À la poursuite
d’une fumée de locomotive
Oui, c’était mon rêve : entendre le sifflet d’une locomotive, voir une fumée blanche de locomotive s’étendre sur le talus d’un chemin de fer.
J’attendais une fumée blanche, j’attendais une locomotive vivante.
Nous nous traînions à bout de forces, sans pourtant nous résoudre à jeter nos cabans ou nos pelisses ; il ne nous restait plus que quinze kilomètres pour arriver chez nous, aux baraques. Mais nous n’osions jeter nos cabans ou nos pelisses sur la route, les jeter dans le fossé et courir, marcher, ramper, nous débarrasser du terrible poids des vêtements. Nous avions peur de les jeter : en quelques minutes, la nuit d’hiver transformait le vêtement en buisson de pin nain, en bloc de pierre gelé. Nous ne retrouverions jamais nos habits la nuit, ils se perdraient dans la taïga hivernale, comme nous perdions nos blousons matelassés l’été dans les buissons de pin nain si nous ne les accrochions pas aux arbustes comme un jalon, un jalon de vie. Nous savions que nous ne pourrions nous en sortir sans cabans ou pelisses. Et nous nous traînions ; nous sentions nos forces nous abandonner, nous nous réchauffions à notre propre sueur, mais au moindre ralentissement, le froid mortel rampait sur notre corps sans forces qui avait perdu sa fonction essentielle : être une source de chaleur, de simple chaleur, génératrice sinon d’espoir du moins de rage.
Nous nous traînions tous ensemble, libres et détenus. Le chauffeur qui n’avait plus d’essence était resté sur place pour attendre les secours que nous allions lui envoyer. Il avait allumé un feu de camp avec le seul bois sec qui se trouvait à sa disposition : les jalons de la route. Le salut du chauffeur représentait peut-être une menace de mort pour les autres camions – tous les jalons avaient été arrachés, cassés et mis dans le feu qui brûlait d’une flamme petite, mais salvatrice ; et le chauffeur s’était penché sur le feu, sur la flamme, et il rajoutait de temps en temps le bâtonnet suivant, un tout petit copeau. Il ne songeait pas à se chauffer, à se réchauffer. Il voulait simplement garder la vie sauve… S’il avait abandonné son camion pour se traîner avec nous sur la roche froide et coupante de la route de montagne, s’il avait abandonné son chargement, il aurait été condamné. Il attendait, et nous, on se traînait pour chercher du secours.
J’avançais, évitant toute pensée inutile ; les pensées, c’était comme les mouvements : il ne fallait pas gaspiller son énergie à autre chose qu’à s’accrocher au sol, se mouvoir en avant, traîner son propre corps plus loin sur la route nocturne gelée.
Et, malgré tout, notre propre haleine, par ce froid de moins cinquante degrés, évoquait une fumée de locomotive. Les mélèzes argentés ressemblaient dans la taïga à des lambeaux de fumée de locomotive. La tempête de neige toute blanche qui bouchait le ciel et emplissait notre nuit était aussi une fumée de locomotive, la fumée de mes rêves de ces longues années. Dans ce silence blanc[131], je n’entendais pas le bruit du vent, mais une petite phrase musicale qui venait du ciel, une voix humaine, nette, mélodieuse et sonore, qui retentissait directement dans l’air glacial. La phrase musicale était une hallucination, un mirage sonore, il y avait en elle quelque chose de cette fumée de locomotive qui avait envahi le col. La voix humaine n’était que le prolongement, le prolongement logique, de ce mirage musical d’hiver.
