La chienne Tamara
C’est notre forgeron, Moïsseï Moïsseïevitch Kouznetsov, qui ramena la chienne Tamara de la taïga. À en juger par son nom de famille, il avait hérité du métier familial[19]. Moïsseï Moïsseïevitch était originaire de Minsk. Il était orphelin, comme on pouvait d’ailleurs le voir à son prénom et à son patronyme : chez les Juifs, on ne donne au fils le prénom du père que lorsque ce dernier est mort avant la naissance de l’enfant ; c’est la règle. Kouznetsov avait appris son métier dès l’enfance, auprès de son oncle qui était forgeron, tout comme l’avait été son père.
La femme de Kouznetsov était serveuse dans un des restaurants de Minsk ; bien plus jeune que son quadragénaire de mari, elle l’avait dénoncé en 1937, sur le conseil de son amie intime, la buffetière. Ces années-là, cette recette était plus efficace qu’un sortilège, un maléfice ou même du vitriol : Moïsseï Moïsseïevitch avait instantanément disparu. C’était un forgeron d’usine, pas un quelconque maréchal-ferrant, mais un maître artisan, légèrement poète même, de cette race de forgerons capables de forger une rose. Les outils qu’il utilisait pour travailler, il les avait fabriqués de ses mains. Tenailles, ciseaux, marteaux et masses étaient d’une élégance incontestable et témoignaient de l’amour que le maître portait à son travail et de l’intelligence profonde qu’il en avait. Ce n’était pas là une question de symétrie ou d’asymétrie, mais quelque chose de bien plus profond, de bien plus essentiel. Le moindre fer à cheval, le moindre clou qu’il forgeait étaient élégants et tout objet qui sortait de ses mains portait cette estampille du maître. Il avait du mal à considérer un objet comme fini : il avait toujours l’impression qu’il devait encore lui donner un coup, l’améliorer, le rendre plus pratique.
Les autorités l’estimaient beaucoup, bien qu’il n’y eût pas beaucoup de travail pour un forgeron sur un secteur géologique. Parfois, Moïsseï Moïsseïevitch jouait des tours aux autorités, mais on les lui pardonnait étant donné son excellent travail. Il avait par exemple assuré aux gradés qu’on trempait mieux les trépans dans le beurre que dans l’eau, et le chef en avait fait attribuer à la forge, en quantité insignifiante, bien entendu. Kouznetsov jetait une toute petite quantité dans l’eau – aussi, les extrémités des trépans avaient-elles un doux brillant qu’on n’obtenait jamais lors de trempes ordinaires. Ce qui restait de beurre, Kouznetsov et son marteleur se le partageaient. Les « combines » du forgeron furent très vite rapportées au chef, mais il ne s’ensuivit aucune punition. Plus tard, continuant d’affirmer avec obstination que la trempe « au beurre » était de qualité supérieure, Kouznetsov obtint du chef les restes moisis des plaques de beurre du dépôt. Il les faisait fondre et obtenait du beurre liquide, avec un léger goût d’amertume. C’était un homme bon, tranquille, qui ne souhaitait que du bien à tous.
Notre chef connaissait toutes les finesses de la vie. À l’instar de Lycurgue[20], il s’était arrangé pour avoir deux aides-médecins, deux forgerons, deux contremaîtres, deux cuisiniers et deux comptables dans son royaume de la taïga. Un des aides-médecins s’occupait des soins, l’autre était affecté aux gros travaux et surveillait son collègue pour voir s’il n’allait pas commettre quelque irrégularité. Si l’aide-médecin abusait des « narcotiques » – toutes sortes de « petites codéines » ou « petites caféines » –, il était démasqué, puni et renvoyé aux travaux généraux, alors que son collègue, après avoir signé le procès-verbal d’inventaire, s’installait sous la tente du médecin. L’idée du chef était que les cadres spécialistes en réserve non seulement assuraient la relève au moment voulu, mais contribuaient également à maintenir la discipline, laquelle se serait naturellement relâchée pour peu qu’un des spécialistes se sente irremplaçable.
Mais comptables, aides-médecins et contremaîtres échangeaient leurs postes sans trop s’en faire et, de toute façon, ne refusaient jamais un petit verre d’alcool, fût-il offert par un provocateur.
Le forgeron que le chef avait choisi comme « contrepoids » à Moïsseï Moïsseïevitch n’eut jamais l’occasion de prendre le marteau en main. Moïsseï Moïsseïevitch était irréprochable, invulnérable, et puis il était vraiment hautement qualifié.
