La vie de l’ingénieur Kipreïev[22]
Pendant de nombreuses années, j’ai pensé que la mort était une forme de vie et, rassuré par cette fragile philosophie, j’avais inventé une formule active pour défendre mon existence dans cette vallée de larmes.
Je pensais qu’un homme ne pouvait se considérer comme tel que s’il sentait par tout son corps, à tout moment, qu’il était capable de se suicider, d’intervenir dans sa propre vie. Ce savoir donne la volonté de vivre.
Je me mis à l’épreuve, et à maintes reprises : comme je sentais en moi la force de mourir, je continuai de vivre.
Beaucoup plus tard, j’ai compris que je m’étais simplement construit un refuge, que j’avais éludé le problème car, au moment décisif, je n’aurais plus été la même personne. À l’époque, la vie et la mort étaient un jeu de la volonté. Une fois affaibli, je changerais, je me trahirais. Je n’ai plus essayé de réfléchir sur la mort, mais j’ai senti que mes décisions antérieures exigeaient une réponse différente, que les serments de la jeunesse étaient trop naïfs et trop conventionnels.
C’est l’histoire de l’ingénieur Kipreïev qui m’en a convaincu.
Je n’ai jamais trahi ni vendu personne de ma vie. Mais je ne sais pas comment j’aurais réagi si on m’avait battu.
Toutes mes périodes d’instruction s’étaient passées le mieux possible : sans coups, sans la « méthode numéro 3[23] ». Aucun juge d’instruction ne m’a effleuré ne serait-ce que du bout des doigts. C’est un hasard, rien de plus. Mes instructions ont tout simplement eu lieu assez tôt, dans la première moitié de 1937, quand on n’utilisait pas encore la torture.
L’ingénieur Kipreïev, lui, avait été arrêté en 1938 et il connut fort bien le sinistre épisode du passage à tabac lors de l’instruction. Il supporta les coups ; il se jeta sur son juge d’instruction, fut mis au cachot. Mais les juges d’instruction réussirent facilement à extorquer sa signature à Kipreïev : ils le menacèrent d’arrêter sa femme, et Kipreïev signa tout.
Le poids de ce terrible coup moral, Kipreïev dut le porter toute sa vie. Les humiliations et les déchéances ne manquent pas dans la vie d’un détenu. On trouve dans les journaux intimes des révolutionnaires russes un traumatisme effroyable : la demande de grâce. Avant la révolution, on estimait que c’était une chose honteuse, une flétrissure indélébile. Et, même après la révolution, on n’acceptait pas, parmi les anciens prisonniers politiques et exilés, ceux qu’on appelait des « quémandeurs », c’est-à-dire des gens qui avaient demandé un jour au tsar, sous quelque forme que ce fût, de les libérer ou d’adoucir leur peine.
Dans les années trente, non seulement on pardonnait tout aux « quémandeurs », mais on pardonnait même à ceux qui avaient signé un mensonge notoire, quelquefois sanglant, causant leur propre perte et celle d’autrui.
Les modèles vivants avaient depuis longtemps vieilli, péri dans les camps ou en relégation, et ceux qui se trouvaient en prison pour instruction étaient tous des « quémandeurs ». Voilà pourquoi personne ne devina jamais les tortures morales auxquelles Kipreïev s’était condamné en partant vers la mer d’Okhotsk, Vladivostok et Magadane.
Kipreïev était un ingénieur physicien du fameux Institut de physique de Kharkov, le premier de toute l’Union soviétique à approcher de la fission nucléaire. Kourtchatov[24] y travaillait également. L’institut ne put échapper à la purge. L’ingénieur Kipreïev fut l’une des premières victimes de notre science atomique.
Kipreïev connaissait sa propre valeur. Mais ses chefs l’ignoraient. Et puis, il apparut que la fermeté morale n’avait guère de rapports avec le talent, l’expérience scientifique, et même la passion de la science. C’étaient des choses bien différentes. Sachant qu’il risquait d’être passé à tabac pendant l’instruction, Kipreïev s’y prépara d’une manière très simple : il décida qu’il allait se défendre comme une bête, qu’il rendrait coup pour coup sans chercher à distinguer l’exécutant de l’inventeur de cette pratique, de la méthode numéro 3. Kipreïev fut donc roué de coups et jeté au cachot. Les interrogatoires reprirent. Ses forces physiques le trahirent, ensuite il perdit sa fermeté morale. Kipreïev signa. On l’avait menacé d’arrêter sa femme. Kipreïev éprouva une honte incommensurable pour cette faiblesse, pour avoir cédé, lui, l’intellectuel Kipreïev, lors de sa confrontation avec la violence pure. À l’époque où il était encore en prison, Kipreïev se jura qu’il ne tomberait plus jamais aussi bas. En fait, il était bien le seul à penser que son comportement était honteux. Les gens étendus près de lui sur les châlits avaient également signé et diffamé. Ils n’en mouraient pas. La honte n’a pas de frontière ou, plus exactement, ses frontières sont toujours personnelles et chacun des prisonniers de la cellule d’instruction a ses propres exigences à l’égard de soi-même.