Mais je vis que je n’étais pas le seul à entendre la voix. Tous ceux qui se traînaient l’entendaient aussi. Mourant de froid, mais cloués sur place. La voix qui venait du ciel était quelque chose de plus grand que l’espérance, que notre mouvement de tortues vers la vie. La voix du ciel répétait :
« Nous transmettons un communiqué de l’agence TASS. Quinze médecins… Ils ont été condamnés illégalement, ils ne sont coupables de rien, leurs témoignages ont été obtenus à l’aide de procédés d’enquête inadmissibles et strictement interdits par les lois soviétiques. »
On avait relâché les médecins. En voilà une histoire ! Et qu’en était-il du « courrier » de Lidia Timachouk[132], de la décoration qu’on lui avait accordée ? Et de la journaliste Éléna Kononenko qui avait glorifié la vigilance de cette héroïne et l’héroïne elle-même – la vigilance incarnée, personnifiée, la vigilance citée en exemple au monde entier ?
La mort de Staline n’avait pas fait grande impression sur nous qui étions des hommes d’expérience.
Une musique céleste jouait depuis un bon moment quand nous repartîmes en nous traînant. Personne n’avait dit mot, on digérait la nouvelle chacun pour soi.
Nous vîmes apparaître les lumières du bourg. Les épouses, les subordonnés et les chefs vinrent à la rencontre des arrivants. Personne ne vint à la mienne – je dus me traîner jusqu’à la baraque, jusqu’à ma chambre et ma couchette, puis allumer et chauffer le poêle métallique. Quand, après avoir bu de l’eau chaude que j’avais fait chauffer dans mon gobelet directement sur les bûches ardentes, dans le foyer, je me redressai un peu moins glacé devant le feu et sentis son souffle chaud passer sur mon visage – toute la peau du visage n’avait pas été complètement gelée, il y avait aussi des taches, des lobules, des parties restées intactes –, je pris ma décision.
Le lendemain, je présentai une demande de licenciement[133] :
— Le licenciement est entre les mains de Dieu, dit le chef de district d’un ton moqueur, mais il accepta ma demande et elle partit avec le courrier suivant.
« Je suis à la Kolyma depuis dix-sept ans. Je demande mon licenciement. En tant qu’ancien détenu, je n’ai aucun droit d’ancienneté à prendre en compte. Mon licenciement ne coûtera presque rien au gouvernement. Je le demande. »
Deux semaines plus tard, je reçus la réponse : un refus sans motif. J’écrivis immédiatement une lettre de protestation au procureur en lui demandant d’intervenir, etc.
Le fond de l’affaire est le suivant : lorsqu’un espoir vient à surgir, il faut enlever ou briser les chaînes juridiques pour que les formalités, les papiers ne vous retiennent pas. Très probablement, ma correspondance était inutile. Mais si par hasard…
On avait arraché le portrait de Béria au club, et moi j’écrivais toujours… L’arrestation de Béria ne me donna pas plus d’espoir. Les événements se succédaient pratiquement d’eux-mêmes et leur lien caché avec mon propre sort n’était guère palpable. Ce n’était pas à Béria qu’il me fallait songer.
Le procureur répondit au bout de deux semaines. Il avait eu de très hautes fonctions à la Direction voisine. Mais il avait été démis de ses fonctions et muté dans un trou perdu. Sa femme vendait des machines à coudre à des prix astronomiques, on avait même écrit un article satirique sur ce thème. Le procureur avait essayé de se défendre en usant de l’arme la plus répandue : en dénonçant l’homme de service d’Azboukine, le chef de la Direction qui faisait du trafic de gros gris avec les détenus, dix roubles la cigarette. Même qu’il recevait le gros gris dans des colis envoyés du continent par avion, presque par courrier diplomatique, d’après les normes de poids spéciales réservées aux bagages des autorités supérieures voire sans respecter aucune norme. Le chef de la Direction recevait tous les jours une vingtaine de personnes à sa table et ni le salaire élevé du Nord ni l’ancienneté n’auraient jamais pu couvrir les dépenses en vin et en fruits. Le chef de la Direction était un tendre père de famille, il avait deux enfants. Toutes ses dépenses étaient couvertes par la vente du gros gris : dix roubles la cigarette artisanale ; l’équivalent de huit boîtes d’allumettes de gros gris, c’était soixante cigarettes… Six cents roubles le paquet, soit cinquante grammes de tabac : l’enjeu en valait la chandelle.
