui pouvait fort bien se terminer par des moqueries sinon par des coups – ça s’était déjà vu. Mais surtout il y avait ce sentiment que ce serait en pure perte, qu’une réussite était plus que douteuse. Pourtant, quand on cherche une issue, on ne peut négliger la moindre chance : c’était mon corps, mes muscles épuisés qui me le disaient, et non mon espérance ou ma raison.

La volonté n’obéissait qu’à l’instinct – comme chez les bêtes sauvages.

De l’autre côté de la route, en face de notre tente, il y avait une petite isba, un refuge pour les escouades de reconnaissance, les groupes de prospection géologique et même, parfois, les opérationnels « secrets » : pour toutes les innombrables patrouilles qui sillonnaient la taïga.

Les géologues étaient partis depuis longtemps et on avait transformé leur isba en infirmerie, en une petite cabine avec un lit, une armoire et un rideau, en fait une vieille couverture. Cette couverture séparait du reste de la pièce le lit en bois où dormait le « docteur ».

Pour la consultation, on faisait la queue dehors dans le froid.

Je me faufilai dans l’isba. La lourde porte se referma derrière moi, me poussant à l’intérieur. Des yeux bleus, un grand front marqué d’un début de calvitie et une chevelure bien peignée, indiscutablement peignée : avoir des cheveux, c’était s’affirmer. Au camp, les cheveux témoignent de votre situation. Car on rase tout le monde complètement. Et ceux qui échappent au « coiffeur », tous les envient. Les cheveux, c’est une manière originale de protester contre le régime du camp.

— Tu es de Moscou ?

C’était le docteur qui me questionnait.

— Oui.

— Faisons connaissance.

Je lui dis mon nom de famille et je serrai sa main tendue. Elle était froide, légèrement humide.

— Lounine.

— Un grand nom, lui dis-je en souriant.

— Son propre arrière-petit-fils. Dans notre famille, on appelle toujours le fils aîné soit Mikhaïl, soit Sergueï. En alternant. L’autre, celui de Pouchkine, était Mikhaïl Sergueïevitch.

— C’est connu.

Il y avait, dans cette première conversation, quelque chose qui détonnait dans l’univers du camp. J’oubliai ma requête, ne pus me décider à donner une coloration indue à notre échange. Pourtant, je mourais de faim. J’avais envie de pain et de chaleur. Mais le docteur n’y avait pas encore songé.

— Tiens, voilà du tabac !

Je me mis à rouler une cigarette de mes doigts roses et gelés.

— Prends-en plus voyons, ne te gêne pas… À la maison, j’ai toute une bibliothèque sur mon arrière-grand-père. J’étais étudiant en médecine, tu comprends ? Mais je n’ai pas fini mes études. On m’a arrêté. Dans notre famille, on est tous militaires, sauf moi, je suis médecin. Et je ne le regrette pas.

— Vous avez donc abandonné Mars ? Ami d’Esculape, de Bacchus et de Vénus.

— Côté Vénus, par ici, c’est faiblard. Pour Esculape, en revanche, rien à redire. Seulement, je n’ai pas de diplôme. Si j’avais aussi mon diplôme, je leur montrerais…

— Et côté Bacchus ?

— De l’alcool, il y en a, tu t’en doutes. Moi, un petit verre de temps à autre, ça me suffit. Je m’enivre vite. Je travaille aussi dans le bourg des libres ; alors, tu comprends bien que… Reviens donc me voir.

J’entrouvris la porte de l’infirmerie et je me propulsai dehors.

— Tu sais, les Moscovites, ils adorent se rappeler leur ville : les rues, les patinoires, les maisons, la Moscova… bien plus que les autres, les gens de Kiev, par exemple, ou de Leningrad…

— Je ne suis pas natif de Moscou.

— Ceux-là se rappellent encore mieux, ils ont encore plus de souvenirs…

Je revins le voir plusieurs fois, le soir, après les consultations : je fumais une cigarette, une cigarette de gros gris – et n’osais pas lui demander de pain.

