Ivan Bogdanov
Ivan Bogdanov, l’homonyme du chef du district du Lac Noir, était un bel homme au teint clair et aux yeux bleus, bâti en athlète. Il avait été condamné à dix ans pour faute professionnelle selon l’article 109, mais, saisissant parfaitement la situation, il avait compris de quoi il retournait quand la faux de Staline avait fauché les têtes. Il savait que seul le hasard l’avait préservé du sceau mortel de l’article 58.
Bogdanov travaillait chez nous comme comptable à la prospection minière, un comptable spécialement choisi parmi les détenus, que l’on pouvait invectiver, auquel on pouvait ordonner de trafiquer les comptes, de colmater les brèches d’une comptabilité dont les déficits étaient dus à l’entretien de la famille de Paramonov, le directeur en chef du district, ainsi que de son proche entourage, qui bénéficiait d’une pluie d’or sous forme de conserves, de rations polaires et autres avantages en nature.
La tâche de Bogdanov, comme celle de son homonyme le chef du district, ex-juge d’instruction de l’année 1937 (que j’ai décrit en détail dans mon récit « Bogdanov ») n’était pas de cacher les détournements de fonds, mais au contraire de combler les trous, de leur donner une allure plus ou moins orthodoxe.
En 1939, au tout début de la prospection, il n’y avait dans la région que cinq détenus (dont moi, devenu invalide à la suite de la tempête de 1938 dans les gisements d’or) et, bien entendu, il était impossible de tirer quoi que ce soit de leur travail.
D’après la coutume (cette tradition carcérale multiséculaire date du temps d’Ovide qui fut, comme chacun sait, le directeur du Goulag de la Rome Antique), n’importe quelle faille peut être comblée grâce au travail gratuit et forcé des détenus, travail qui constitue, selon Marx, l’essentiel de la valeur d’un produit. Cette fois, il n’était pas possible d’exploiter ce travail d’esclaves, nous étions trop peu nombreux pour que l’on pût fonder sur nous de sérieux espoirs économiques.
Mais on pouvait exploiter le travail de ces semi-esclaves que sont les anciens zékas, or il y en avait plus d’une quarantaine, que Paramonov avait promis de renvoyer sur le continent d’ici un an, « en chapeau haut-de-forme ». Ancien directeur du gisement Maldiak, où le général Gorbatov avait purgé deux ou trois semaines de Kolyma avant de toucher le fond, de sombrer et de tomber au rang des crevards, Paramonov avait une grande expérience de la mise en train des entreprises polaires et connaissait toutes les ficelles. Si bien qu’il n’était pas passé en jugement pour abus de pouvoir, comme au gisement Maldiak, car il n’y avait là aucun abus, c’était la main du destin qui brandissait la faux de la mort, exterminant les travailleurs libres et surtout les détenus avec le sigle KRTD.
Paramonov avait été disculpé, car le gisement Maldiak, où mourait une trentaine d’hommes par jour en 1938, n’était pas l’endroit le pire de la Kolyma, loin de là.
Paramonov et son économe Khokhlouchkine comprenaient fort bien qu’il fallait agir vite, tant qu’il n’y avait dans la région ni contrôle, ni service comptable responsable et qualifié.
C’était du vol, et des denrées comme les aliments concentrés, les conserves, le thé, le vin et le sucre, transforment en millionnaire n’importe quel petit chef approchant de ce royaume de Midas moderne qu’est la Kolyma. Tout cela, Paramonov le comprenait à merveille.
Il comprenait aussi qu’il était entouré de mouchards et que le moindre de ses gestes était surveillé. Mais, comme dit un proverbe truand, et Paramonov connaissait le jargon de la pègre, l’impudence est mère du succès.
Bref, à la suite d’une gestion très humaine qui compensait en quelque sorte l’arbitraire de l’année précédente, c’est-à-dire de l’année 1938 qu’il avait passée au gisement Maldiak, on avait découvert qu’un gouffre énorme s’était creusé parmi les denrées les plus précieuses du royaume de Midas.