Le procureur qui avait porté atteinte à cette méthode d’enrichissement fut immédiatement relevé de ses fonctions et muté chez nous, dans notre trou perdu. Il veillait au respect de la loi et répondait très vite aux lettres, plein de haine contre les autorités, échauffé par sa lutte contre elles.
Je rédigeai une seconde requête : « Mon licenciement m’a été refusé. À présent, je joins une attestation du procureur et… »
Deux semaines plus tard, je reçus un refus. Sans motif. Comme si je demandais un passeport pour l’étranger qu’il était légal de refuser sans explications.
J’écrivis au procureur régional, celui de la région de Magadane, et je reçus une réponse me disant que j’avais le droit d’être licencié et de partir. Le combat des « forces supérieures » avait atteint un stade nouveau. Chaque « tournant » laisse des traces sous forme d’innombrables ordres, explications, autorisations. On sentait une sorte de responsabilité ; mes demandes tombaient, comme disaient les truands, dans le mille. Dans le mille du temps ?
Deux semaines plus tard, j’eus un refus. Sans motif. Et bien que j’eusse écrit de nombreuses lettres larmoyantes à mon propre chef, l’aide-médecin Tsapko, le chef de la section sanitaire de la Direction, je n’eus aucune réponse de sa part.
Mon secteur était à trois cents kilomètres de la Direction, du secteur médical le plus proche.
Je compris qu’il me fallait voir les gens en personne. Et Tsapko vint un jour avec le nouveau chef des camps ; il me promit beaucoup, me promit tout, même le licenciement.
— J’arrangerai ça dès que je serai de retour. Mais reste encore cet hiver et tu partiras au printemps prochain.
— Non. Même si on ne me licencie pas, je quitterai votre secteur.
Nous nous séparâmes. Août s’achevait. Septembre arrivait. Les poissons avaient cessé de remonter les rivières à contre-courant. Mais je ne m’intéressais ni aux nasses ni aux explosions après lesquelles les poissons flottent en surface, les saumons Khéta et les saumons roses se balancent au gré des vagues dans les rivières de montagne ; leur ventre blanc en l’air, ils se mettent dans les anses des rivières et pourrissent, se décomposent.
Il fallait qu’une occasion se présente. Et ce fut le cas. Le chef de la Direction des routes, l’ingénieur-colonel Kondakov, vint en personne inspecter notre district. Il passait la nuit dans l’isba du chef des camps. Je me dépêchai, de crainte qu’il ne s’endorme, et frappai à sa porte.
— Entrez !
Kondakov était assis à la table ; il avait dégrafé sa tunique et frottait la marque rouge laissée par le col qui enserrait son cou blanc et rond.
— Je suis l’aide-médecin du district. Permettez-moi de vous soumettre une requête personnelle.
— Je ne discute jamais avec personne en déplacement.
— Je l’avais prévu, dis-je froidement et calmement. Je vous ai écrit une lettre-requête. Voici l’enveloppe : tout y est dit. Veuillez la lire au moment que vous jugerez utile.
Mal à l’aise, Kondakov cessa de triturer le col de sa vareuse. C’était malgré tout un ingénieur, un homme qui avait fait des études, fussent-elles scientifiques.
— Asseyez-vous. Expliquez-moi de quoi il s’agit.
Je m’assis et lui racontai mon histoire.
— Si tout est bien comme vous le dites, je vous promets de vous licencier dès mon retour à la Direction. Dans une dizaine de jours.
Kondakov inscrivit mon nom dans un carnet minuscule.
Dix jours plus tard, on me téléphona de la Direction : des amis m’appelèrent, si tant est que j’y avais des amis. Ou tout simplement des curieux, des spectateurs et non des acteurs qui observent pendant plusieurs heures d’affilée, des années durant, le poisson qui s’échappe de la nasse trouée ou le renard qui se ronge la patte pour se libérer du piège. Ils regardent sans essayer de forcer le piège et de laisser partir la bête. Ils observent simplement la lutte de l’animal et de l’homme.