Comme tous ceux qui n’avaient pas la vie trop dure au camp – par chance ou grâce à leur travail –, Sergueï Mikhaïlovitch pensait peu aux autres et ne se souciait guère des affamés : Arkagala, son secteur, n’avait pas encore connu la famine à l’époque. Les malheurs des gisements ne l’avaient pas encore touché.

— Si tu veux, je t’opère : je t’enlève le kyste que tu as au doigt.

— D’accord.

— Seulement, à une condition. Je ne vais pas te dispenser de travail. Ça ne se fait pas, tu comprends.

— Et comment je vais travailler avec un doigt opéré ?

— Tu te débrouilleras.

J’acceptai et Lounine me fit ce cadeau, il m’enleva mon kyste ; il se révéla habile chirurgien. Lorsque, bien des années plus tard, je revis ma femme, dès les premiers instants de notre rencontre, elle rechercha avec un grand étonnement ce fameux kyste « de Lounine » en me serrant la main.

Je compris que Sergueï Mikhaïlovitch était simplement trop jeune, qu’il lui fallait un interlocuteur averti, qu’il voyait le camp, le « Destin », comme le voit n’importe quel chef libre, qu’il avait même tendance à admirer les truands et que le sens de l’année 1938 lui avait complètement échappé.

Or, moi, chaque heure, chaque journée de repos m’était précieuse : mes muscles fatigués à vie par le gisement aurifère me faisaient mal et exigeaient le repos. Le moindre quignon de pain, la plus petite gamelle de lavasse m’étaient précieux : mon estomac réclamait de la nourriture et mes yeux erraient à la recherche de pain sur les étagères indépendamment de ma volonté. Mais je m’obligeais à évoquer les quartiers de Moscou, le Kitaï-Gorod, la porte Nikitski où l’écrivain Andreï Sobol s’est suicidé et d’où Stern a tiré sur la voiture de l’ambassadeur allemand[68] – l’histoire des rues de Moscou qui ne serait jamais écrite.

— Oui, oui, Moscou, mais, dis-moi, combien as-tu eu de femmes ?

Il était impensable qu’un homme à moitié mort de faim pût soutenir une telle conversation, toutefois le jeune chirurgien ne faisait que s’écouter parler et ne se vexait pas de mon silence.

— Écoute, Sergueï Mikhaïlovitch, nos destinées, c’est un crime, le plus grand crime du siècle.

— Oh ça, je ne sais pas, répondit Sergueï Mikhaïlovitch d’un air mécontent. Tout ça, c’est la faute aux youpins.

Je haussai les épaules.

Rapidement Sergueï Mikhaïlovitch réussit à se faire transférer au secteur, à Arkagala ; je pensai alors, sans peine ni tristesse, qu’une personne de plus disparaissait à jamais de ma vie et qu’il était si facile, en fin de compte, de se séparer, de se quitter. Mais il n’en fut pas ainsi.

Le chef du secteur de Kadyktchane où je travaillais comme un esclave au cabestan égyptien était Pavel Ivanovitch Kisseliov. Un ingénieur d’âge mûr, sans parti. Kisseliov tabassait les détenus tous les jours. L’arrivée du chef sur le secteur s’accompagnait de coups, de claques et de cris.

Était-ce l’impunité ? Une soif de sang qui sommeillait au fond de son âme ? Le désir de se distinguer aux yeux des autorités supérieures ? Le pouvoir est une chose terrible.

Zelfougarov, un gamin faux-monnayeur de la même brigade que moi, était couché dans la neige et crachait ses dents cassées.

— Toute ma famille, t’entends, a été fusillée : ils fabriquaient de la fausse monnaie. Mais moi, j’étais mineur : j’ai écopé de quinze ans de camp. Mon père avait dit au juge d’instruction : « Prends cinq mille, en liquide, des vrais, et stoppe cette affaire… » Il n’a pas accepté.