C’est lui qui rencontra sur une sente de la taïga un chien iakoute inconnu qui avait l’air d’un loup : une femelle avec une bande de poils râpés sur la poitrine ; c’était un chien d’attelage.
Il n’y avait ni bourg ni campement nomade de Iakoutes aux environs : la chienne surgit sur la sente de la taïga devant un Kouznetsov littéralement terrorisé. Moïsseï Moïsseïevitch crut qu’il s’agissait d’un loup et il rebroussa chemin en courant, le sentier clapotant sous ses bottes, à la rencontre de ceux qui marchaient derrière lui.
Mais le loup se coucha sur le ventre et rampa vers les gens en agitant la queue. On le caressa, on tapota ses flancs maigres et on lui donna à manger.
La chienne resta avec nous. On comprit très vite pourquoi elle ne s’était pas risquée à chercher ses véritables maîtres dans la taïga.
Elle était près de mettre bas : dès le premier soir, elle entreprit de creuser une fosse sous la tente ; pressée elle se laissait à peine distraire par ceux qui venaient lui souhaiter la bienvenue. Tous les cinquante gars de l’équipe, sans exception, voulaient la caresser, la cajoler et exprimer, communiquer à l’animal leur propre nostalgie de tendresse.
Même Kassaïev, le chef de travaux, un géologue de trente ans qui venait de fêter ses dix années de travail dans l’Extrême-Nord, sortit de chez lui en grattant sa guitare qui ne le quittait jamais et vint examiner notre nouvelle locataire.
— Il n’y a qu’à l’appeler « Combattant », dit le chef de travaux.
— C’est une chienne, Valentin Ivanovitch, répliqua joyeusement Slavka Ganouchkine, le cuisinier.
— Une chienne ? Ah bon ! Alors il n’y a qu’à l’appeler Tamara.
Et le chef de travaux s’en alla.
La chienne le suivit d’un regard bienveillant et remua la queue. Elle établit très vite d’excellents rapports avec toutes les personnes utiles. Tamara comprenait fort bien le rôle de Kassaïev et du contremaître Vassilenko dans notre bourg ; elle comprenait à quel point il était important de se lier d’amitié avec le cuisinier. Pour la nuit, elle s’installa à côté du gardien.
On s’aperçut très vite que Tamara ne prenait que la nourriture qu’on lui donnait et qu’elle ne volait rien, ni à la cuisine ni sous la tente, qu’il y eût des gens ou non.
Cette fermeté morale attendrissait particulièrement les habitants du bourg qui en avaient vu de toutes les couleurs et s’étaient trouvés dans tous les pétrins possibles.
On posait devant Tamara des conserves de viande, du pain beurré. La chienne reniflait les vivres, faisait son choix et emportait toujours la même chose : un morceau de saumon salé ; c’était ce qu’elle connaissait le mieux, ce qui était le meilleur et était absolument sans danger.
Elle eut très vite ses petits : dans la fosse obscure, il y avait maintenant six petits chiots. On leur fit une niche, on les y transporta. Tamara s’inquiéta longuement, se fit suppliante, remua la queue mais, en fait, tout se passa très bien, les chiots étaient sains et saufs.
À cette période, l’équipe de prospection dut se déplacer encore de trois kilomètres environ dans la montagne : le campement se retrouva donc à quelque sept kilomètres de la base où il y avait les entrepôts, la cuisine et les autorités. On transporta la niche et les chiots sur le nouvel emplacement et Tamara alla voir le cuisinier deux à trois fois par jour pour leur rapporter un os dans sa gueule. On aurait bien nourri les chiots sans cela, mais Tamara n’en était jamais sûre.
Un jour, vint à passer par notre bourg un commando opérationnel qui parcourait la taïga à skis à la recherche de fuyards. Une évasion en hiver est un cas extrêmement rare, mais on avait annoncé que cinq détenus s’étaient enfuis du gisement voisin et on « ratissait » la taïga.
Au bourg, on n’installa pas le détachement à skis sous une tente semblable à la nôtre, mais dans l’unique bâtiment en dur : aux bains. La mission des skieurs était trop sérieuse pour que cela pût susciter des protestations, comme nous l’expliqua Kassaïev, le chef de travaux.
Les autres habitants du bourg témoignèrent la même indifférence et soumission que d’habitude à ces hôtes non désirés. Un seul être vivant manifesta un net mécontentement à leur endroit.