Kipreïev arriva à la Kolyma avec une peine de cinq ans, convaincu qu’il trouverait le moyen d’obtenir une libération anticipée, qu’il saurait s’arracher à la Kolyma pour retrouver la liberté, le continent. On allait sûrement apprécier l’ingénieur. Et l’ingénieur gagnerait des décomptes de journées de travail, il gagnerait sa libération, une remise de peine. Kipreïev considérait avec mépris le travail physique du camp : il avait compris rapidement qu’il n’y avait rien d’autre que la mort au bout de ce chemin. Mais, s’il travaillait là où il pourrait utiliser ne serait-ce que l’ombre de ses compétences, il serait libéré. Au moins, il ne perdrait pas sa qualification.
Le travail au gisement, la fracture de plusieurs doigts, pris dans un scraper, sa faiblesse physique, sa maigreur – tout cela le conduisit à l’hôpital et, après l’hôpital, dans un camp de transit.
Le malheur, c’est que, même dans le chaos quotidien du camp au milieu duquel il vivait, l’ingénieur ne pouvait s’empêcher d’inventer, de chercher des solutions techniques et scientifiques.
Or le camp et ses chefs considéraient Kipreïev comme un esclave, rien de plus. L’énergie pour laquelle Kipreïev s’était maudit des milliers de fois cherchait un exutoire.
L’enjeu devait être digne d’un ingénieur, d’un savant. Cet enjeu, c’était la liberté.
La Kolyma était une « planète enchantée » et pas seulement parce que l’hiver y durait « neuf mois sur douze ». Pendant la guerre, on y payait une pomme cent roubles et une erreur de distribution des tomates fraîches arrivées du continent entraînait des drames sanglants. Tout cela – les pommes et les tomates – était bien sûr destiné au monde des libres, des contractuels dont le détenu Kipreïev ne faisait pas partie. C’était une « planète enchantée », mais pas uniquement parce qu’y régnait « la loi de la taïga ». Ni parce que la Kolyma était un camp d’extermination stalinien. Ni parce que les produits les plus « déficitaires » étaient le gros gris ou le thé indispensable pour faire du tchifir, la vraie monnaie de la Kolyma, son or véritable en échange duquel on pouvait tout obtenir.
En réalité, le produit le plus déficitaire était le verre : les articles en verre, les ustensiles de laboratoire, les instruments. Le gel renforçait la fragilité du verre, mais la norme de la « casse » admise n’augmentait pas. Un simple thermomètre médical coûtait dans les trois cents roubles. Il n’y avait pas de marché noir pour les thermomètres. Le médecin devait prévenir le délégué du district de sa demande : il était en effet plus difficile de dissimuler un thermomètre médical que La Joconde. Seulement le médecin ne la faisait pas, cette demande. Il payait simplement trois cents roubles de sa poche et apportait le thermomètre de chez lui pour prendre la température des malades graves.
À la Kolyma, une boîte de conserve est un poème. La boîte de conserve en fer-blanc, c’est une unité de mesure, une unité pratique qu’on a toujours sous la main. C’est l’unité de mesure de l’eau, du gruau, de la farine, du kissel, de la soupe et du thé. Et un gobelet tellement pratique pour le tchifir. Car ce gobelet est stérile : il est nettoyé par le feu. On réchauffe ou on fait bouillir le thé ou la soupe dans le poêle, sur un feu.
La grande boîte de trois litres, c’est la gamelle habituelle des « crevards », munie d’une poignée en fil de fer qu’on fixe commodément à la ceinture. Et qui, à la Kolyma, n’a jamais été ou ne sera jamais un crevard ?
Un bocal, c’est de la lumière dans un encadrement de croisillons en bois, une fenêtre dont les vitres sont faites de tessons. C’est la boîte transparente dans laquelle il est tellement commode de garder les médicaments à l’infirmerie.
La boîte d’un demi-litre sert de vaisselle pour le troisième plat de la cantine du camp.
Mais ni les thermomètres, ni les ustensiles de laboratoire, ni les bocaux ne sont les articles les plus déficitaires à la Kolyma.