Nous quatre, les gars du cabestan égyptien, nous étions arrêtés près de Zelfougarov : Korneïev, un paysan de Sibérie, le truand Lionia Sémionov, l’ingénieur Vronski et moi. Lionia Sémionov, le truand, disait toujours : « Il n’y a qu’au camp qu’on vous apprend à travailler sur les mécaniques : tu prends n’importe quel travail, et si tu casses un treuil ou un appareil de levage tu n’es pas responsable. On se fait la main. »

Un raisonnement en vogue aussi parmi les jeunes chirurgiens de la Kolyma.

Quant à Vronski et à Korneïev, c’étaient des connaissances, pas des amis, de simples connaissances : nous nous étions rencontrés au Lac-Noir, à cette mission où j’étais revenu à la vie.

Sans se relever, Zelfougarov tourna vers nous son visage ensanglanté aux lèvres sales et enflées :

— Je ne peux pas me lever, les gars. Il m’a cogné sous les côtes. Ah, ce chef, ce chef !

— Va voir l’aide-médecin.

— J’ai peur que ce soit pire. Il le dira au chef.

— Tu sais quoi, lui dis-je, ça ne finira jamais. J’ai une idée. Quand le chef du Dalstroï ou une autre huile viendra en visite, il faudra sortir des rangs et casser la gueule à Kisseliov devant le gradé. On en parlera dans toute la Kolyma. Et Kisseliov se fera limoger, transférer, c’est sûr. Celui qui l’aura frappé écopera d’une nouvelle peine. Combien d’années, pour Kisseliov ?

On alla travailler, on fit tourner le cabestan, on rentra à la baraque pour dîner et on s’apprêtait à se coucher. Mais je fus convoqué au bureau.

Là, il y avait Kisseliov, les yeux fixés à terre. Ce n’était pas un lâche, il n’aimait pas les menaces :

— Alors, me dit-il d’un air réjoui, on va en parler dans toute la Kolyma, hein ? Moi, je vais te faire passer devant le tribunal, pour attentat. Fous le camp, salaud !

Seul Vronski avait pu me dénoncer, mais comment ? Nous ne nous étions pas quittés.

Après cet incident, ma vie devint plus facile. Kisseliov n’approcha même plus du portail ; il venait armé d’un fusil de petit calibre et ne descendit plus jamais dans la galerie de mine bien profonde.

Quelqu’un entra dans la baraque :

— Va chez le docteur.

Le « docteur » qui avait remplacé Lounine était un certain Kolesnikov, un ancien étudiant qui n’avait pas non plus fini ses études, un gars jeune et grand, un détenu.

À l’infirmerie, assis à la table, je vis Lounine, vêtu d’une pelisse courte.

— Ramasse tes affaires, on s’en va à Arkagala. Kolesnikov, fais une feuille de route.

Kolesnikov plia plusieurs fois une feuille de papier, en arracha un bout minuscule, à peine plus grand qu’un timbre-poste, et inscrivit d’une toute petite écriture : « Destination : le département sanitaire du camp d’Arkagala. »

Lounine le prit et s’en fut :

— Je vais chercher le visa de Kisseliov.

Il revint, désolé :

— Il ne veut pas te laisser partir. Il dit que tu as juré de lui casser la gueule. Il a refusé net.

Je lui racontai toute l’histoire. Lounine déchira la « feuille de route » :

— C’est ta faute, me dit-il. Qu’est-ce que ça pouvait bien te faire, Zelfougarov et tous ces… On ne t’avait pas battu, toi !

— On m’avait battu avant.

— Bon, au revoir. Le camion m’attend. On va trouver une solution.

Lounine grimpa dans la cabine du camion.

Quelques jours passèrent et Lounine revint :

— Tout va bien. Il a accepté.

— Mais comment ?

— J’ai une méthode pour dompter les cœurs rebelles. Et Sergueï Mikhaïlovitch me rapporta sa conversation avec Kisseliov :

— Quel bon vent vous amène, Sergueï Mikhaïlovitch ? Asseyez-vous, prenez une cigarette.

