Alexandre Gogobéridzé
Quinze ans seulement ont passé, et voilà que j’ai oublié le patronyme de l’aide-médecin Alexandre Gogobéridzé. Je vieillis… Son nom aurait pourtant dû se graver à jamais dans les cellules de mon cerveau, car il était un de ces hommes dont la vie peut être fière. Mais j’ai oublié son patronyme. Il n’était pas seulement aide-médecin au service de dermatologie de l’hôpital Central pour détenus à la Kolyma. Il fut mon professeur de pharmacologie, chargé d’un cours pour les aides-médecins. Ah ! Comme il avait été difficile de trouver un professeur de pharmacologie à l’intention de la vingtaine de détenus privilégiés pour lesquels cette formation médicale était un gage de vie, de salut ! Oumanski, qui jadis avait été professeur à Bruxelles, avait accepté de nous enseigner le latin. C’était un polyglotte, un brillant spécialiste des langues orientales, et il connaissait la morphologie des mots encore mieux que l’anatomopathologie qu’il enseignait dans le cadre de cette formation. Il est vrai que son cours était quelque peu expurgé : étant un vieil habitué des camps, (il en était déjà à sa troisième ou quatrième condamnation, comme toutes les victimes des affaires montées par Staline dans les années trente), ce professeur de Bruxelles avait catégoriquement refusé de traiter devant ses étudiants de la Kolyma le chapitre sur les organes sexuels, aussi bien masculins que féminins. Pas par excès de pudeur. Bref, les étudiants étaient tenus d’assimiler ce chapitre tout seuls. Il y avait beaucoup d’amateurs pour les cours de pharmacologie, mais celui qui devait s’en charger était parti « pour la périphérie » ou « dans la taïga », « sur la route 7 », comme on disait à l’époque. Le début de la session avait déjà été reporté. C’est alors que Gogobéridzé, ancien directeur d’un important institut de recherches pharmaceutiques en Géorgie, voyant que la formation risquait d’être annulée, donna inopinément son accord. Les cours commencèrent.
Gogobéridzé comprenait l’importance de cette formation tant pour la vingtaine d’étudiants que pour la Kolyma. Ces cours enseignaient du bien, ils semaient la raison. Le pouvoir d’un aide-médecin de camp est immense, le bien (ou le mal) qu’il peut faire est considérable.
C’est un sujet dont nous avons discuté tous les deux par la suite, alors que, devenu « badigeonneur » agréé, j’allais le voir dans sa cabine au service de dermatologie de l’hôpital. Les baraques de l’hôpital étaient bâties sur des modèles classiques, à la différence des constructions plus éloignées de Magadane, où les hôpitaux et les infirmeries étaient des huttes de la taïga. Du reste, la mortalité était telle, dans ces huttes, qu’il fallut les abandonner et attribuer à l’administration hospitalière des baraques ordinaires. On avait aussi besoin de locaux pour le fameux groupe P (les provisoirement dispensés de travail), dont le nombre ne cessait de croître inexorablement. La mort est toujours la mort, quelles que soient les explications qu’on en donne. On peut mentir, obliger les médecins à inventer les diagnostics les plus alambiqués, avec toute une gamme de terminaisons en « os » et en « ite », pour peu qu’il soit possible d’invoquer l’accessoire pour dissimuler l’évidence. Mais, même lorsqu’il était impossible de cacher l’évidence, la polyavitaminose, la pellagre, la dysenterie et le scorbut s’empressaient de venir à la rescousse des médecins. Personne ne voulait prononcer le mot « faim ». C’est seulement lors du blocus de Leningrad que l’on vit apparaître dans les diagnostics d’anatomopathologie et, plus rarement, dans les diagnostics cliniques, le terme de « dystrophie alimentaire ». Il remplaça aussitôt la polyavitaminose et simplifia les choses.
C’est à cette époque qu’une strophe de Véra Inber devint très populaire dans les camps :
La bougie brûle et se meurt en fondant.
Tous les symptômes, tous les signes trop clairs,
D’un mal que médecins et savants
Nomment dystrophie alimentaire,
Mais que ceux qui ne parlent pas latin
Appellent tout simplement la faim.
Hélas, en tant qu’anatomopathologiste, le professeur Oumanski était à la fois latiniste et linguiste. Pendant des années, il inscrivit sur les procès-verbaux des termes savants en « os » et en « ite ».