Il n’y a pas plus déficitaires que les ampoules électriques.
À la Kolyma, il y a des centaines de gisements, de mines, des milliers de secteurs, de tailles, de puits, des dizaines de milliers de fronts de taille où l’on extrait or, uranium, étain et tungstène, des milliers de missions, de bourgs de libres, de zones et de baraques destinées aux détachements de la garde – et, partout, il faut de la lumière, encore et encore. Pendant neuf mois, la Kolyma vit sans soleil, sans lumière du jour. La lumière du soleil, orageuse et sans couchants, ne sert à rien.
La lumière et l’énergie sont fournies par des tracteurs ou des locomotives qu’on couple.
Les machines, les baquets à rincer, les fronts de taille exigent de la lumière. Des fronts de taille éclairés par des « jupiters » permettent de rallonger le travail de nuit, rendent le travail plus productif.
Partout on a besoin d’ampoules électriques. On les fait venir du continent, des ampoules de trois cents, cinq cents ou mille bougies, toutes prêtes à éclairer baraques et fronts de taille. Le courant inégal fourni par les groupes électrogènes condamne ces ampoules à une usure prématurée.
Les ampoules électriques, c’est un problème d’État à la Kolyma.
Il n’y a pas que le front de taille qui doit être éclairé. Il faut aussi que le soient la zone, les clôtures de barbelés avec leurs miradors, selon des normes que l’Extrême-Nord augmente au lieu de diminuer.
On doit aussi assurer de la lumière au détachement de la garde. Ici, on ne peut pas s’en tirer en dressant procès-verbal – comme on le fait dans les tailles des gisements –, car il y a des gens susceptibles de s’enfuir et, bien qu’il soit évident qu’on ne peut aller nulle part en plein hiver et qu’à la Kolyma personne ne se soit jamais enfui en cette saison, la loi n’en reste pas moins la loi, et quand on n’a pas de lumière, on dispose des torches enflammées tout autour de la zone et on les y laisse dans la neige jusqu’au matin, jusqu’à ce qu’il fasse jour. Une torche, c’est un chiffon trempé dans du mazout ou de l’essence.
Les ampoules électriques s’usent vite et on ne peut les réparer.
Kipreïev envoya un rapport qui étonna le chef du Dalstroï. Celui-ci se vit déjà avec une décoration sur sa tunique, une tunique militaire, bien entendu, pas un trench-coat ou un veston.
Une ampoule pouvait être réparée à condition que le verre en soit intact.
Des ordres menaçants coururent par toute la Kolyma : faire parvenir avec précaution toutes les ampoules grillées à Magadane. Au combinat industriel du kilomètre quarante-sept, on construisit une usine. Pour y restaurer la lumière électrique.
L’ingénieur Kipreïev fut nommé chef de l’atelier.
Tout le reste du personnel, des effectifs qui s’étaient créés autour de cette entreprise, étaient uniquement des libres. On mit la réussite entre des mains sûres, des mains de contractuels libres. Mais Kipreïev n’y attacha pas d’importance. Les créateurs de l’usine ne pouvaient pas ne pas le remarquer, lui.
Le résultat fut brillant. Bien sûr, les ampoules cassaient assez vite après réparation. Mais Kipreïev fit économiser à la Kolyma un certain nombre d’heures, de journées d’or. Et c’était déjà beaucoup. L’État en retira un énorme avantage, un avantage militaire, un avantage en or.
Le directeur du Dalstroï reçut l’ordre de Lénine. Tous les chefs qui avaient un rapport avec la réparation des ampoules électriques furent décorés.
Seulement, il ne vint même pas à l’idée de Moscou ni de Magadane d’honorer le détenu Kipreïev. Pour eux, Kipreïev était un esclave, un esclave intelligent, et voilà tout.
Cependant, le directeur du Dalstroï estima qu’il ne lui était pas possible d’oublier complètement son correspondant de la taïga.
Il y eut une grande fête à la Kolyma, une fête organisée par Moscou, dans un cercle étroit, une soirée solennelle donnée en l’honneur de… de qui ? Du directeur du Dalstroï, de tous ceux qui avaient été décorés et avaient reçu des félicitations puisqu’en plus du décret du gouvernement, le directeur du Dalstroï avait publié son propre ordre du jour avec des félicitations, des récompenses et des encouragements. En plus des décorations et des félicitations, on prépara à l’intention de tous ceux qui prenaient part à la réparation des ampoules, de tous les responsables de l’usine où se trouvait l’atelier de restauration de la lumière, des colis américains de temps de guerre. Ces colis, qui faisaient partie des fournitures en prêt-bail, contenaient des complets, des cravates, des chemises et des chaussures. Les complets, semble-t-il, avaient disparu lors du transport, mais tous les chefs rêvaient de ces chaussures, des chaussures américaines en cuir rouge à semelle épaisse.