— Non, je n’ai pas le temps. Je vous ai apporté des procès-verbaux de coups, Pavel Ivanovitch : l’opérationnel me les a transmis pour signature. Mais, avant de signer, j’ai décidé de vous demander si c’était la vérité.

— Ce sont des mensonges, Sergueï Mikhaïlovitch. Mes ennemis sont prêts à…

— C’est bien ce que je pensais. Je ne les signerai pas. De toute façon, Pavel Ivanovitch, on ne peut plus rien changer, on ne peut pas remettre les dents cassées.

— Bien sûr, Sergueï Mikhaïlovitch. Mais venez donc à la maison. Ma femme a fait de la liqueur. Je la gardais pour le nouvel an, mais pour une occasion pareille…

— Non, non, Pavel Ivanovitch. Seulement, service pour service : laissez Andreïev aller à Arkagala.

— C’est justement la seule chose que je ne peux pas faire. Andreïev, c’est comme qui dirait…

— Votre ennemi personnel ?

— Oui, oui.

— Et moi, c’est mon ami personnel. Je vous croyais plus compréhensif. Tenez, regardez les procès-verbaux…

Kisseliov se tut puis il dit :

— Il n’a qu’à partir.

— Faites une attestation.

— Il n’a qu’à venir la chercher lui-même.

Je passai le seuil du bureau. Kisseliov avait les yeux fixés au sol :

— Vous partez pour Arkagala. Voilà votre attestation.

Je ne dis rien. L’employé rédigea l’attestation et je regagnai l’infirmerie.

Lounine était déjà parti, mais Kolesnikov m’attendait :

— Tu partiras ce soir, vers neuf heures. Appendicite aiguë.

Et il me tendit un papier.

Je ne revis plus jamais ni Kolesnikov ni Kisseliov. Ce dernier, bientôt transféré à Elguène, fut tué quelques mois plus tard, par hasard. Un voleur s’était introduit une nuit dans son logement, dans la maisonnette où il vivait. Entendant un bruit de pas, Kisseliov avait décroché du mur son fusil de chasse à deux coups, chargé en permanence : il avait levé le chien et s’était jeté sur le voleur. Le voleur avait tenté de sauter par la fenêtre, Kisseliov l’avait frappé dans le dos de la crosse de son fusil faisant partir la charge des deux canons dans son propre ventre.

Tous les détenus de tous les districts charbonniers de la Kolyma se réjouirent de sa mort. Le journal qui publiait l’annonce de ses funérailles passa de main en main. À la mine, pendant le travail, on lut le bout de papier journal froissé à la lumière d’une lampe de mineur branchée sur l’accumulateur. On le lut, on se félicita, on cria « hourra ! ». Kisseliov était mort. Il y avait donc un Dieu !

C’était Serguëi Mikhaïlovitch qui m’avait tiré des griffes de Kisseliov.

Le camp d’Arkagala desservait la mine. Pour cent mineurs, pour cent travailleurs qui descendaient sous terre, il y avait un millier de personnes occupées à toutes sortes de tâches.

La faim approchait d’Arkagala. Et, bien entendu, elle pénétra d’abord dans la baraque des 58.

Sergueï Mikhaïlovitch se fâchait :

— Je ne suis pas le soleil, je ne peux réchauffer la terre entière. Je t’avais placé comme homme de service au laboratoire de chimie ; il fallait y rester, apprendre à te débrouiller. C’est comme ça qu’on fait au camp. Tu comprends ? disait-il en me tapant sur l’épaule. Avant toi, c’était Dimka qui y travaillait. Eh bien, il a vendu toute la glycérine – il y en avait deux tonneaux – à raison de vingt roubles le bocal d’un demi-litre : « c’est du miel », qu’il disait. Ha, ha, ha ! Pour un détenu, tout est bon.

— Moi, ça ne me convient pas.

— Et qu’est-ce qui te convient ?

Travailler comme homme de service, c’était plus qu’aléatoire. Très vite, on me transféra à la mine : il y avait des instructions strictes à ce sujet. J’avais de plus en plus faim.