Je dictai un télégramme de notre district à la Direction, à mes frais. J’en avais arraché l’autorisation au chef de district à force de supplications… Aucune réponse.
Ce fut l’hiver de la Kolyma. La glace saisit les rivières et il n’y avait qu’à certains endroits, aux rapides, que coulait, courait, vivait l’eau fumante comme une locomotive.
Il me fallait agir vite, très vite.
— J’envoie un malade grave à la Direction, dis-je au chef en faisant mon rapport.
Le malade avait une attaque de stomatite ulcéreuse sur fond de sous-alimentation, d’avitaminose – la stomatite ulcéreuse qu’il était tellement courant de confondre avec une diphtérie. Nous avions le droit d’hospitaliser les gens dans ce cas-là ; bien plus, nous y étions obligés. D’après les ordres, la loi et notre conscience.
— Et qui va l’accompagner ?
— Moi.
— En personne ?
— Oui. On va fermer le poste médical pour une semaine.
Cela s’était déjà fait et le chef le savait.
— Je vais effectuer l’inventaire. Pour éviter les vols. Et mettre l’armoire aux médicaments sous scellés, avec le sceau du délégué local.
— Parfait.
Le chef se rasséréna.
Nous partîmes dans des camions de passage ; nous avions froid et nous nous arrêtions tous les trente kilomètres pour nous réchauffer. Trois jours plus tard, avant la tombée de la nuit, nous arrivâmes à la Direction dans la brume de la Kolyma, une brume d’un blanc jaunâtre.
Le premier homme que je vis, ce fut l’aide-médecin Tsapko.
— J’ai amené un malade grave, lui dis-je.
Tsapko ne regardait pas le malade, mais mes valises. Car j’avais même des valises en carton que j’avais fabriquées moi-même, elles contenaient mes livres, mon complet bon marché, du linge, un oreiller, une couverture… Tsapko comprit tout.
— Je ne donne pas d’autorisation de départ sans le chef.
Nous allâmes chez le chef. C’était un petit chef par rapport à l’ingénieur-colonel Kondakov. À son ton mal assuré et à ses réponses évasives, je compris que de nouveaux ordres, de nouvelles instructions étaient arrivés…
— Tu ne veux pas rester encore un hiver ?
Nous étions fin octobre. L’hiver battait déjà son plein à la Kolyma.
— Non.
— Eh bien, s’il ne veut pas, il ne faut pas le retenir.
— À vos ordres, camarade chef !
Tsapko se figea devant le chef du camp, claqua des talons et nous sortîmes dans le couloir crasseux.
— Et voilà, dit Tsapko d’un air satisfait. Tu as obtenu ce que tu voulais. Tu es libre d’aller au diable. Tu vas regagner le continent. L’aide-médecin Novikov est nommé à ta place. Il est comme moi, c’est un ancien de la guerre, du front. Vous allez repartir ensemble : là-bas, tu feras la transmission des pouvoirs en bonne et due forme et tu reviendras pour ton solde de tout compte.
— Parcourir trois cents kilomètres ? Et revenir ? Mais je vais mettre un mois. Au minimum.
— Je ne peux rien faire de plus. J’ai fait tout ce que j’ai pu.
Je compris que l’entretien avec le chef était aussi une tromperie, qu’il avait été préparé d’avance.
À la Kolyma, on ne peut prendre conseil de personne. Le détenu et l’ancien détenu n’ont pas d’amis. Le premier conseilleur se précipitera chez le chef pour tout lui raconter, trahir son camarade et montrer sa vigilance.