La chienne Tamara se jeta sans bruit sur le garde le plus proche et lui transperça sa botte d’un coup de dent. Elle avait le poil tout hérissé, et la rage brillait dans ses yeux téméraires. On eut beaucoup de mal à la chasser, à la contenir.
Nazarov, le chef du commando opérationnel, dont nous avions déjà entendu dire bien des choses auparavant, se saisit d’une mitraillette pour tuer Tamara, mais Kassaïev le retint par le bras et l’emmena aux bains.
Sur le conseil de Sémione Parmenov, le charpentier, on passa une corde à Tamara et on l’attacha à un arbre : car enfin les opérationnels n’allaient pas rester des siècles chez nous.
Comme tous les chiens iakoutes, Tamara ne savait pas aboyer. Elle gronda, s’efforça de ronger la corde de ses vieux crocs : elle n’avait plus rien à voir avec la paisible chienne iakoute qui avait passé tout l’hiver avec nous.
Sa haine sortait de l’ordinaire et c’était là tout son passé qui refaisait surface : ce n’était pas la première fois que la chienne rencontrait des « soldats d’escorte », tout le monde le comprenait bien.
Quelle tragédie de la forêt s’était gravée à jamais dans sa mémoire de chienne ? Était-ce cet effroyable passé qui expliquait que la chienne iakoute se fût trouvée dans la taïga, près de notre bourg ?
Nazarov aurait sans doute pu en dire quelque chose. S’il avait été capable de se rappeler non seulement les gens, mais aussi les animaux.
Cinq jours plus tard, trois des skieurs s’en allèrent ; quant à Nazarov et un de ses amis, ils s’apprêtaient à partir le lendemain, en compagnie de notre chef de travaux. Ils passèrent la nuit à boire, prirent un rince-cochon à l’aube et s’en furent.
Tamara se mit à gronder. Nazarov revint sur ses pas, ôta sa mitraillette de l’épaule et tira une rafale sur la chienne à bout portant. Tamara eut un soubresaut puis se tut. Mais le coup de feu avait déjà fait sortir de la tente des gens armés de haches et de pinces. Le chef de travaux se précipita pour couper la route aux travailleurs et Nazarov disparut dans la forêt.
Parfois, les souhaits se réalisent ou alors, peut-être, la haine de cinquante hommes fut si forte et ardente qu’elle se transforma en une force réelle et rattrapa Nazarov.
Nazarov s’en était allé à skis avec son adjoint. Ils ne suivirent pas le lit de la rivière complètement gelée – le meilleur chemin, en hiver, pour rejoindre la grand-route qui se trouvait à une vingtaine de kilomètres de notre bourg –, mais prirent par la montagne, en passant par un col. Nazarov craignait d’être poursuivi ; en outre, la route par la montagne était plus courte et il était excellent skieur.
La lumière avait déjà bien décliné quand ils arrivèrent en haut du col : il ne faisait encore jour qu’au sommet des montagnes, mais les crevasses de la gorge étaient obscures. Nazarov entama la descente ; la forêt, sur le côté, devint plus dense. Nazarov comprit qu’il lui fallait s’arrêter, mais ses skis l’entraînaient vers le bas et il fonça sur la souche d’un mélèze abattu, une souche longue et effilée par le temps, dissimulée sous la neige. La souche traversa le corps de Nazarov de part en part et ressortit dans son dos en déchirant sa capote. Le deuxième combattant était beaucoup plus bas, à skis ; il arriva jusqu’à la route, et ce n’est que le lendemain qu’il donna l’alarme. On retrouva Nazarov au bout de deux jours environ ; il était suspendu à la souche, figé dans la posture du coureur, comme une silhouette de diorama.
On écorcha Tamara, on tendit sa peau sur le mur de l’écurie en la fixant avec des clous, mais on la tendit mal : la peau séchée devint minuscule, il était impossible de croire que c’était celle d’un gros chien d’attelage iakoute.
Peu de temps après, un forestier vint faire à retardement les listes d’abattage pour des coupes de bois effectuées plus d’un an auparavant. Quand on avait abattu les arbres, personne n’avait prêté attention à la hauteur des souches ; celles-ci se révélèrent plus hautes que prévu par les normes, et il fallut tout recommencer. C’était un travail facile. On permit au forestier de faire quelques achats au magasin, on lui donna de l’argent, de l’alcool. En partant, il demanda qu’on lui cède la peau de chien qui pendait au mur de l’écurie : pour la corroyer et s’en faire des sobatchiny, des moufles du Nord en peau de chien avec le poil à l’extérieur. Les trous laissés par les balles n’avaient, selon lui, aucune importance.
1959