Sergueï Mikhaïlovitch parcourait tout le camp. Il avait une passion : les autorités, quelles qu’elles soient, charmaient littéralement notre docteur. Lounine s’enorgueillissait incroyablement de toute amitié ou ombre d’amitié avec n’importe quel chef de camp ; il s’en vantait et pouvait parler de cette intimité illusoire pendant des heures.

Assis à sa consultation, affamé, j’écoutais ses vantardises continuelles sans oser lui demander un bout de pain.

— Les autorités ? Les autorités, mon vieux, c’est le pouvoir. « Tout pouvoir vient de Dieu[69] », ha, ha, ha ! Il faut savoir leur plaire et tout ira bien.

— Je pourrais volontiers leur complaire en pleine gueule.

— Tu vois ! Allez, mettons-nous d’accord. Tu peux venir chez moi : tu dois t’ennuyer dans la baraque commune ?

— M’ennuyer ?

— Mais oui. Tu n’as qu’à venir. Tu peux rester là un moment, fumer un coup. À la baraque, c’est impossible. Je le sais bien, il y a cinquante paires d’yeux qui guettent ta cigarette. Seulement, ne me demande pas de te dispenser de travail. Ça, je ne peux pas le faire ; c’est-à-dire que je peux, mais c’est gênant pour moi. À toi de voir. La bouffe, tu comprends bien, je n’en ai pas : c’est l’affaire de mon aide-soignant. Je ne vais jamais chercher le pain moi-même. Donc, si tu as besoin de pain, tu n’as qu’à le dire à Nikolaï, l’aide-soignant. Mais est-ce possible que toi, un vétéran du camp, tu ne sois pas capable de te procurer du pain ? Écoute un peu, voilà ce que m’a dit aujourd’hui Olga Pétrovna, la femme du chef. Car on m’invite aussi à prendre un verre…

— Je vais rentrer, Sergueï Mikhaïlovitch.

Vinrent des jours effroyables, des jours de famine. Une fois, incapable de surmonter ma faim, j’entrai à l’infirmerie.

Assis sur un tabouret, Sergueï Mikhaïlovitch arrachait à l’aide de pinces de Liston les ongles morts des doigts gelés d’un homme sale et recroquevillé. Les ongles tombaient l’un après l’autre dans une cuvette vide en résonnant. Sergueï Mikhaïlovitch m’aperçut.

— Hier, j’ai rempli la moitié d’une cuvette d’ongles comme ça.

Un visage féminin apparut derrière le rideau. Nous voyions rarement des femmes, surtout de près, dans une chambre, face à face. Elle me sembla très belle. Je m’inclinai, la saluai.

— Bonjour, me dit-elle, d’une merveilleuse voix grave. Sérioja[70], c’est ton camarade ? Celui dont tu m’as parlé ?

— Non, répondit Sergueï Mikhaïlovitch en jetant les pinces de Liston dans la cuvette et en allant se laver les mains au lavabo. Nikolaï, dit-il à l’aide-soignant qui venait d’entrer, enlève cette cuvette et apporte-lui du pain, ajouta-t-il avec un mouvement de menton dans ma direction.

Dès que j’eus mon pain, je rentrai à la baraque. Le camp, c’est le camp. Mais cette femme, dont je me rappelle encore aujourd’hui le beau et tendre visage bien que je ne l’aie jamais plus revue, c’était Édith Abramovna, une libre, membre du parti, venue sur contrat : une infirmière du gisement Oltchane. Elle était tombée amoureuse de Sergueï Mikhaïlovitch, s’était mise en ménage avec lui et réussit à le faire transférer à Oltchane pendant la guerre ; elle obtint sa libération anticipée. Elle se rendit à Magadane pour y rencontrer Nikichov, le chef du Dalstroï, afin d’intercéder en faveur de Sergueï Mikhaïlovitch et, quand on l’eut exclue du parti pour relations avec un détenu – mesure de « rétorsion » classique en pareil cas – elle adressa une requête à Moscou et parvint à faire lever la condamnation de Lounine ; grâce à son intervention, il fut autorisé à passer son examen à Moscou, obtint son diplôme de médecin, recouvra tous ses droits ; ils se marièrent légalement.