Alexandre Gogobéridzé était un taciturne, il prenait son temps, le camp lui avait appris la réserve et la patience, il lui avait appris à évaluer un homme non d’après ses vêtements (son caban et sa chapka), mais d’après toute une série d’indices impondérables qui ne trompent pas. C’est justement sur ces signes imperceptibles que se fonde la sympathie. Sans même avoir échangé un mot, deux personnes éprouvent une affinité ou une hostilité réciproque, de l’indifférence ou de la méfiance. En liberté, ce processus est plus lent. Tandis qu’ici, les sympathies ou les antipathies subconscientes s’imposent de façon plus certaine, plus immédiate, et avec moins de risque d’erreur. L’immense expérience d’un bagnard, sa tension nerveuse et la grande simplicité des relations humaines, de l’appréciation des hommes, expliquent le caractère infaillible de ces jugements.
Il y avait dans la baraque de l’hôpital un bâtiment à deux sorties traversé par un couloir central, des pièces, des « cabines », comme on les appelait, qu’il était facile de transformer en débarras, en pharmacie ou en box, en isolateur. C’était dans ces cabines que vivaient d’ordinaire les médecins et les aides-médecins détenus. Un privilège quotidien très appréciable.
Ces cabines étaient toutes petites, deux mètres sur deux ou trois mètres sur trois. Elles contenaient un lit, une table de chevet et parfois quelque chose qui ressemblait à un minuscule bureau. Hiver comme été, un petit poêle ronflait au milieu de la pièce, de ceux que les chauffeurs de la Kolyma installent dans les cabines de leurs camions. Ce poêle, ainsi que les petites bûches qu’on y brûlait, prenait beaucoup de place. Mais c’était tout de même une surface habitable indépendante, l’équivalent d’un appartement individuel à Moscou. Une petite fenêtre, tendue de gaze. Tout le reste de l’espace était occupé par Alexandre Gogobéridzé. Avec sa taille gigantesque, ses larges épaules, ses gros bras et ses grosses jambes, avec son crâne toujours rasé et ses énormes oreilles, il ressemblait beaucoup à un éléphant. Sa blouse blanche, qui le boudinait, accentuait cette impression zoologique. Seuls les yeux, gris et vifs, des yeux d’aigle, n’avaient rien d’éléphantesque.
Gogobéridzé pensait en géorgien, mais parlait en russe, en choisissant posément ses mots. Il saisissait immédiatement le sens de ce que l’on disait, cela se voyait à l’étincelle de ses yeux.
Je crois qu’il avait largement dépassé la soixantaine lorsque nous nous sommes connus en 1946, près de Magadane. Ses grandes mains étaient enflées et bleuâtres, des mains de vieillard. Il marchait lentement, presque toujours avec une canne, et chaussait d’un geste familier ses lunettes de presbyte, des lunettes de vieux. Bientôt, nous apprîmes que ce corps de géant avait gardé toute sa souplesse et sa redoutable puissance.
Le supérieur direct de Gogobéridzé était le docteur Krol, un spécialiste des maladies de peau condamné comme droit commun pour spéculation ou escroquerie. Un lèche-bottes ricaneur, un individu vulgaire qui, pendant les cours, assurait aux étudiants qu’ils allaient faire leur beurre s’ils étudiaient les maladies de peau. Il craignait comme la peste tout ce qui touchait à la politique (du reste, qui n’en avait peur, à l’époque ?). Un vendu, un spéculateur, un combinard toujours de mèche avec des voleurs qui lui procuraient « pelures et godillots ».
Krol était depuis longtemps à la botte des truands, qui en faisaient ce qu’ils voulaient. Gogobéridzé n’adressait même pas la parole à son supérieur. Il s’acquittait de son travail (piqûres, pansements, prescriptions), mais évitait de lui parler. Un jour pourtant, ayant appris que Krol avait exigé d’un détenu (pas un truand, mais un cave) des bottes en box-calf pour l’admettre dans le service, et que le pot de vin était déjà remis, il avait traversé tout le service pour aller le trouver dans sa chambre. Krol était déjà chez lui, sa porte était bloquée par un lourd verrou fabriqué pour lui par un malade fort habile de ses mains. Gogobéridzé le fit sauter et pénétra dans la chambre. Il était cramoisi et ses mains tremblaient. Il hurla, barrit comme un éléphant. Saisissant les bottes, il en gifla Krol devant le personnel et les malades. Puis il rendit les bottes à leur propriétaire, et se mit à attendre la visite d’un gardien ou du commandant. Ce dernier allait certainement l’enfermer à l’isolateur pour insolence, après le rapport de Krol. Peut-être le directeur du camp allait-il l’expédier aux travaux de force. Dans le cas d’une infraction aussi grave, son âge avancé ne pouvait lui épargner une punition. Mais Krol ne fit pas de rapport. Il n’était pas dans son intérêt d’attirer l’attention sur les conséquences de ses trafics douteux. Le médecin et l’aide-médecin continuèrent à travailler ensemble.