Paramonov trouva moyen de s’en sortir en couvrant ses enquêteurs de cadeaux. Il ne fut pas arrêté, seulement mis à l’écart. Et les deux Bogdanov, le directeur et le comptable, arrivèrent pour rétablir l’ordre. L’ordre fut rétabli, mais ce furent les quarante travailleurs libres qui ne recevaient rien, comme nous, ou dix fois moins que convenu, qui durent payer les malversations de la Direction. Grâce à des rapports falsifiés, les deux Bogdanov réussirent à combler le trou qui béait sous les yeux de Magadane.
Telle était donc la tâche devant laquelle était placé Ivan Bogdanov. Sa formation : des études secondaires et des cours de comptabilité.
Bogdanov était du même village que Tvardovski[12], et il nous raconta bien des détails authentiques sur sa vie, mais à l’époque, la destinée de Tvardovski ne nous intéressait guère. Il y avait des problèmes bien plus sérieux.
Je m’étais lié d’amitié avec Bogdanov, et bien qu’un droit commun, d’après les instructions, fût censé traiter de haut les bagnards dans mon genre, il se comporta tout à fait différemment durant la courte période de notre travail en commun.
Ivan Bogdanov adorait plaisanter, il aimait écouter des rômans et en raconter lui-même. C’est de sa bouche que j’ai entendu pour la première fois l’histoire classique du pantalon du fiancé. Il la racontait à la première personne et voici en quoi elle consistait : sa fiancée lui avait fait faire un pantalon pour leurs noces. Le fiancé était assez pauvre, la famille de la fiancée plus aisée, et cette histoire de pantalon était tout à fait dans l’esprit de l’époque.
Moi aussi, pour mon premier mariage, sur les instances de ma fiancée, j’avais retiré tout l’argent que je possédais à la caisse d’épargne pour me faire faire un pantalon noir d’excellente qualité chez le meilleur tailleur de Moscou. Il est vrai que le mien ne subit pas les mêmes avatars que celui d’Ivan Bogdanov. Mais son histoire avait une certaine vérité psychologique, l’authenticité d’un document.
La voici : sa fiancée lui avait donc commandé un costume pour leur mariage. Il fut prêt la veille de la noce, mais le pantalon était trop long de dix centimètres. On décida de le rapporter au tailleur le lendemain. Or l’artisan vivait à plusieurs dizaines de kilomètres de là, le jour du mariage était fixé, les invités convoqués et les gâteaux déjà cuits. Tout était compromis à cause de ce pantalon. Bogdanov, lui, était prêt à se marier avec son vieux pantalon, mais sa fiancée ne voulait pas en entendre parler. Les futurs époux se séparèrent dans les cris et les reproches.
Or, voici ce qui se passa pendant la nuit : l’épouse décida de remédier elle-même à l’erreur du tailleur et, après avoir raccourci de dix centimètres le pantalon de son futur mari, elle se coucha toute contente et s’endormit du profond sommeil de l’épouse modèle.
À ce moment-là, la belle-mère se réveilla, décidée à résoudre le problème de la même façon. Elle se leva et, armée d’un centimètre et d’une craie, coupa encore dix centimètres, repassa soigneusement les plis et l’ourlet, puis s’endormit du profond sommeil de la belle-mère modèle.
La catastrophe fut découverte par le fiancé dont le pantalon, raccourci de vingt centimètres, était définitivement hors d’usage. Il dut fêter son mariage avec son vieux pantalon, ce qu’il avait d’ailleurs proposé de faire dès le début.
Plus tard, j’ai lu cette histoire chez Zochtchenko, chez Avertchenko[13] ou dans un quelconque Décaméron moscovite[14]. Mais cette anecdote est apparue pour la première fois dans ma vie dans une baraque sur le Lac Noir, au poste de prospection minière de Dalougal.
Un emploi de gardien de nuit s’était libéré. Un événement de première importance, la possibilité de mener pendant longtemps une existence confortable.
Le gardien était un contractuel, un libre, et sa place était à présent très convoitée.
— Pourquoi n’as-tu pas postulé cet emploi ? me demanda Ivan peu de temps après cet important événement.
— Jamais on ne me donnera un poste pareil ! dis-je en pensant aux années 1937 et 1938 au gisement Partisan, où j’avais demandé au chef de la KVTch, le contractuel libre Charov, de me donner un travail de copiste.
« Toi, on ne te donnera même pas des étiquettes de boîtes de conserve à recopier ! » s’était-il écrié gaiement, ce qui m’avait rappelé une conversation avec le camarade Ejkine, au RONO[15] de Vologda en 1924.