Le directeur du Dalstroï prit conseil de son adjoint, et tout le monde tomba d’accord sur le fait que l’ingénieur zéka ne pouvait rêver d’un plus grand bonheur, d’un plus beau cadeau.
Quant à demander à Moscou la réduction de la peine de l’ingénieur ou sa libération totale, le directeur du Dalstroï n’y songea pas un seul instant en cette époque dangereuse. Un esclave devrait déjà être content d’avoir les vieilles chaussures de son patron, son vieux complet.
Tout Magadane, toute la Kolyma ne parlait que de ces cadeaux. Les autorités de la région avaient reçu des décorations et des félicitations à ne savoir qu’en faire. En revanche, un complet américain, des chaussures à semelles épaisses, c’était comme un voyage sur la lune, un envol vers un autre monde.
Et le grand jour arriva : les boîtes en carton brillant contenant les complets s’empilaient sur une table recouverte de drap rouge.
Le directeur du Dalstroï lut l’ordre du jour où, bien évidemment, ne figurait pas, ne pouvait pas figurer le nom de Kipreïev.
Le chef de la Direction politique lut la liste des bénéficiaires des cadeaux. On cita le nom de Kipreïev en dernier. L’ingénieur s’avança vers la table brillamment éclairée par des lampes – ses lampes – et prit la boîte des mains du directeur du Dalstroï.
Distinctement et à voix haute, Kipreïev annonça : « Je ne veux pas porter les vieilles nippes des Américains », et il reposa la boîte sur la table.
Il fut arrêté sur-le-champ et écopa de huit ans supplémentaires selon l’article… je ne sais plus lequel ; d’ailleurs, ça n’a aucune importance à la Kolyma et ça n’intéresse personne.
Mais, au fait, quel article punit le refus d’accepter les cadeaux américains ? Il n’y avait pas que ça, voyons. Dans la conclusion de la nouvelle affaire de Kipreïev, on inscrivit : « a dit que la Kolyma, c’était Auschwitz sans les chambres à gaz ».
Kipreïev accueillit tranquillement l’annonce de sa deuxième peine. Il savait ce qu’il risquait en refusant les cadeaux. Mais il prit quand même certaines mesures pour assurer sa sécurité personnelle. Voici quelles étaient ces mesures. Il demanda à une connaissance d’écrire à sa femme, sur le continent, pour lui annoncer que lui, Kipreïev, était mort. Et il cessa lui-même toute correspondance avec elle.
Kipreïev dut quitter l’usine, on l’envoya dans un gisement, aux travaux généraux. La guerre se termina peu après, le système des camps devint encore plus complexe : c’était un camp à numéros qui attendait Kipreïev, le récidiviste endurci.
L’ingénieur tomba malade et se retrouva à l’hôpital Central pour détenus. Là, on avait grand besoin du travail de Kipreïev : il fallait monter et faire fonctionner un appareil à rayons X, le monter à partir de vieilleries, de pièces défectueuses. Le directeur de l’hôpital, le docteur Doktor, lui promit sa libération, une remise de peine. L’ingénieur Kipreïev ne crut guère en ces promesses, il était enregistré au nombre des malades et on ne donnait des décomptes de journées de travail qu’aux travailleurs titulaires de l’hôpital. Mais il avait envie de croire aux promesses du chef : un cabinet de radiologie, ce n’est ni le gisement ni le front de taille.
C’est là que nous apprîmes Hiroshima.
— C’est elle, c’est la bombe, c’est là-dessus que nous travaillions à Kharkov.
— Suicide de Forrestal[25]. Suite à une masse de télégrammes injurieux.
— Tu sais ce qui s’est passé ? Pour un intellectuel occidental, il est très difficile, très pénible de prendre la décision de lâcher une bombe atomique. Dépression nerveuse, folie, suicide : voilà le prix que paie un intellectuel occidental pour ce genre de décision. Un Forrestal de chez nous ne serait pas devenu fou. Combien as-tu rencontré de gens bien, dans ta vie ? De vrais, qu’on a envie d’imiter, d’aider ?
— Attends que je me rappelle : Miller, un ingénieur saboteur et cinq autres personnes peut-être.
— C’est beaucoup.
— L’Assemblée a signé le protocole sur le génocide[26].
— Un génocide ? Ça se mange avec quoi ?