Une fois en possession de son diplôme, le descendant de décembriste laissa tomber Édith Abramovna et demanda le divorce :

— Elle a trop de cousins, comme tous les youpins ! Ça ne me convient pas.

Il abandonna Édith Abramovna, mais ne réussit pas à se défaire du Dalstroï. Il lui fallut retourner dans l’Extrême-Nord, au moins pour trois ans. Sa faculté de bien s’entendre avec les autorités lui valut, une fois médecin diplômé, une nomination d’une importance inattendue : celle de responsable du service de chirurgie de l’hôpital Central pour détenus situé sur la rive gauche, au bourg de Débine. Moi, à cette époque – en 1948 –, j’étais aide-médecin en chef du service de chirurgie.

La nomination de Lounine fit l’effet d’un coup de tonnerre.

En fait, le responsable du service, le chirurgien Roubantsev, un major du service de santé venu du front et pas pour trois jours, était un homme capable et expérimenté. Il n’y avait qu’une chose pour laquelle il n’était pas doué : il n’arrivait pas à s’entendre avec les hautes autorités, il haïssait les lèche-bottes et les menteurs ; en un mot, il ne faisait pas partie de la cour de Chtcherbakov, le chef du département sanitaire de la Kolyma. Arrivé avec un contrat, en ennemi juré des détenus, Roubantsev, intelligent et indépendant d’esprit, comprit très vite qu’on l’avait trompé lors de son instruction « politique ». Des salauds, des parasites, des calomniateurs et des fainéants – voilà ce qu’étaient ses camarades de travail. Quant aux détenus – de toutes qualifications, y compris médicale –, c’étaient eux qui faisaient marcher l’hôpital, les soins, le travail. Roubantsev comprit la vérité et ne la dissimula point. Il déposa une demande de mutation pour Magadane où il y avait une école secondaire : il avait un fils en âge scolaire. On lui refusa son transfert lors d’un entretien. Après bien des démarches, au bout de quelques mois, il réussit à inscrire son fils dans un internat à quatre-vingt-dix kilomètres de Débine. Il avait déjà pris le pli : il traquait les fainéants et les profiteurs. On signala immédiatement à Magadane, à l’état-major de Chtcherbakov, ces activités qui menaçaient l’équilibre général.

Chtcherbakov ne s’embarrassait guère de « finesses ». Injurier, menacer, coller des « affaires », tout cela était parfait à l’égard des détenus ou des anciens détenus, mais on ne pouvait pas le faire à un libre, un chirurgien du front décoré et médaillé.

Il retrouva la vieille demande de Roubantsev et ordonna son transfert à Magadane. Bien qu’on fût au beau milieu de l’année scolaire et qu’on eût besoin de lui au service de chirurgie, Roubantsev dut tout laisser et partir…

Je rencontrai Lounine dans l’escalier. Il avait la particularité de rougir quand il était gêné. Il devint cramoisi. Cependant, il m’offrit de quoi fumer, se réjouit des succès de ma « carrière » et me parla d’Édith Abramovna.

Alexandre Alexandrovitch Roubantsev s’en alla. Trois jours après, il y eut une beuverie au bureau : même le médecin-chef Kovaliov et Vinokourov, le directeur de l’hôpital, qui craignaient tous deux Roubantsev comme la peste et ne venaient jamais en chirurgie, vinrent goûter à l’alcool du service. Ce jour-là marqua le début de beuveries dans les cabinets des médecins : des beuveries auxquelles on convia des infirmières et des aides-soignantes détenues. En un mot, ce fut une incroyable pagaille. Au bloc opératoire, les opérations furent toutes suivies de cicatrisations secondaires[71] : on cessa d’utiliser le précieux alcool pour nettoyer le champ opératoire. On voyait déambuler dans le service des chefs à moitié ivres.