Charov avait été arrêté et fusillé pour l’affaire Berzine deux mois après cet entretien, mais je ne me prends pas pour un esprit des Mille et une nuits, bien que tout ce dont j’ai été témoin dépasse l’imagination des Perses comme celle de tous les autres peuples.
— Jamais on ne me confiera ce poste.
— Pourquoi ?
— Je suis un KRTD.
— Je connais à Magadane des dizaines de KRTD qui ont des emplois de ce genre.
— Alors ce doit être lié à l’interdiction de correspondre.
— Qu’est-ce que c’est ?
J’expliquai à Ivan que, dans tout dossier pénitentiaire envoyé à la Kolyma, il y avait un formulaire avec des blancs pour le nom et autres détails personnels. Premièrement, priver du droit de correspondance. Deuxièmement, employer exclusivement à des travaux physiques pénibles. Le second point était le plus important, le droit de correspondance n’étant qu’une bagatelle à côté, une bulle d’air. Puis venait l’instruction suivante : interdire l’accès à tout moyen de communication, ce qui est une tautologie évidente quand il s’agit d’hommes soumis à un régime de surveillance spéciale. Dernier point : chaque chef de secteur est tenu de faire un rapport sur la conduite des détenus au moins une fois par trimestre.
— Je n’ai pas vu ce formulaire, et pourtant j’ai étudié ton dossier. Je travaille aussi à la Direction de l’OuRTch.
Une journée s’écoula, pas plus. Je travaillais à la taille, dans une tranchée à flanc de montagne le long d’un torrent, sur le Lac Noir. J’avais fait du feu pour éloigner les moustiques, et je ne m’employais guère à remplir la norme.
Les branches se sont écartées, et Ivan Bogdanov s’est approché de ma tranchée. Il s’est assis, a allumé une cigarette et a fouillé dans ses poches.
— C’est ça ?
Il tenait à la main l’un des deux exemplaires du fameux formulaire sur le droit de correspondance qu’il avait pris dans mon dossier pénitentiaire.
— Évidemment, dit-il, songeur, les dossiers pénitentiaires existent en deux exemplaires : l’un est conservé à la cartothèque centrale de l’OuRO, et le second suit le détenu dans tous les OLP. Mais aucun chef local n’ira se renseigner à Magadane pour savoir si ton dossier contient le formulaire sur le droit de correspondance.
Il me montra une dernière fois le papier et le brûla dans mon feu.
— Maintenant, tu peux demander l’emploi de gardien.
Le poste me fut néanmoins refusé, on le confia à Gordeïev, un espérantiste condamné à vingt ans selon l’article 58, mais un mouchard.
Quelque temps plus tard, Bogdanov (le chef du district, pas le comptable) fut renvoyé pour ivrognerie et remplacé par l’ingénieur Viktor Ploutalov, qui fut le premier à organiser notre travail de prospection minière de façon efficace, en ingénieur, comme sur un chantier.
Si Paramonov s’était rendu célèbre par ses dilapidations et Bogdanov par ses persécutions contre les ennemis du peuple et son ivrognerie invétérée, Ploutalov, lui, fut le premier à nous montrer ce qu’était un front de travail, pas la délation, mais bien un front de travail, la quantité de mètres cubes que chacun peut extraire s’il travaille, même dans les conditions anormales de la Kolyma. Nous n’avions connu jusque-là que l’avilissement d’un travail sans perspective, interminable et dénué de sens.
Nous avions sans doute tort, d’ailleurs. Dans ce travail souterrain d’esclave du lever au coucher du soleil (et celui qui connaît les habitudes du soleil polaire sait ce que cela veut dire), il y avait un sens caché, supérieur, un sens politique, justement dans le fait qu’il était dénué de sens.
Ploutalov essayait de nous montrer notre travail sous un autre jour. C’était un novice, il venait d’arriver du continent.