— Nous avons signé la convention. Bien entendu, 1937, ce n’était pas un génocide : c’était l’extermination des ennemis du peuple. On pouvait signer la convention.
— Le régime serre partout la vis. Nous ne devons pas nous taire. Comme dans nos manuels : « Nous ne sommes pas des esclaves, ce n’est pas nous, les esclaves. » Nous devons faire quelque chose, nous prouver quelque chose à nous-mêmes.
— On ne peut se prouver que sa propre bêtise. Vivre, survivre – voilà notre objectif. Ne pas sombrer… La vie est plus sérieuse que tu ne le crois…
Les miroirs ne conservent pas les souvenirs. Mais, ce que je cache dans ma valise, il est difficile de lui donner le nom de miroir : c’est un morceau de verre, on dirait que la surface de l’eau s’est brouillée, que la rivière est restée trouble et sale à jamais, après avoir retenu quelque chose d’important, d’infiniment plus important que le flux cristallin, transparent et limpide jusqu’au fond. Le miroir s’est troublé et ne reflète plus rien. Mais autrefois, c’était un vrai miroir, un cadeau désintéressé que j’ai gardé pendant deux décennies, des décennies de camp et de liberté semblable au camp, et de tout ce qui a suivi le XXe Congrès du parti. Le miroir que m’avait offert Kipreïev n’était pas le résultat d’une transaction commerciale ; c’était une expérience scientifique, la trace d’une expérience réalisée dans l’obscurité du cabinet de radiologie. J’avais fait un cadre en bois pour ce morceau de miroir. Ou plutôt, je l’avais fait faire. Le cadre est encore intact ; c’est un menuisier, un Letton, un malade convalescent qui me l’a fabriqué, pour une ration de pain. À l’époque, je pouvais déjà donner du pain pour une commande personnelle, tout ce qu’il y a de plus frivole.
Je regarde ce cadre grossier, peint avec de la peinture à l’huile qu’on utilisait pour les sols ; il y avait des travaux de réfection à l’hôpital et le menuisier avait demandé et obtenu un peu de peinture. Puis il avait verni le cadre, mais le vernis est parti depuis longtemps. On ne voit plus rien dans ce miroir, mais autrefois, je me suis rasé devant, à Oïmiakone, et tous les libres me jalousaient. Ils m’envièrent jusqu’en 1953, date à laquelle un libre, un grand sage, envoya au bourg un colis de miroirs bon marché. Ces glaces minuscules, rondes ou carrées, qui coûtaient quelques kopecks, furent vendues à des prix qui approchaient ceux des ampoules électriques. Tout le monde prit de l’argent sur son livret pour en acheter. Les miroirs furent vendus en une heure.
Alors ma glace de fabrication artisanale cessa de susciter la jalousie de mes invités.
J’ai toujours ce miroir. Ce n’est pas une amulette. Je ne sais pas s’il porte bonheur. Peut-être attire-t-il, reflète-t-il les rayons du Mal et m’empêche-t-il de me diluer dans le flot humain où personne, moi excepté, ne connaît ni la Kolyma, ni l’ingénieur Kipreïev.
Kipreïev était indifférent à tout. Un droit commun, presque un truand, un récidiviste un peu moins ignorant que les autres, un truand instruit que le chef avait poussé à apprendre, qui comprenait les secrets du cabinet de radiologie, relevait et abaissait les leviers de commande – un truand du nom de Rogov apprenait la technique de la radiologie auprès de Kipreïev.
Les autorités fondaient de grands projets là-dessus et Rogov, le truand, était le cadet de leurs soucis. Mais Rogov s’était installé chez Kipreïev, dans le cabinet de radiologie : il contrôlait, surveillait, dénonçait, participait à un travail d’État en tant qu’ami du peuple. Il n’arrêtait pas d’informer, de prévenir de toute conversation, de toute visite. S’il n’était pas gênant, il n’en dénonçait pas moins, il caftait.
C’était l’objectif principal des autorités. En outre, Kipreïev préparait sa propre relève, issue des droit commun.
Dès que Rogov aurait fini son apprentissage – il s’agissait d’une profession pour toute la vie –, on enverrait Kipreïev au Berlag, un camp à numéros pour les récidivistes.
Kipreïev comprenait fort bien tout cela et n’avait pas l’intention de s’opposer au destin. Il formait Rogov sans penser à son propre sort.