Pendant ma formation, j’avais pour voisin un certain Baratéli. J’ignore selon quel article il avait été condamné, je ne crois pas que c’était l’article 58. Il me l’a dit un jour, mais le Code pénal était alors si alambiqué que j’ai oublié. Baratéli parlait mal le russe et avait échoué à l’examen d’entrée, mais Gogobéridzé travaillait à l’hôpital depuis longtemps, tout le monde le connaissait et l’estimait, et il avait réussi à faire admettre Baratéli. Il l’aida dans ses études et le nourrit une année entière sur sa ration, il lui achetait du tabac, du sucre. Baratéli en était reconnaissant au vieillard et l’aimait beaucoup. Il y avait de quoi !
Ces huit mois d’études héroïques arrivèrent à leur terme. Je partis travailler comme aide-médecin titulaire dans un nouvel hôpital à cinq cents kilomètres de Magadane.
Lorsque je suis allé faire mes adieux à Gogobéridzé, il m’a demandé lentement, très lentement :
— Vous ne savez pas où se trouve Echba ?
Cette question était posée en 1946. Il y avait longtemps qu’Echba, l’un des chefs les plus en vue du PC géorgien, avait été victime des répressions, du temps de Iéjov.
— Echba est mort, dis-je. Il est mort à la Serpentine, à la fin de l’année 1937, ou peut-être a-t-il survécu jusqu’en 1938. Il était avec moi au gisement Partisan, mais fin 1937, quand tout a commencé[22] à la Kolyma, on l’a envoyé avec beaucoup d’autres à la Serpentine, la prison de la Direction minière du Nord, où les exécutions se sont succédé presque sans arrêt pendant toute l’année 38.
La Serpentine ! Quel nom ! À cet endroit, la route ondule entre les montagnes comme un serpentin, c’est pourquoi les cartographes l’ont baptisée ainsi. Car ils ont d’immenses prérogatives. Il y a même à la Kolyma une rivière qui porte un nom de fox-trot, la « Rio-Rita », et un « Lac des Ombres qui dansent », les sources « Vas-y ! », « Pile » et « Eh bien ! ». Des divertissements de styliste.
À l’hiver 1952, j’eus l’occasion de me rendre à l’hôpital où j’avais travaillé un an auparavant, en empruntant divers moyens de locomotion : des rennes, des chiens, des chevaux, une benne de camion, un peu de marche à pied, puis, de nouveau, une benne de camion, celle d’un énorme Tatra tchèque, des chevaux, des chiens, des rennes… Là, j’appris de la bouche des médecins de l’hôpital où j’avais reçu ma formation que Gogobéridzé, condamné à quinze ans, plus cinq ans de privation de droits, avait terminé sa peine et avait été envoyé en relégation en Yakoutie jusqu’à la fin de ses jours. C’était encore plus cruel que la domiciliation à vie dans un village proche du camp, ce qui se pratiquait d’ordinaire à l’époque et même plus tard, presque jusqu’en 1955. Gogobéridzé avait obtenu le droit de rester dans un village de la Kolyma et de ne pas déménager en Yakoutie. Il était évident que son organisme déjà âgé n’aurait pas supporté un tel périple dans l’Extrême-Nord. Il s’était installé au village de Iagodnoïé, à cinq cent quarante-trois kilomètres de Magadane. Il travaillait à l’hôpital. Lorsque j’ai regagné mon poste près d’Oïmiakone, je me suis arrêté à Iagodnoïé pour lui rendre visite. Il se trouvait à l’hôpital pour libres, mais en tant que malade, et non au titre d’aide-médecin ou de pharmacien. Pour hypertension, une hypertension très grave.
Je suis entré dans sa chambre. Des couvertures rouges et jaunes, violemment éclairées par une lumière oblique provenant je ne sais d’où, trois lits vides et sur le quatrième, Gogobéridzé, couvert jusqu’à la taille d’une couverture jaune vif. Il m’a reconnu immédiatement, mais le mal de tête le rendait presque incapable de parler.
— Comment ça va ?
— Couci-couça.
Les yeux gris étaient toujours aussi vifs. Les rides s’étaient multipliées.
— Vous allez reprendre du poil de la bête.
— Je ne sais pas, je ne sais pas.
Nous nous sommes dit adieu.
Voilà tout ce que je sais de lui. J’étais déjà sur la Grande Terre quand j’ai appris par une lettre qu’il était mort à Iagodnoïé avant d’avoir été réhabilité.
Tel fut le destin d’Alexandre Gogobéridzé, qui périt uniquement parce qu’il était le frère de Levan Gogobéridzé[23]. À propos de ce Levan, il faut se reporter aux Mémoires de Mikoïan[24].
1970-1971