Son expression favorite était : « Je ne suis pas un employé du NKVD, moi ! »
Malheureusement, notre poste de prospection ne trouva pas de charbon et on le ferma. Une partie des hommes fut envoyée à sept kilomètres de là, à Khéta (où sévissait le contremaître Anatoli Guidach), et l’autre partie à Arkagala, dans une mine houillère de la région. C’est là que je fus transféré. Un an et demi plus tard, souffrant d’une grippe contractée dans les baraques et n’osant demander une dispense à Sergueï Lounine, qui ne protégeait que les truands et ceux qui jouissaient de la faveur des autorités, je surmontais ma faiblesse et j’allais travailler au gisement en serrant les dents.
Et voilà que, dans mon délire grippal, au fond de cette baraque d’Arkagala, me vint une violente envie d’oignon. Je n’en avais pas mangé depuis Moscou, et bien que je n’eusse jamais été un fervent des régimes à l’oignon, j’avais fait, je ne sais pourquoi, un rêve dans lequel j’éprouvais une envie folle de mordre dans un oignon. Un songe bien extravagant pour un bagnard de la Kolyma. C’est ce que je me dis en me réveillant. Non au tintement du rail, mais, comme cela m’arrivait souvent, une heure avant le départ au travail.
J’avais encore l’eau à la bouche au souvenir de cet oignon. Je me disais que si un miracle se produisait, si un oignon apparaissait, je guérirais.
Je me suis levé. Le long du mur, il y avait, comme dans toutes les baraques, une immense table flanquée de deux bancs.
Un homme en caban et en pelisse courte était assis à cette table et me tournait le dos. Il se retourna. C’était Ivan Bogdanov. Nous nous saluâmes.
— On va boire du thé pour fêter ça, dis-je en allant chercher une tasse. Chacun prendra son pain.
Je suis allé chercher une tasse, Ivan a sorti la sienne, ainsi que son pain. Nous avons pris le thé.
— On a fermé le Lac Noir, il n’y a même plus de gardien. Ils sont tous partis. En tant que comptable, je suis resté avec la dernière fournée avant d’être envoyé ici. Je croyais que le ravitaillement était meilleur chez vous. J’ai eu tort de compter là-dessus, j’aurais pu prendre des conserves. Je n’ai qu’une dizaine d’oignons au fond de mon sac, je ne savais pas où les mettre, alors je les ai fourrés là.
Je blêmis.
— Des oignons ?
— Oui, des têtes d’oignons. Qu’est-ce qui te prend ?
— Donne-moi ça !
Ivan Bogdanov ouvrit son sac et cinq oignons tombèrent sur la table.
— J’en avais davantage, mais je les ai distribués en route.
— Peu importe ! De l’oignon !
— Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? Vous avez le scorbut ?
— Non… Je te raconterai plus tard. Après le thé.
Et j’ai raconté toute mon histoire à Bogdanov.
Il travailla par la suite aux services comptables du camp d’Arkagala, où il se trouvait encore quand la guerre éclata. Arkagala était un centre régional, et il fallut mettre fin à ces relations entre droit commun et siglard. Mais nous avons continué à nous voir de temps en temps pour parler de choses et d’autres.
En 1941, lorsque le premier coup de tonnerre – une tentative pour monter contre moi une affaire à propos d’un accident au gisement – retentit au-dessus de ma tête, tout avorta à cause de l’entêtement imprévu de mon coéquipier qui était à l’origine de l’accident, le droit commun Tchoudakov, un marin de la Mer Noire. Quand il fut libéré au bout de trois mois d’isolateur, c’est-à-dire quand il revint dans la zone, et que nous nous revîmes, il me raconta les détails de son instruction. J’en parlai à Bogdanov, sans pourtant lui demander conseil. À la Kolyma, non seulement personne n’a besoin de conseil, mais on n’a même pas le droit d’en demander, le poids peut être trop lourd pour le psychisme de celui auquel on s’adresse, et susciter un éclat inattendu allant à l’encontre de ce que l’on souhaitait. Dans le meilleur des cas, on ne vous répondra pas, on ne vous accordera aucune attention, aucune aide.
Bogdanov se passionna pour mon histoire.
« Je vais me renseigner ! Là-bas… dit-il avec un geste significatif en direction de l’horizon, du côté de l’écurie, où se nichait la maison du délégué local. J’ai travaillé pour eux, je suis un mouchard. Ils ne me cacheront rien. »
Mais il n’eut pas le temps de tenir sa promesse. Je fus transféré dans la zone spéciale de Djelgala.
1970-1971