La chance de Kipreïev, c’était que Rogov apprenait mal. Comme tout bon droit commun qui avait compris l’essentiel – que les autorités n’oublieraient pas ses semblables, quoi qu’il arrivât –, Rogov n’était pas très assidu. Mais l’heure fatidique finit bien par arriver. Rogov affirma qu’il était capable de travailler et on envoya Kipreïev dans un camp à numéros. Or, quelque chose se détraqua dans l’appareil de radiologie et on rappela Kipreïev à l’hôpital par l’intermédiaire des médecins. Le cabinet de radiologie se remit à fonctionner.
C’est à cette époque que se situe l’expérience de Kipreïev sur le diaphragme.
Le dictionnaire des termes étrangers de 1964 définit comme suit ce mot : « Diaphragme : disque à ouverture réglable à volonté utilisé en photographie, microscopie et radioscopie ».
Vingt ans auparavant, ce mot ne figurait pas dans le dictionnaire des termes étrangers. C’est une nouveauté du temps de guerre : une invention accessoire liée au microscope électronique.
Une page déchirée d’une revue technique était tombée entre les mains de Kipreïev et le diaphragme fut utilisé au cabinet de radiologie de l’hôpital pour détenus situé sur la rive gauche de la Kolyma.
Le diaphragme, c’était l’orgueil de l’ingénieur Kipreïev, son espoir, un faible espoir, d’ailleurs. On avait rendu compte du diaphragme à une conférence médicale et un rapport avait été envoyé à Magadane, à Moscou. Sans réponse.
— Et tu pourrais faire un miroir ?
— Bien sûr.
— Un grand. Comme un trumeau.
— Je peux faire des miroirs de toute sorte. Du moment que j’ai de l’argent.
— Des cuillers en argent ?
— Ça ira.
On fit venir du dépôt un morceau de ce verre épais qu’on mettait sur les bureaux des chefs et on l’apporta au cabinet de radiologie.
Le premier essai fut un échec ; pris de fureur, Kipreïev cassa le miroir à coups de marteau.
L’un de ces morceaux, c’est mon miroir : un cadeau de Kipreïev.
La deuxième fois, tout se passa très bien et la Direction reçut des mains de Kipreïev ce dont elle avait toujours rêvé : un trumeau.
Le chef ne pensa même pas à remercier Kipreïev d’une façon ou d’une autre. Pourquoi ? Un esclave compréhensif devait s’estimer heureux d’être gardé à l’hôpital. Si le diaphragme avait éveillé l’attention des autorités, Kipreïev n’aurait eu droit qu’à des remerciements, rien de plus. Le trumeau, c’était une réalité, mais le diaphragme, ce n’était qu’un mythe, une nébuleuse… Kipreïev était parfaitement d’accord avec le chef.
Mais la nuit, en s’endormant sur son sommier dans un coin du cabinet de radiologie après avoir attendu le départ de l’énième petite amie de son adjoint, élève et dénonciateur, Kipreïev ne voulait croire ni en Kolyma ni en lui-même. Car le diaphragme n’était pas une plaisanterie. C’était un exploit technique. Non, ni Moscou ni Magadane n’avaient rien à faire du diaphragme de l’ingénieur Kipreïev.
Au camp, on ne répond pas aux lettres et on n’aime pas être sollicité. Il ne restait plus qu’à attendre. Un événement, une rencontre importante.
Tout cela vous portait sur le système, à condition que la peau de chagrin de vos nerfs existât encore, bien que déchirée et usée.
L’espoir, pour un détenu, c’est toujours une entrave. L’espoir, c’est toujours l’absence de liberté. Un homme qui espère, change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu’un homme qui n’a aucun espoir. Tant que l’ingénieur attendit une décision au sujet de ce maudit diaphragme, il se mordit les lèvres, se boucha les oreilles devant les petites plaisanteries plus ou moins bonnes, dont se divertissaient ses supérieurs immédiats, sans parler de son adjoint qui attendait son temps et son heure, le moment où il deviendrait le patron. Rogov apprit même à faire des miroirs : son profit, son « bénéfice » étaient assurés.
Tout le monde était au courant pour le diaphragme. Tout le monde se moquait de Kipreïev, y compris le secrétaire du comité du parti de l’hôpital, le pharmacien Krougliak. Le pharmacien joufflu n’était pas un mauvais bougre, mais il était prompt à s’enflammer et, surtout, on lui avait appris qu’un détenu, c’était un ver de terre. Et ce Kipreïev… Le pharmacien était arrivé depuis peu à l’hôpital, il n’avait jamais entendu parler de l’histoire de la restauration des ampoules électriques. Il était incapable d’imaginer ce qu’il en avait coûté pour monter un cabinet de radiologie au fin fond de la taïga de l’Extrême-Nord.