Tsapko était déjà reparti depuis longtemps, et moi j’étais toujours là, assis par terre, à fumer cigarette sur cigarette. « Mais qui est ce Novikov ? Un aide-médecin du front ? »
Je dénichai Novikov. C’était un homme brisé par la Kolyma. Sa solitude, sa sobriété, son regard hésitant – tout montrait que la Kolyma s’était révélée tout à fait différente de ce qu’il attendait quand il avait entrepris la chasse à la « grosse galette ». Novikov était trop inexpérimenté, trop ancien combattant.
— Écoute, lui dis-je. Tu viens du front. Moi, je suis là depuis dix-sept ans. J’ai purgé deux condamnations. Maintenant, on me libère. Je vais revoir ma famille. Tout est en ordre à mon poste d’aide-médecin. Voici l’inventaire. Tout est sous scellés. Tu peux signer le procès-verbal de réception les yeux fermés…
Novikov signa sans prendre conseil de personne.
Je n’allai pas chez Tsapko pour dire que le procès-verbal était signé. J’allai directement à la comptabilité. Le comptable examina mes papiers : tous les documents et attestations.
— Eh bien, dit-il, tu peux avoir ton solde de tout compte. Seulement, il y a un problème. Hier, on a reçu un télégramme téléphoné de Magadane donnant l’ordre d’interrompre tout licenciement jusqu’au printemps, jusqu’à la réouverture de la navigation.
— Que m’importe la navigation ! Je vais prendre l’avion.
— Mais c’est un ordre général, tu le sais bien. Tu n’es pas né de la dernière pluie.
Et me revoilà dans le couloir, assis par terre, à fumer cigarette sur cigarette. Tsapko arriva.
— Tu n’es pas encore parti ?
— Non, je ne suis pas parti.
— Eh bien, salut…
La déception ne fut pas très profonde pour une raison que j’ignore. J’étais habitué à des coups de couteau dans le dos. Mais là, il n’y avait rien de mauvais en perspective. Tout mon corps, toute ma volonté étaient encore en mouvement, en tension, en lutte. Il y avait tout simplement quelque chose qui n’avait pas été pensé jusqu’au bout. Le Destin avait dû commettre une erreur dans ses froids calculs en se jouant de moi. Ah, voilà l’erreur. J’allai chez le secrétaire du chef, de ce même ingénieur-colonel Kondakov qui était de nouveau en déplacement.
— Y a-t-il eu hier un télégramme téléphoné concernant la suspension des licenciements ?
— Oui.
— Mais moi – et je sentais ma gorge se dessécher, j’avais du mal à articuler mes mots – moi, j’ai été licencié il y a déjà un mois. D’après l’ordre soixante-cinq. Le télégramme téléphoné d’hier ne me concerne pas. J’ai déjà été licencié. Il y a un mois. Je suis en voyage, en cours de route…
— Oui. On dirait bien, dit le lieutenant. Allons à la comptabilité !
Le comptable tomba d’accord avec nous, mais il dit :
— Attendons le retour de Kondakov. Il n’aura qu’à décider, lui.
— Ça, dit le lieutenant, je ne te le conseille pas. C’est Kondakov en personne qui a signé l’ordre. De lui-même. Personne ne lui a forcé la main. Il va t’écorcher vif si tu n’obéis pas à ses ordres.
— Bien, dit le comptable, et il me jeta un regard de biais. Seulement le voyage à ses frais.
Le billet de train et d’avion pour Moscou coûtait trois mille cinq cents roubles, et j’avais normalement droit au paiement du voyage par le Dalstroï, mon employeur pendant mes quatorze ans de détention et mes trois ans de liberté – non, pas de liberté, mais comme « travailleur libre ».
Toutefois, au ton du chef comptable, je compris qu’il ne céderait pas d’un pouce.
J’avais amassé six mille roubles en trois ans sur mon livret d’ancien zéka, sans majoration pour ancienneté.
Les lièvres que j’attrapais, cuisais, rôtissais et mangeais, les poissons que j’attrapais, cuisais, rôtissais et mangeais m’avaient permis d’économiser cette somme extraordinaire.