Cet hôpital, c’était mon hôpital. Après avoir terminé les cours à la fin de 1946, j’étais arrivé ici avec des malades. L’hôpital avait grandi sous mes yeux. C’était un ancien bâtiment du régiment de la Kolyma et quand, après la guerre, un spécialiste du camouflage avait refusé l’immeuble, visible à des dizaines de verstes au milieu des montagnes, on l’avait attribué à l’hôpital pour détenus. En partant, les propriétaires, le régiment de la Kolyma, avaient arraché toutes les canalisations d’eau et les tuyaux qu’ils avaient pu atteindre dans cet énorme bâtiment de pierre à trois étages et enlevé tout le mobilier de la salle de spectacles du club pour le brûler dans la chaudière. Ils avaient cassé les murs, brisé les portes. Le régiment avait pris congé à la russe. Nous avions tout refait jusqu’à la moindre vis, la moindre brique.

À présent, les médecins et les aides-médecins qui se trouvaient là s’efforçaient de travailler de leur mieux. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait d’un devoir sacré : faire usage de leurs connaissances, aider les gens.

Après le départ de Roubantsev, tous les fainéants redressèrent la tête.

— Pourquoi prends-tu de l’alcool dans l’armoire ?

— Va te faire voir, me répondit l’infirmière. Maintenant, Dieu merci, Roubantsev n’est plus là. Sergueï Mikhaïlovitch a donné des ordres…

J’étais sidéré, assommé par le comportement de Lounine. La fête continuait.

Lors de la pause habituelle de cinq minutes Lounine se moqua de Roubantsev :

— Il n’a pas opéré un seul ulcère de l’estomac, et ça se prend pour un chirurgien !

Ce n’était pas un problème nouveau. Effectivement, Roubantsev n’avait fait aucune opération d’ulcère de l’estomac. Les malades hospitalisés pour ulcère étaient tous des détenus – épuisés, dystrophiques – et il n’y avait aucune chance qu’ils pussent supporter l’opération. « Le fond est mauvais », disait Alexandre Alexandrovitch.

— C’est un froussard, décréta Lounine.

Et il fit transférer en chirurgie douze de ces malades qui étaient en médecine. Tous les douze furent opérés, et tous les douze moururent. Les médecins de l’hôpital se souvinrent alors de l’expérience et de la charité de Roubantsev.

— Sergueï Mikhaïlovitch, on ne peut pas travailler ainsi.

— Ce n’est pas toi qui vas me donner des leçons !

Je fis un rapport demandant la visite d’une commission de Magadane. On me transféra dans la forêt, dans un campement forestier. On voulut m’envoyer dans un gisement disciplinaire, mais le délégué de district le déconseilla fortement : on n’était plus en 1938. Il valait mieux éviter.

La commission arriva et Lounine fut « renvoyé du Dalstroï ». Au lieu des trois ans prévus, il n’avait eu à travailler que dix-huit mois.

Et moi, au bout d’un an, quand les autorités de l’hôpital changèrent, je quittai mon poste d’aide-médecin du secteur forestier et pris la direction de l’accueil des malades à l’hôpital.

Je rencontrai un jour le descendant de décembriste dans la rue, à Moscou. Nous ne nous saluâmes pas.

Ce n’est que seize ans plus tard que j’appris qu’Édith Abramovna avait une fois encore réussi à faire affecter Lounine à un travail au Dalstroï. Elle arriva dans la presqu’île de la Tchoukotka en compagnie de Sergueï Mikhaïlovitch, au bourg de Peviok. C’est là qu’ils eurent leur dernière conversation, leur explication ultime, et Édith Abramovna se jeta dans la rivière Peviok où elle périt noyée.

Parfois les somnifères n’agissent pas et je me réveille la nuit. Je me souviens du passé, je revois un beau visage de femme et j’entends une voix grave demander : « Sérioja, c’est ton camarade ?… »

1962

Récits de la Kolyma
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