Krougliak avait l’impression que le diaphragme était une invention habile de Kipreïev, un « écran de fumée », de la « truffe » : ces mots-là, il les avait déjà appris. Au bureau du service de chirurgie, Krougliak injuria Kipreïev. L’ingénieur prit un tabouret et en menaça le secrétaire de l’organisation du parti. On lui arracha immédiatement le tabouret des mains et on l’emmena dans la salle.
Kipreïev risquait d’être fusillé. Ou d’être envoyé dans un gisement disciplinaire, dans une zone spéciale, ce qui était pire que la mort. Kipreïev avait beaucoup d’amis à l’hôpital, et pas seulement grâce aux miroirs. On connaissait l’histoire des ampoules électriques, elle était encore toute fraîche dans les mémoires. On l’aidait. Mais là, c’était l’article 58, et l’alinéa 8, qui plus est : terrorisme.
On alla voir le directeur de l’hôpital. Ce furent des femmes médecins qui s’y rendirent. Vinokourov, le directeur de l’hôpital, n’aimait pas Krougliak. Il avait de l’estime pour l’ingénieur, attendait la réponse au rapport sur le diaphragme et, surtout, ce n’était pas un méchant homme. C’était un chef qui n’usait pas de son pouvoir pour commettre le mal. Profiteur et carriériste, Vinokourov ne faisait aucun bien autour de lui, mais il ne souhaitait de mal à personne.
— D’accord, dit Vinokourov, je ne fournirai pas au délégué matière à une nouvelle affaire contre Kipreïev, mais à la condition expresse qu’il n’y ait pas de rapport de Krougliak, la victime. Si Krougliak fait un rapport, il y aura une nouvelle affaire. Un gisement disciplinaire, ce sera le minimum.
— Merci.
Ce furent des hommes qui allèrent voir Krougliak, des amis.
— Est-ce que tu ne comprends vraiment pas qu’on va fusiller le gars ? C’est qu’il n’a aucun droit. Ce n’est pas comme toi ou moi.
— Mais il a levé la main sur moi.
— Non, il ne l’a pas fait, personne n’a rien vu. Et si moi je m’étais engueulé avec toi, dès que tu aurais ouvert la bouche, je t’aurais flanqué mon poing dans la gueule, parce que tu te mêles de tout, que tu t’en prends à tous.
Krougliak, qui n’avait pas un mauvais fond, ce qui était incompatible avec ses fonctions de chef à la Kolyma, finit par se laisser convaincre. Il ne fit pas de rapport.
Kipreïev resta à l’hôpital. Un mois plus tard, le général Dérévianko, l’adjoint du directeur du Dalstroï pour les camps, le chef suprême des détenus, vint à l’hôpital.
Les autorités aimaient bien faire étape à l’hôpital. Les hautes autorités du Nord y trouvaient un logement, un lieu pour se reposer, à boire et à manger.
Le général Dérévianko, revêtu d’une blouse blanche, allait de service en service pour se dégourdir les jambes avant le déjeuner. Son humeur était au beau fixe et Vinokourov décida de courir le risque.
— J’ai un détenu qui a fait un travail très important pour l’État.
— Quel travail ?
Le directeur de l’hôpital expliqua tant bien que mal ce qu’était le diaphragme.
— J’aimerais proposer ce détenu pour une libération anticipée.
Le général demanda des informations et, en entendant la réponse, il mugit :
— Écoute ce que je vais te dire, directeur, ton diaphragme, c’est une chose, mais toi, tu ferais mieux d’envoyer cet ingénieur… Kornéiev…
— Kipreïev, camarade chef.
— C’est ça, Kipreïev. Envoie-le là où il devrait être compte tenu de ses antécédents.
— À vos ordres, camarade chef.
Une semaine plus tard, on expédia Kipreïev, mais au bout d’une autre semaine, l’appareil de radiologie se détraqua de nouveau et on le fit revenir une fois de plus à l’hôpital.
Les choses prenaient une mauvaise tournure : Vinokourov craignait que la colère du général ne se retournât contre lui.
Le chef de la Direction ne voudrait jamais croire que l’appareil s’était détraqué. Kipreïev fut inscrit pour un convoi, mais il tomba malade et resta là.
À présent, il n’était plus question de travailler au cabinet de radiologie, Kipreïev l’avait compris.
Kipreïev avait une mastoïdite : il avait pris froid à la tête, au gisement, sur les châlits du camp. Une opération était nécessaire. Mais personne ne voulait croire ni à sa fièvre ni aux rapports des médecins. Vinokourov tempêta, réclamant une intervention d’urgence.