Je remis l’argent à la caisse et touchai un chèque de trois mille roubles, des papiers, un laissez-passer pour l’aéroport d’Oïmiakone, et je me mis en quête d’un camion qui aille dans cette direction. J’en trouvai un rapidement. Deux cents roubles pour deux cents kilomètres. Je vendis ma couverture, mon oreiller – à quoi me serviraient-ils dans l’avion ? Je vendis aussi mes livres de médecine à Tsapko au tarif officiel – il allait revendre ces ouvrages et ces manuels dix fois ce prix. Mais je n’avais pas le temps d’y songer.
Il y avait bien pire. J’avais perdu mon talisman : un couteau que j’avais fabriqué moi-même et que j’avais trimbalé pendant de longues années. J’avais dormi sur des sacs de farine et je l’avais sans doute laissé tomber. Pour le retrouver, il aurait fallu décharger le camion.
Nous arrivâmes tôt le matin à Oïmiakone où j’avais travaillé un an auparavant au Tomtor, dans mon département postal bien-aimé, où j’avais expédié et reçu tant de lettres. Je descendis près de l’hôtel de l’aéroport.
— Hé, dis donc, demanda le chauffeur du camion, tu n’aurais pas perdu quelque chose ?
— J’ai laissé tomber un couteau dans la farine.
— Le voilà. J’ai ouvert la ridelle du camion et le couteau est tombé par terre. Joli surin.
— Tu peux le garder, le surin. En souvenir. Je n’ai plus besoin de talisman.
Mais ma joie était prématurée. À l’aéroport d’Oïmiakone, il n’y avait pas d’avions de ligne et, depuis l’automne, une masse de passagers s’était agglutinée là, de quoi remplir une dizaine d’appareils. Il y avait des listes de quatorze personnes chacune et un appel quotidien. Une vie de transit.
— De quand date le dernier avion ?
— De la semaine dernière.
Donc, il me faudrait rester ici jusqu’au printemps. J’avais eu tort de donner mon talisman au chauffeur.
J’allai voir le chef de travaux du camp où j’avais travaillé un an auparavant comme aide-médecin.
— Tu vas sur le continent ?
— Oui. Donne-moi un coup de main pour partir.
— Demain, on ira voir Veltmann ensemble.
— Le capitaine Veltmann est toujours le chef de l’aéroport ?
— Oui. Seulement il n’est plus capitaine mais commandant. Il a eu récemment de nouveaux galons.
Le matin suivant, le chef de travaux et moi entrâmes dans le bureau de Veltmann. Nous nous saluâmes.
— Voilà, notre petit gars s’en va.
— Et pourquoi n’est-il pas venu tout seul ? Il ne me connaît pas moins bien que toi ?
— Simplement pour être plus sûr, camarade commandant.
— Bon, où sont tes affaires ?
— J’ai tout avec moi.
Je lui montrai ma petite valise en carton.
— Parfait. Va à l’hôtel et attends.
— Mais je…
— Silence ! Fais ce qu’on te dit. Et toi, le chef de travaux, demain, tu nous prêteras un tracteur pour égaliser le terrain, sinon… Sans le tracteur…
— Vous l’aurez, vous l’aurez, dit le chef de travaux en souriant.
Je fis mes adieux à Veltmann et au chef de travaux, et j’entrai dans le couloir de l’hôtel ; je parvins jusqu’à une place libre près de la fenêtre en enjambant pieds et corps. Il y faisait bien sûr plus frais mais, plus tard, après quelques avions et quelques listes d’attente, je me rapprocherais du poêle, me mettrais tout contre lui.
Une heure s’écoula, et les gens couchés se levèrent d’un bond en écoutant avec avidité un vrombissement dans le ciel.
— Un avion !
— Un Douglas, un avion de marchandises.
— Non, un avion de transport.
Le préposé de l’aéroport, coiffé d’un bonnet à oreillettes avec une cocarde, se démenait dans le couloir, une liste à la main : cette fameuse liste de quatorze personnes que tout le monde connaissait par cœur depuis plusieurs mois ici.
— Tous ceux que j’appelle, allez acheter vos billets en vitesse. L’aviateur déjeune, et en route ! Sémionov !
— Présent !
— Galitski !
— Présent !…
— Et pourquoi est-ce que mon nom est rayé ? dit le quatorzième en hurlant comme un possédé. Ça fait trois mois que j’attends.
— Qu’est-ce que vous dites ? C’est le chef de l’aéroport qui l’a rayé. Veltmann. De sa propre main. À l’instant. Vous partirez avec le prochain avion. Ça vous va ? Mais si vous voulez discuter, voilà le bureau de Veltmann. Il y est. Il vous expliquera.
Mais le quatorzième ne se résolut pas à aller demander des explications. Dieu sait ce qui eût pu se produire. Et si sa tête avait déplu à Veltmann. Alors, non seulement on ne l’aurait pas pris dans le prochain avion, mais on l’aurait rayé définitivement des listes. Ça arrivait aussi.
— Et qui a-t-on mis ?
— Eh bien, c’est illisible.
Le préposé regardait le nouveau nom et tout à coup il cria le mien.
— Me voici !
— À la caisse, vite !
Je pensai : « Je ne vais pas jouer les âmes nobles. Je ne vais pas refuser, je pars, je m’envole. J’ai dix-sept ans de Kolyma derrière moi. »
Je me précipitai chez le caissier en dernier, sortant mes papiers que je n’avais pas préparés, froissant mon argent et semant mes affaires.
— Dépêche-toi, me dit le caissier. L’aviateur a fini de déjeuner et les prévisions météo sont mauvaises ; vous devez gagner le mauvais temps de vitesse pour arriver à Iakoutsk.
J’écoutais ces paroles célestes en retenant mon souffle.
Pendant l’escale, l’aviateur avait rapproché son avion de la porte de la cantine. L’embarquement était terminé depuis longtemps. Je courus vers l’avion, ma petite valise en contreplaqué à la main. Le souffle court, je tenais mon billet d’avion recouvert de givre entre mes doigts glacés, je n’avais pas pris le temps d’enfiler mes moufles.
Le préposé à l’aéroport contrôla mon billet et me fit passer par la portière. L’aviateur la ferma et alla dans la cabine.
— Décollage !
Je gagnai ma place, mon fauteuil, incapable de réfléchir ou de comprendre quoi que ce soit.
Mon cœur battait la chamade, cela continua sept heures durant, tant que l’avion ne se retrouva pas subitement au sol. Iakoutsk.
À l’aéroport de Iakoutsk, nous dormîmes côte à côte, mon nouveau camarade et moi, mon voisin d’avion. Il fallait calculer le chemin le moins cher pour Moscou ; bien que j’eusse des papiers de voyage valables uniquement jusqu’à Djamboul, je comprenais que les lois en vigueur à la Kolyma n’étaient sans doute pas valables sur la Grande Terre. Je pourrais probablement trouver du travail et m’installer ailleurs qu’à Djamboul. J’avais encore le temps d’y songer.
Mais, pour le moment, le moins cher, c’était de prendre l’avion jusqu’à Irkoutsk et, de là, gagner Moscou par le train. Cinq jours pleins. Ou bien de prendre l’avion jusqu’à Novossibirsk et, de là, gagner aussi Moscou par le chemin de fer. Quel était l’avion qui partait le premier ?… Je me procurai un billet pour Irkoutsk.
Il me restait quelques heures avant le décollage et je me promenai dans Iakoutsk en contemplant la Léna gelée et la ville silencieuse, toute en rez-de-chaussée, semblable à un grand village. Non, Iakoutsk, ce n’était pas encore la ville, la Grande Terre. Il n’y avait pas de fumée de locomotive.
1964