Les meilleurs chirurgiens de l’hôpital s’apprêtaient à opérer Kipreïev de sa mastoïdite. Le chirurgien Braude était presque un spécialiste des mastoïdites. À la Kolyma, il y a plus de refroidissements qu’il ne faudrait et Braude était très expérimenté, il avait fait des centaines d’opérations de ce genre. Mais Braude devait seulement servir d’assistant. L’opération allait être faite par la doctoresse Novikova, une grande oto-rhino-laryngologiste, une élève de Voïatchek, qui travaillait depuis de nombreuses années au Dalstroï. Novikova n’avait jamais été en détention mais elle travaillait depuis des années aux confins du Nord. Et pas à cause de la « grosse galette », mais parce que dans l’Extrême-Nord, on fermait les yeux sur bien des choses. Novikova était une alcoolique. Après la mort de son mari, cette talentueuse oto-rhino, une vraie beauté, erra pendant des années dans l’Extrême-Nord. Chaque fois, après un début brillant, elle sombrait pour de longues semaines.
Novikova avait la cinquantaine. Il n’y avait personne de plus qualifié qu’elle. À ce moment-là, elle était sur le point de sortir d’une crise et le directeur de l’hôpital donna l’autorisation de garder Kipreïev quelques jours.
Pendant ces quelques jours, Novikova se rétablit. Ses mains cessèrent de trembler et elle opéra brillamment Kipreïev : ce fut son cadeau d’adieu, un cadeau tout à fait médical, à son technicien en radiologie. Elle fut assistée par Braude et Kipreïev fut hospitalisé.
Kipreïev comprit qu’il était inutile d’espérer, qu’on ne le garderait pas une heure de plus que nécessaire à l’hôpital.
Il allait se retrouver dans un camp à numéros où on allait au travail en rangs par cinq, au coude à coude, entourés d’une trentaine de chiens.
Dans cette nouvelle situation désespérée, Kipreïev resta fidèle à lui-même. Quand le chef du service fit attribuer un menu spécial, autrement dit un régime diététique, une meilleure nourriture à l’ingénieur qui se relevait d’une opération de mastoïdite – une opération sérieuse –, Kipreïev refusa en disant que sur les trois cents personnes hospitalisées dans le service, il y avait des malades plus gravement atteints que lui, que c’était à l’un d’eux de bénéficier d’un menu spécial.
Et on emmena Kipreïev.
Pendant quinze ans, j’ai recherché l’ingénieur Kipreïev. J’ai consacré une pièce à sa mémoire : c’est un moyen radical d’agir sur le monde d’outre-tombe.
Mais il ne suffisait pas d’écrire une pièce sur Kipreïev, de la consacrer à sa mémoire. Il fallait encore que, dans une rue centrale de Moscou, dans l’appartement communautaire où vivait une de mes vieilles amies, une voisine eût déménagé. Elle avait échangé sa chambre, par petite annonce.
La nouvelle voisine, qui venait faire connaissance des autres locataires, entra et aperçut la pièce dédiée à Kipreïev sur la table ; elle la tourna et la retourna entre ses mains.
— Les initiales coïncident avec celles d’un ami. Seulement, il n’est pas à la Kolyma, il est ailleurs.
Mon amie me téléphona. Je refusai d’en entendre plus. C’était une erreur. D’ailleurs, dans la pièce le héros était un médecin alors que Kipreïev était un ingénieur physicien.
— Justement, un ingénieur physicien.
Je m’habillai et allai rendre visite à la nouvelle locataire de l’appartement communautaire.
Le Destin tisse des arborescences très compliquées. Et pourquoi ? Avait-il fallu tant de coïncidences pour que la volonté du Destin s’exprimât de manière aussi convaincante ? Nous ne nous cherchons pas beaucoup les uns les autres, mais le Destin prend nos vies entre ses mains.
L’ingénieur Kipreïev était resté en vie et s’était installé dans le Nord. Il avait été libéré dix ans plus tôt. Il avait été emmené à Moscou et avait travaillé dans des camps secrets. Après sa libération, il était retourné dans le Nord. Il voulait y travailler jusqu’à la retraite.
J’ai eu l’occasion de rencontrer l’ingénieur Kipreïev.
— Je ne suis plus qu’un simple ingénieur. Comme savant, je suis fini. Je serais revenu, privé de tous droits, en retard sur mes collègues, mes condisciples qui sont depuis longtemps des lauréats…
— Quelle absurdité !
— Non, ce n’est pas une absurdité. Je respire mieux dans le Nord. J’y respirerai mieux jusqu’à la retraite.
1967